Il était une fois le football en Tunisie : la contribution de la communauté juive
Les commémorations historiographiques liées à la Première Guerre mondiale sont un terrain fertile pour les études indigènes en favorisant l’exploration de champs jusqu’ici très peu connus de la période coloniale.
L’enjeu du sport dans les sociétés composites d’Afrique du Nord fait partie de ces terrains d’investigation que notre article se propose de modestement fouler dans le but d’illustrer un aspect des dynamiques socioculturelles entre la France et ses anciens territoires transméditerranéens.
Plus précisément, qu’en fut-il du rôle de la communauté juive tunisienne dans l’essor de la plus populaire et démocratique des disciplines sportives, à savoir le football, entre 1907 et 1961, depuis la fondation du premier championnat jusqu’à la césure symbolique qu’a constitué la crise de Bizerte ? Coup de projecteur.
Le sport au début du 20e siècle en Tunisie
Au début du 20e siècle, le sport dit « moderne » ne concerne presque exclusivement que les Européens, regroupés dans une quarantaine de sociétés sportives (gymnastique, escrime, rugby), alors que les indigènes pratiquent, sans aucun encadrement officiel, des disciplines traditionnelles comme la course à pied, les sauts périlleux ou l’équitation à dos d’ânes, souvent sur des terrains vagues ou dans des locaux de fortune.
Le sport moderne ne tarde pourtant pas à se répandre dans toutes les couches de la société tunisienne, concomitamment avec son universalisation et sa structuration (codification, multiplication des compétitions), et bénéficie de l’assentiment des autorités coloniales qui ont su saisir l’air du temps de la performance et de la technologie, mais aussi compris tout l’intérêt foucaldien d’une société athlétique.
L’armée et l’école jouent, à cet égard, un rôle structurant, la première en encourageant la pratique sportive dans une perspective opérationnelle, et la seconde, représentée par le Lycée Carnot, l’Ecole coloniale d’agriculture et les collèges Sadiki et Alaoui, souvent en liaison avec les associations qui en sont issues (La Musulmane), renvoyant plutôt à une approche participative voire hygiéniste du sport.
Le sport moderne se répand aussi grâce au soutien et à l’action de personnalités issues des mondes du sport, de l’entreprise ou de la politique, dont de nombreuses appartiennent à la communauté juive, qu’elles soient twansa ou grâna. Outre les considérations économiques, ces figures de premier plan défendent l’éclosion des talents tunisiens parce qu’elles ressentent que la pratique sportive porte en elle les valeurs libératrices et intégratrices auxquelles aspirent tous les Tunisiens.
Les Tunes et les débuts du sport en Tunisie
Parmi ces personnes, on pense à Elie Taïeb, célèbre organisateur de combats de boxe, qui joue un rôle majeur dans le rayonnement des boxeurs israélites (Coher, Mataudi), et accompagne, d’une certaine façon, l’avènement d’Abderrahmane Tabbène, le pionnier de la boxe tunisienne, de « Sitbon » et de Victor Perez. On peut également mentionner Henri Smadja, le futur directeur de La Presse de Tunisie et de Combat, qui joue un rôle fondamental pour faire du football l’arène idéale d’interaction et de rivalité avec les sportifs musulmans, maltais, italiens ou français.
Par l’entremise de Léon Nataf et Robert Meimoun, les Tunes contribuent pleinement au lancement officiel du football en Tunisie en étant à l’origine de la première société de football, le Racing Club, qui remporte les éditions 1910, 1911 et 1914 de la première mouture du championnat de football en Tunisie qui débute en 1907, sous l’égide du Comité tunisien de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques.
Le premier quart de siècle : une inexorable montée en puissance
À partir des années 1910, l’acculturation et la francisation (symbolisée par la loi Morinaud de 1923) dont la communauté juive tunisienne fait l’objet, aboutissent à une prise de conscience, de la part de cette dernière, de la nécessité d’enfin développer un entre soi, en s’appuyant sur l’imprimerie hébraïque et qui se traduit dans le domaine politique et associatif par la création d’Agoudat Tsion en 1910 et de la Fédération sioniste de Tunisie dix ans plus tard.
Sur le plan sportif, plusieurs associations comme l’Alliance sportive et le Maccabi voient le jour à partir de 1912 ; une section de football composée en grande partie d’athlètes juifs est inaugurée en 1916 au sein du Club Athlétique de Tunis (CAT) et en 1917, le Stade Tunisois, créé par Juda Cohen et Albert Perez, fusionne avec le Stade Africain pour créer la mythique Union Sportive Tunisienne (UST). En 1920, l’Université Club, futur Sfax Railways Sports est créée autour des trois Joseph (Dattola,Cohen et Khayat) et d’Albert Frati. Enfin, en 1921, c’est au tour du Football club sioniste d’être fondé.
À vrai dire, ce mouvement de communautarisation ne concerne pas uniquement les Tunes et toutes les communautés ont leurs équipes : les Musulmans soutiennent les éphémères Stade africain et Comète club, les Maltais le Red Star et le Melita Sports, les Italiens le Sporting Club de Tunis et Italia, les Français l’Avant-Garde, le Stade gaulois ou encore le Club des Pères Blancs, futur Lutins de Tunis.
La fin des années 1910 connait une véritable crispation identitaire et politique comme l’illustre la création par les Musulmans tunisiens de clubs strictement « nationaux » (Espérance de Tunis en 1919, Club africain en 1920). En outre, le football sert d’exutoire aux passions communautaires. À la fin de la Guerre, la finale de la Coupe Franco-Arabe entre le Stade africain et le Stade tunisois, club juif, dégénère en des heurts d’une violence inédite à Tunis qui durent pendant plusieurs jours et conduisent le Ministre de la guerre Lignolet à interdire toute manifestation sportive jusqu’à nouvel ordre.
Ces incidents font, en partie, écho au statut particulier des Juifs tunisiens dont l’exemption de mobilisation durant la Guerre et les efforts par les autorités françaises de leur accorder la nationalité française sont mal perçus par les citoyens tunisiens musulmans, au point qu’un décret beylical institue en 1917 le délit de provocation à la haine […] des races vivant sous la Régence.
Vers l’âge d’or des années 1930
Ces turpitudes ont lieu au moment où un championnat tunisien de football voit le jour, sous le nom de Ligue de Tunisie de football (LTF) et sous l’égide de la Fédération française de football. Huit équipes participent à la première division, appelée Division I et les clubs français dominent les premières années : le Racing remporte le championnat LTF en 1922 et 1925 et brandit la Coupe nationale en 1924 face au Stade gaulois qui rafle, de son côté, les éditions 1923, 1924 et 1927 de la Ligue.
Bientôt, pourtant, les moyens et le savoir-faire des Tunes permettent aux clubs juifs de s’imposer de façon durable sur la scène footballistique nationale, avant de passer le relai aux clubs italiens durant la seconde moitié de la décennie, puis aux clubs musulmans à partir de l’édition de 1942. Des entraîneurs spécialisés sont recrutés et contribuent à la notoriété de joueurs tels qu’Oberlin, Savalli et Falzon.
Les Tunes remportent, entre 1930 et 1938, quatre titres de champion : l’UST en 1930, 1931 et 1933 et le Sfax Railways Sports, financé par la Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Sfax-Gafsa et son directeur général Maurice Lévy, en 1934. À cela s’ajoutent trois finales de Ligue perdues par le SRS contre l’UST en 1933, contre Italia en 1937 et face à la Savoia en 1938. Les Tunes brillent aussi en coupe, l’UST remportant pas moins de cinq victoires entre 1930 et 1935.
Parmi les joueurs UST de l’époque, citons, entre autres, Victor Krief et André Tuil chez les gardiens, Gaston Haddad, Ganouna Cohen, Edouard Fitoussi, Charles Scemama en défense, Edmond Zerbib, Angel Darmon, Albert Benmussa, Raymond Temim au milieu, Maurice Lévy, Maurice Castro, Jacques Sitbon (alias Kiki Lakhal), Azoulay, René Pariente, Paul Bloch, Victor Assous et Henri Bismuth en attaque.
La domination des Tunes des années 1930 s’effectue dans un climat relativement apaisé où ne se posent ni la question de l’émigration en Palestine ni celle de la naturalisation française (moins d’une centaine par an à partir de 1934). Les Tunes se sentent bien dans ce pays prospère qui célèbre le poète Ryvel, inaugure la Grande synagogue de Tunis en 1938 et accepte que des équipes juives dominent la scène sportive malgré une communauté estimée à moins de 2,5% de la population totale en 1936.
L’époque est à l’échange et l’esprit des années 1910 semble de retour. Les clubs communautaires, comme le Club gaulois dès 1930, s’ouvrent aux autres joueurs locaux pour des raisons politiques mais surtout sportives et financières et des partenariats se mettent en place, à l’image des ententes tunisiennes regroupant les meilleurs joueurs des plus grandes équipes tunisiennes.
Le vent mauvais se lève à la fin des années 1930
Hélas, la Seconde Guerre mondiale sonne le glas des clubs communautaires, et ce dès la fin des années 1930. Le fascisme en Europe rattrape petit à petit le pays et signe des temps, l’Italia adopte une tunique noire dès 1936. Le conflit mondial interrompt le championnat tunisien pendant sept années, de 1939 à 1946, à l’exception de l’édition 1941-42 et de deux critériums de guerre en 1944-46.
L’absence de traumatisme lié au fait que les Juifs de Tunisie ne connaissent pas le sort des Juifs d’Europe, ainsi que l’inexistence d’un profond clivage au sein de la société tunisienne permettent de ce fait, au sortir de la guerre, un sursaut juif sur tous les plans, qu’il soit culturel (Raoul Darmon et Albert Memmi), politique (George Adda, Albert Bessis) ou sportif. Au début des années 1950, sous la houlette de son mythique président Antoine Poli et grâce à ses entraîneurs Gallo, Bartolo et Saadoun, le Sfax Railways Sports remporte en effet la Ligue de 1953 et parvient en finale de la coupe nationale l’année suivante.
Pourtant, le sentiment général est qu’une page est définitivement tournée. D’un côté, les équipes musulmanes, se sont renforcées, rendant illusoire le retour au premier plan des clubs juifs. D’autre part, les vagues successives de départs vers Israël et la France (25 000 entre 1948 et 1955), soit près du tiers de la population juive tunisienne (70 971 en 1946), affaiblissent considérablement l’ancrage local des clubs juifs, leur gérance, leurs finances et vident le réservoir des talents.
L’expropriation du cimetière juif, la loi du 11 juillet 1958 sur le statut personnel des Juifs et le départ du dernier ministre juif en 1959, puis la crise de Bizerte correspondent ainsi à la fin de la spécificité juive en Tunisie et en tout état de cause à la fin de l’épopée footballistique des Tunes qui s’achève glorieusement en 1959 avec la victoire de la Coupe Chaker par l’UST du président Bismuth et les emblématiques Raymond Younes et Kikhi Lakhal.
Il reste de cette époque le sentiment d’une période mythique, lovée dans un passé irrémédiablement perdu auquel la communauté juive de Tunis et de la Hara, de la Goulette ou de Sfax a richement contribué et durant lequel elle aura fait briller de mille feux ses talents en célébrant l’audace et la liberté comme sut le faire l’emblématique Habiba Msika.
Skander Ben Mami
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