Share |

LA JOURNÉE HISTORIQUE DU 9 AVRIL EN TUNISIE - Par Jacques BENILLOUCHE

Ali Belhaouane

LA JOURNÉE HISTORIQUE DU 9 AVRIL EN TUNISIE

 

 Le 9 avril 1938 peut être considéré comme le déclenchement violent des revendications des nationalistes tunisiens et la mise en orbite politique des leaders qui créeront la Tunisie moderne. Cela prouve ainsi que les relations entre la France coloniale et la Tunisie n'ont pas toujours été un long fleuve tranquille.

 

L'accès au pouvoir en France du Front populaire et sa volonté d'engager le dialogue avec les chefs nationalistes tunisiens a permis le retour des exilés. Un vent d'espoir s’était alors levé en Tunisie lorsque Pierre Vienot, sous-secrétaire d'État chargé des protectorats du Maghreb et des mandats du Proche-Orient, débarqua le 1er mars 1937 en évoquant la possibilité d'accorder aux Tunisiens une certaine forme d'autonomie interne. Le néo-Destour, fondé le 2 mars 1934 à la suite d'une scission du Destour par un groupe de jeunes intellectuels dont Habib Bourguiba, Mahmoud El Materi, Tahar Sfar et Bahri Guiga, visait à libérer le peuple tunisien du protectorat français. Ce nouveau parti accorda un préjugé favorable aux nouvelles autorités françaises. Entre temps, Abdelaziz Thâalbi, fondateur du Destour, rentrait au pays après un exil volontaire pour recevoir un accueil triomphal en vue de marquer l'union sacrée autour de la cause nationaliste.

Chute du Front populaire

Lorsqu’il débarqua à Tunis le 16 avril 1936, le nouveau résident général, Armand Guillon, trouva un pays secoué par des manifestations nationalistes depuis deux ans déjà. Son prédécesseur Marcel Peyrouton avait bien tenté, en vain, de museler l’opposition en mettant en résidence surveillée les leaders Habib Bourguiba, Mahmoud El Materi et M’hamed Bourguiba. Deux ans plus tard, ils seront 46 néo-Destouriens, douze communistes et trois membres du Destour à croupir à Bordj le Bœuf où ils ont été regroupés. Pour ramener le calme, il décida de libérer les internés et de les amnistier tout en abrogeant les lois restrictives sur la presse. Cela permit ainsi à Serge Moati de revenir en Tunisie pour relancer son journal Tunis socialiste.

Le 21 juin 1937, le gouvernement Blum qui avait mené une politique d'ouverture envers les colonies est poussé à la démission en raison de la crise économique qui secoue la France. Les colons installés en Tunisie, qui avaient tout fait pour saboter les réformes du Front populaire, s'en réjouissent. La chute du Front populaire et le durcissement de la politique de la résidence générale amènent le néo-Destour à retirer sa confiance au gouvernement français.

Durcissement du Néo-Destour

Durant ce temps, au sein des mouvements nationalistes, deux tendances s’affrontent. L’une représentée par Thäalbi du Destour et l’autre par le jeune Habib Bourguiba du néo-Destour, jugé plus modéré mais qui sera conduit à de la surenchère pour exister. Cela le poussera ainsi à appeler à une grève générale pour le 20 novembre 1937. Mais la situation s’envenime et plusieurs incidents graves conduisent progressivement à l’ultime conflagration. À Bizerte, le 8 janvier 1938, une manifestation est durement réprimée avec un bilan de six morts et des dizaines de blessés. Celle-ci n'entame en rien la détermination de Bourguiba et des autres membres du parti à mobiliser les masses populaires face à l'escalade de la répression. 

Les étudiants de l'Université Zitouna sont incités à faire grève, ce qui provoque le renvoi de 108 d'entre eux (dont 88 Tunisiens) pour activités au sein du néo-Destour. Le 10 mars, Ali Belhouane, que l'on surnommera le «leader de la jeunesse», donne une conférence sur le «rôle de la jeunesse dans la bataille de libération nationale» à laquelle 700 élèves de différents établissements scolaires assistent. Le Conseil national du Néo-Destour, réuni les 13 et 14 mars, adopte une motion appelant à la poursuite des manifestations, au non-paiement des impôts et au boycott du service militaire. Belhouane est congédié du Collège Sadiki où il enseigne.

Ayant eu vent de ces activités, les autorités du protectorat anticipent en procédant à l'arrestation de Youssef Rouissi, Hédi Nouira, Salah Ben Youssef et Slimane Ben Slimane accusés d'incitation à la haine raciale et d'atteinte aux intérêts de la France en Tunisie. En représailles, le néo-Destour organise, le 7 avril, une manifestation principalement formée d'étudiants et drainant 2.500 personnes devant le palais beylical d'Hammam Lif. Mongi Slim, membre du Conseil national du Néo-Destour, parvient à rencontrer le bey et sollicite son intervention en vue d'obtenir la libération des responsables emprisonnés. Ne voyant rien venir, le néo-Destour décide d'appeler à une grève générale le 8 avril.

Première manifestation du 8 avril

Dès le matin, les hommes du Néo-Destour, armés de manches de pioches, veillent à l'application du mot d'ordre de la grève. À 10 heures, toutes les boutiques et tous les marchés de Tunis sont fermés. Des soldats français sont dépêchés sur les principales places de la ville et prennent position à 13 heures, en prévision d'une manifestation annoncée par le néo-Destour.

À 14 h 30, une grande manifestation conduite par Slim et Belhouane s'ébranle du quartier d'Halfaouine et se dirige vers le siège de la Résidence générale. Une autre manifestation, dirigée par El Materi, part de Bab Menara et Bab Jedid et fait sa jonction avec la première à Bab El Bhar, non loin de la Résidence générale. Devant une foule de 10.000 personnes, Belhouane harangue les manifestants : «Nous sommes venus aujourd'hui démontrer notre force, celle de la jeunesse qui ébranlera le colonialisme. Le parlement tunisien ne sera créé que par le martyr des militants et les sacrifices de la jeunesse». Avant la dispersion pacifique des manifestants, grâce à l'action d'El Materi, Slim rappelle dans un discours les revendications du néo-Destour et annonce l'organisation d'une deuxième manifestation pour le surlendemain, le 10 avril.

Émeute du 9 avril

Le 9 avril, à 11 heures, les étudiants de l'Université Zitouna ayant manifesté devant la résidence du bey à Hammam Lif se rassemblent à nouveau à la Kasbah de Tunis, où une délégation va à la rencontre du grand vizir alors que le reste des manifestants se rassemble devant Dar El Bey. À l'issue de la rencontre, Ali Dargouth se lance dans un discours incitant les manifestants à passer à l'action. Ces derniers se dirigent vers la maison de Bourguiba pour y recevoir des instructions. Entre temps, Belhouane est convoqué par le juge d'instruction en début d'après-midi : il doit arriver à 14 heures au tribunal pour être interrogé à propos du discours prononcé la veille. Une foule immense se rassemble alors devant le Palais de justice où les forces de l'ordre accourent.

Les forces de l'ordre commencent d'abord par disperser la foule à coups de bâton pour frayer un passage à la voiture cellulaire qui doit emmener Belhouane. Les manifestants se retirent dans un premier temps vers la Médina d'où ils reviennent plus nombreux. Les femmes sur les terrasses poussent des youyous qui sonnent comme un appel au martyr et jettent aux manifestants tous les instruments qui peuvent servir d'armes. La foule s'amasse en deux points de la Médina, les places de Bab Souika et de Bab Menara, alors que les forces de l'ordre tentent de protéger le Palais de justice à la Kasbah, où un zouave est poignardé, et la prison civile de Tunis située à quelques centaines de mètres de là. Les forces françaises composées de policiers, de gendarmes et de zouaves repoussent les manifestants qui viennent de Bab Menara à coup de crosse mais ceux qui déboulent de Bab Souika sont accueillis par des coups de feu. Les forces de l'ordre finissent par tirer à l'automitrailleuse lorsqu'ils aperçoivent des émeutiers qui tentent de renverser et d'incendier le tramway et d'attaquer des automobiles.

Les heurts sanglants s'arrêtent à 18 heures et se soldent par 22 morts et près de 150 blessés. Le Résident général se rend auprès du bey et promulgue une loi instaurant l'état de siège à Tunis, Sousse et dans le cap Bon. Le lendemain, Bourguiba et Slim sont arrêtés et traduits, avec le reste des dirigeants du néo-Destour, devant le Tribunal militaire pour complot contre la sûreté de l'État. Le parti est dissous le 12 avril, ses locaux fermés, ses documents confisqués et la presse nationaliste suspendue. Ses militants entrent alors dans la clandestinité. Cette journée du 9 avril entrera dans l’Histoire du pays comme la journée des martyrs qui ont œuvré pour l’indépendance de la Tunisie.

Par Jacques BENILLOUCHE
copyright © Temps et Contretemps

Source

Publier un nouveau commentaire

CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage.
3 + 1 =
Résolvez cette équation mathématique simple et entrez le résultat. Ex.: pour 1+3, entrez 4.

Contenu Correspondant