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Erdogan sur les traces du sultan

Isik Kosaner, songeur, derrière l’épaule d’Erdogan Le dernier chef d’état-major de la Turquie ataturkienne ?

 

Erdogan sur les traces du sultan (1ère de deux parties)(info # 010609/11) [Analyse]

Par Stéphane Juffa © Metula News Agency

 

 

 

S’emparer de l’armée en provoquant Israël

Les experts en stratégie additionnaient, jusqu’à présent, le potentiel des forces armées turques à celui des armées occidentales en cas de conflit majeur. Quoi de plus naturel, lorsque l’on sait que la Turquie, avec ses 620 000 soldats d’active, constitue, de longue date, la seconde puissance au sein de l’OTAN, juste derrière des Etats-Unis.

Ces considérations pourraient bien devoir être revues, à la lumière des dernières dispositions prises par le gouvernement de Recep Erdogan à l’encontre d’Israël, mais également, en constatant les purges majeures que ledit cabinet vient d’opérer au sommet de ses forces armées.

Erdogan, le 1er ministre à la tête du Parti islamiste "Pour la Justice et le Développement" (AKP), vient en effet, le 4 août dernier, de remplacer d’un seul coup les chefs de ses forces terrestres, de son aviation, de sa marine, ainsi que son chef d’état-major, le général Isik Kosaner.

Pour être plus précis, il importe de signaler que les titulaires précédents de ces postes avaient tous démissionné un peu plus tôt, le 29 juillet, afin de protester contre l’internement arbitraire de 250 officiers, soupçonnés par le régime de fomenter un coup d’Etat.

Les démissionnaires, dans un bras de fer peu banal avec le pouvoir politique, n’exigeaient pas uniquement, pour reconsidérer leur décision, la libération de leurs camarades, mais également leur avancement en grade. Erdogan a donc choisi le passage en force, en nommant l’ancien chef de la police militaire, Necdet Özel, au poste de nouveau chef de l’état-major, ainsi que trois nouvelles têtes, aux autres fonctions en vacance.

Le gouvernement en place à Ankara s’est, simultanément, lancé dans une purge à large échelle au sein du commandement supérieur des forces armées, remplaçant les officiers remerciés par des militaires plus proches du courant islamiste.

 

Il agit déjà de la même façon dans le système judiciaire, remplaçant les anciens juges par des magistrats favorables à la charia. Et pour empêcher tout tollé dans la presse, le régime fait régner un véritable climat de terreur sur nos confrères, avec, en point d’orgue, l’incarcération de deux éditorialistes, "coupables" d’avoir publié un livre-enquête, dénonçant les pratiques d’un parti politique islamiste, partenaire de la coalition dirigée par l’AKP.

Pour les analystes de la Ména, il ne fait aucun doute que l’offensive diplomatique turque contre Israël est intimement liée aux changements à la tête de l’armée ; on peut même se risquer à affirmer que les mesures extraordinairement radicales annoncées contre Jérusalem n’auraient pas pu être prises si la vieille garde démissionnaire était demeurée en poste. Une troisième conclusion en cascade s’impose : la cible réelle des attaques contre Israël se trouve être le commandement traditionnel de l’armée, ce qui explique la violence de ces agressions et l’intensité médiatique qui les caractérise.

Car l’armée turque constituait, jusqu’à maintenant, la garante de la suprématie de l’Atatürkisme, imposant aux Ottomans un régime laïc depuis 1926. Depuis que Mustafa Kemal, le père de la Turquie, Ata-türk, avait renversé le sultanat pour imposer la république laïque, occidentaliste, adoptant l’alphabet latin, l’interdiction du port du voile, le confinement des croyants dans les mosquées, et le transfert de la capitale, d’Istanbul à Ankara.

Des valeurs et des décisions, qu’Erdogan et ses amis retournent les unes après les autres, grâce au soutien populaire dont ils disposent, ainsi qu’au quadrillage de la société turque.

Et le rôle de l’armée n’était, dans le maintien des caps constitutionnels de la République, ni symbolique ni passif, puisque les militaires, pour y parvenir, avaient eu recours à plusieurs coups d’état, en 1960, 71, 80, et 97, lorsque les gouvernements issus des urnes prenaient des libertés qui ne correspondaient pas avec la doxa laïque ataturkienne.

Certains de ces putschs ont laissé dans les mémoires un souvenir particulièrement violent, en particulier celui de 1980, au cours duquel 650 000 personnes avaient été arrêtées, 230 000 jugées, 14 000 privées de leur citoyenneté, et une cinquantaine, passée par les armes.

Cet équilibre délicat qui prédominait, constitué par un régime démocratique, soumis en permanence à la volonté suprême des gardiens en armes du temple laïc, permit à la Turquie de jouir d’un développement autrement plus satisfaisant que celui des pays musulmans de la région. De plus, à l’instar de l’Iran, les Turcs, quoique mahométans dans leur majorité, ne sont pas arabes, et leur système de gouvernement à deux instances, de même qu’une puissante force armée, leur a permis de préserver leur différence et leur indépendance lors des nombreuses périodes troublées.

Couper le cordon ombilical avec Israël

C’est ainsi, tout naturellement, que cette Turquie-là noua des relations privilégiées avec l’autre Etat atypique du Proche-Orient, j’ai, bien sûr, cité Israël. Des relations économiques étroites, mais surtout stratégiques, qui avaient fait d’Ankara l’un des clients principaux de la technologie et du savoir-faire de l’establishment de la défense des Hébreux.

Ainsi, l’armée de l’air turque dispose aujourd’hui de plus d’une centaine de drones d’attaque étiquetés bleu et blanc, qu’elle utilise massivement dans sa lutte contre les rebelles kurdes du PKK. De même, la conception de l’avionique des quelques 800 appareils de l’armée de l’air au croissant blanc sur fond rouge est entièrement made in Israël. Et la plupart des pilotes d’Erdogan ont été formés par des professeurs israéliens, en Turquie, où nous disposions de la plus large liberté dans l’usage des bases aériennes.

Erdogan, pour renverser la relation entre pouvoir civil et militaire, avait besoin de briser le cordon ombilical israélien, qui nourrissait et renforçait ses concurrents de l’état-major. C’est pour cela qu’il a instrumentalisé, de toutes pièces, la brouille avec Jérusalem ; la flottille de 2010 se situa au centre du complot de provocation préméditée du nouveau pouvoir ottoman.

Car cela procède presque de la curiosité, désormais, que de mentionner que les instigateurs et les financiers principaux de la première flottille de 2010 étaient des "ONG" islamistes turques, évoluant dans le premier cercle de tifosi du Parti Pour la Justice et le Développement. Cela tient presque de l’anecdote, de relever que les organisateurs de cette opération avaient malicieusement choisi un objectif, à propos duquel ils savaient que l’Etat hébreu ne pouvait pas se permettre le luxe stratégique de ne pas réagir : ouvrir une voie d’approvisionnement régulière en armes et en munitions par la mer vers le Hamas à Gaza.

Si tout cela n’a plus guère d’importance, c’est parce que le New York Times s’est procuré le rapport de la commission d’enquête de l’ONU sur les circonstances de cette opération, et que celui-ci donne massivement raison à Israël et à ses thèses. Oui, Israël possède le droit d’imposer un embargo maritime sur Gaza en droit international ; non, la population de la Bande n’a jamais souffert de pénurie depuis l’instauration de ce blocus ; oui, des individus, armés de barres de fer, ont agressé les commandos marins qui ont investi le Mavi Marmara sans le moindre dessein agressif ; non, au contraire de ce qu’affirme le gouvernement turc, les quatre militaires de Tsahal, traînés par les "passagers", ne l’ont pas été dans l’intention de leur prodiguer des soins, mais dans celle de s’en servir comme otages.

Ce que le rapport retient au débit des soldats de Jérusalem, c’est uniquement que leur riposte a été "disproportionnée", et que leur plan de prise de contrôle du navire était mal ficelé. Autant parler de "détails de peu d’importance".

En lisant le rapport onusien dans son entier, on saisit rapidement que Jérusalem n’a pas de raison de présenter des excuses à Ankara sur la base de ce qui est établi. Que, s’il s’exécutait dans ce sens, il désavouerait son armée, qui a agi correctement, et s’auto-flagellerait pour des motifs diplomatiques, ce qu’aucun gouvernement responsable et honorable d’un Etat démocratique n’accepterait de faire.

C’est donc sur la base de considérants qui lui donnent tort sur tous les points, qu’Erdogan choisit de "se fâcher", et de renvoyer l’ambassadeur hébreu en poste dans sa capitale. Il parle de porter l’affaire devant des tribunaux internationaux, mais à Métula, nous doutons qu’il mette cette menace à exécution, par crainte de se voir débouté et ridiculisé.

Pour devenir le leader du monde arabo-musulman

Mais des faits, les dirigeants islamistes de la Turquie n’ont cure ; on a presque envie d’écrire au contraire, car ils s’inscrivent ainsi dans l’imagerie arabe du complot onusien sur commande de Washington et de Jérusalem. Ce, dans le plus pur style du refus par le Liban d’accepter l’acte d’accusation dressé par le Tribunal Spécial pour le Liban dans le procès sur l’assassinat de Rafic Hariri.

Un peu d’hystérie anti-judéo chrétienne dans un raisonnement gouvernemental ne participera qu’à lier la sauce, dans la rue stambouliote, déjà révoltée par le refus de l’UE d’accepter la Turquie en son sein. On ne prend pas de risque inconsidéré en affirmant que les manœuvres actuelles des islamistes ottomans éloignent encore un peu plus leur pays du Vieux Continent. L’Allemagne a déjà conseillé à Erdogan de se calmer et d’accepter les conclusions du rapport.

C’est mal saisir les objectifs plus étendus envisagés par les leaders de l’AKP : ils désirent servir de modèle aux Printemps arabes, et devenir le fer de lance de l’action contre Israël – qu’elle soit ou non justifiée n’a strictement aucune importance. En finalité, ils convoitent l’islamisation progressive de la région, ainsi que le rôle de guide du monde arabo-musulman.

Attention à l’intention des spectateurs de ce show : l’ "islamisme modéré", est un concept qui n’existe pas. On appelle ou non de ses vœux l’avènement de la domination de l’ordre coranique, le terme "modéré", ne s’appliquant qu’à qualifier la méthode que l’on propose d’utiliser pour y parvenir.

Pour les meneurs du Parti Pour la Justice et le Développement, cela fonctionne plutôt bien, car il se trouve de nombreux confrères occidentaux, imbibés de culture démocratique, notamment en Grande-Bretagne et aux Amériques, qui s’imaginent que la victoire d’Erdogan sur l’armée coïncide avec une victoire de la démocratie sur la dictature. Eux, de minimiser la portée de l’ingérence de l’exécutif islamiste dans le judiciaire, et le musellement de la presse libre. En dépit de tous les exemples disponibles, voici des gringos qui entretiennent chez eux l’illusion dangereuse d’une cohabitation possible entre l’islam et la démocratie.

Et ça n’est rien encore en comparaison de l’engouement que suscite l’AKP en Tunisie, en Egypte et en Libye. Des personnes au demeurant censées rêvent à voix haute de nouveaux régimes établis à l’image de celui qui règne sans partage sur la Turquie. Est-ce utile de préciser que ce rêve est suicidaire ?

A regarder très attentivement les conseils et les menaces qu’Erdogan envoie alternativement à des chefs d’Etats régionaux, on est amené à en déduire que l’ambition du nouveau maître de la Turquie est bien plus mégalomaniaque encore. Tout montre, en effet, des tendances impérialistes chez le 1er ministre ottoman, y compris un recours verbal incessant à la menace d’envoyer son armée afin de modifier des situations de force existantes.

A suivre… 

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