Etre propriétaire de soi, par Jacques Attali
Un tribunal allemand vient de confirmer le droit de Facebook à contraindre ses utilisateurs à utiliser leur véritable identité, contredisant l’Autorité de Protection de la vie privée du Schleswig-Holstein, pour qui le droit d’utiliser des pseudonymes est garanti par les législations allemandes et européennes protégeant la liberté d’expression. Le tribunal a estimé que la loi applicable était celle de l’Irlande, où se trouve le siège européen de Facebook, pays où les lois protègent beaucoup moins la vie privée et la liberté d’expression. Ce jugement conforte le droit de Facebook de disposer gratuitement des données sur les personnes et d’en vendre l’usage à des firmes pour qui ces informations sur les gouts et les habitudes des gens sont d’une grande valeur.
Si ce point de vue l’emporte partout, les informations que chacun laisse sur les réseaux ne seront plus considérées comme propriétés personnelles mais comme des données transactionnelles, entre une personne et une institution et nul ne pourra en revendiquer la propriété, ni même l’anonymisation.
Aujourd’hui, la situation est incertaine : le droit européen est flou ; écartelé entre des législations nationales contradictoires : il ne protège pas la propriété des données, et il n’oblige même pas à l’anonymisation de données, aujourd’hui discutée.
En France, la propriété des données n’est pas non plus protégée en tant que telles : les lois protègent les droits de la personnalité (droit à l’image, droit à la protection de sa vie privée), et la Loi pour la Confiance dans l’Economie Numérique (LCEN) donne à celui qui communique ses données personnelles un droit d’accès à ses informations, un droit de modification et de suppression des informations, et même un droit à l’oubli ; mais elle n’affirme pas le droit de propriété de chacun sur ses données.
Nous sommes donc dans une situation d’extrême hypocrisie : nul ne peut se permettre de ne pas fréquenter les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, ou les sites de e-commerce. Nul ne reçoit aucune rémunération pour les données, à la valeur considérable, qu’il y laisse. Ces firmes ont beau jeu d’expliquer qu’elles donnent en contrepartie l’usage de leurs réseaux, et elles font parfois signer à leurs usagers un document les autorisant à commercialiser leurs données personnelles : qui pourrait refuser ? Après l’exploitation de la force de travail, voici la spoliation de soi, qui conduit à une perte considérable de pouvoir d’achat, et de liberté.
Le droit doit être révisé : il faut que les données personnelles soient protégées directement par la loi. Non pas seulement au nom de la protection de la vie privée, mais comme une propriété commerciale. Plus généralement, chacun doit être considéré comme propriétaire de sa vie et de ce qu’il fait ; aucune de nos productions ne doit pouvoir être utilisée ou commercialisée par d’autres, sans notre accord pour le donner dans un acte altruiste, ou pour le vendre. Chaque vie est une œuvre ; elle est même la plus belle œuvre d’art que toute personne, tout artiste puisse créer. Et chacun doit être considéré comme le légitime propriétaire de cette œuvre-là.
On ne parviendra pas à instaurer un tel droit de propriété par la raison, ou par le bon sens. Cela ne viendra que si d’assez nombreux utilisateurs d’internet se coalisent pour négocier ensemble avec les réseaux sociaux, pour reprendre la propriété d’eux-mêmes. Le monde en serait transformé.
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