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Interview de David G. Littman et de Paul B. Fenton sur « L’exil au Maghreb, la condition juive sous l’islam 1148-1912 »

Interview de David G. Littman et de Paul B. Fenton sur « L’exil au Maghreb, la condition juive sous l’islam 1148-1912 »

 


Le 9 novembre, sera publié le livre « L’exil au Maghreb, la condition juive sous l’islam 1148-1912 » de Paul B. Fenton et David G. Littman aux Presses de l'université Paris-Sorbonne. Cet ouvrage majeur présente une anthologie chronologique de récits de témoins oculaires en Algérie et au Maroc. Puis, par une sélection d’archives du Quai d’Orsay, du Foreign Office, de l’Alliance israélite universelle (AIU) et de son homologue britannique l’Anglo-Jewish Association, il décrit les efforts diplomatiques déployés en faveur des Juifs maltraités au Maghreb. Il démythifie la « tolérance interconfessionnelle égalitaire et harmonieuse sous l’islam incarnée par al-Andalous ».

Comment est né ce livre ?


 

David G. Littman : Je me suis intéressé au destin des Juifs du Maghreb lors d’une mission humanitaire au Maroc en 1961 pour amener des enfants Juifs clandestinement en Israël (« Opération Mural »).

 

Dès 1969, j’ai effectué des recherches sur leur histoire et celle des Juifs d’Orient, au quai d’Orsay, puis à la bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle (AIU) où ces archives étaient alors peu explorées. J’y ai découvert les fragments d’une mémoire collective faite de persécutions, de brimades et d’humiliations, dont la période coloniale et l’exode dès 1948 avaient presque effacé le souvenir.

 

J’ai confronté ces témoignages avec les rapports de l’homologue britannique de l’Alliance, l’Anglo-Jewish Association (AJA), et les documents du Foreign Office (FO) à Londres.

 

Les archives de l’AIU ont constitué une source incontournable : elles éclairent de l’intérieur la condition abjecte de la grande majorité des Juifs du Maghreb, détruisant des mythes.

 

En 1972, j’ai discuté à Jérusalem avec deux historiens éminents du judaïsme oriental, Shlomo Dov Goitein et Hayyim Zeev Hirschberg. Le premier m’a vivement encouragé à poursuivre mes recherches originelles et le professeur Hirschberg m’a proposé de me concentrer sur le Maroc et de collaborer à l’ouvrage qu’il écrivait sur l’histoire des Juifs du Maghreb.

 

Afin d’assurer une vision équilibrée, Hirschberg a proposé de compléter la documentation de l’AIU avec des récits de voyageurs non-Juifs du XIXe siècle et des siècles précédents.

 

Par son intermédiaire, j’ai rencontré en 1975 un doctorant, Paul B. Fenton qui avait visité des communautés juives en voie d’extinction au Maroc et m’a communiqué des sources hébraïques et arabes.

 

Malheureusement, le professeur Hirschberg est mort en janvier 1976 – six mois après une longue période de travail en commun chez moi – sans avoir achevé l’ouvrage projeté.

 

J’ai décidé de poursuivre ce thème d’étude que j’ai évoqué dans plusieurs articles et une monographie (1985) sur la mission au Maroc en 1863-1864 de Sir Moses Montefiore.

 

A partir de 1986, mes obligations de représentant d’organisations non gouvernementales (ONG) à la Commission des droits de l’homme aux Nations unies à Genève et ma collaboration à d’autres travaux historiques m’ont éloigné de ce projet.

 

Beaucoup plus tard, je l’ai repris avec mon ami devenu professeur, Paul B. Fenton.

 

C’est donc le fruit d’un labeur entamé il y a 40 ans que nous présentons dans notre livre.

 

Quelles sont les originalités de ce livre ?

 

Paul B. Fenton : Fruit de longues années de recherche, c'est la première tentative de cerner la réalité historique de la condition sociale et juridique des Juifs en Algérie et au Maroc sous l'islam, depuis le haut Moyen-âge jusqu'à l'époque de la colonisation.

 

L'originalité du livre tient surtout à la richesse de ses sources documentaires. A ce jour, aucun autre livre n’a fourni un corpus aussi considérable et varié de textes juridiques, littéraires et historiques, souvent extraits d'éditions rares ou inédites, car provenant d'archives.

 

Voyageurs, aventuriers, diplomates, médecins, juristes, chroniqueurs et enseignants - Juifs, chrétiens et musulmans - y sont mis à contribution dans une vaste anthologie qui fournit aux lecteurs et chercheurs les sources premières, et, pour certaines, traduites en français pour la première fois, entre autres, de l'anglais, de l'allemand, de langues scandinaves, de l'arabe, de l'espagnol, de l'hébreu et du hollandais.

 

Chaque document est présenté et commenté de façon à mettre en évidence la singularité de son témoignage.

 

Le tout est accompagné d'une riche iconographie de documents historiques, de gravures artistiques et de photographies journalistiques, souvent méconnus.

 

Comment vous êtes vous répartis entre co-auteurs le travail ?

 

David G. Littman : J’avais réuni une immense documentation provenant de l’AIU et du Foreign Office, en plus des rapports de voyageurs dont certains étaient en français et d’autres que j’avais fait traduire dans cette langue. Paul B. Fenton a traduit et présenté des textes juridiques musulmans, des chroniques arabes et hébraïques et des textes judéo-arabes.

 

Nous avons approfondi la recherche des récits de voyageurs, et il a effectué un nouvel examen des dossiers de l’AIU relatifs au Maroc, avec une attention particulière pour les documents en hébreu qui y sont nombreux.

 

Nous avons ensemble choisi des illustrations.


 

Pourquoi ce titre qui se réfère à la galût ?

 

Paul B. Fenton : Les Juifs du Maghreb ont désigné leurs souffrances par ce terme : galût, mot hébreu qui signifie « exil » ou « captivité ».

 

David G. Littman : J’ai constaté lors de ma mission humanitaire en 1961 que les Juifs du Maroc cherchaient par tous les moyens à quitter leur pays natal pour retourner dans leur terre ancestrale.

 

Pourquoi avoir centré votre livre sur le Maroc et l’Algérie ? Ces deux pays sont-ils représentatifs de la condition juive au Maghreb ?


Paul B. Fenton : Depuis l’époque de l’expulsion des Juifs d’Espagne, le Maroc et l’Algérie comptaient la plus grande présence juive en « terre d’islam ». Ces deux pays ont été très tôt des pôles d’intérêt pour les Européens. On y trouve donc le plus grand nombre d’informations de sources juives, européennes et musulmanes, sur la condition des Juifs sous l’islam.

 

A la différence de l’Egypte et du Liban où il y avait des communautés chrétiennes importantes, les pays du Maghreb constituent un paradigme unique : du fait de la quasi-disparition des chrétiens, ils abritaient dès le XIIe siècle une population composée essentiellement de musulmans et d’une minorité juive.

Combien de Juifs vivaient au Maghreb durant la période étudiée ?

 

David G. Littman : Ce nombre a varié au fil des siècles, en fonction des vicissitudes subies par les Juifs ; il est difficile à évaluer.

 

Probablement moins de 50 000 Juifs ont survécu au Maghreb au Moyen-âge, mais à l’aube du XXe siècle ce nombre s’est élevé à plus de 200 000 âmes et en 1948 il a dépassé 400 000 âmes – et plus de 500 000 si l’on y inclut les Juifs de Tunisie.

 

De nombreux centres d’études rabbiniques se trouvaient au Maghreb. Quelle est la place du Maghreb dans le judaïsme et l’histoire des Juifs ?

 

Paul B. Fenton : Il faudrait un nouveau livre pour répondre à cette question.

 

Tahert en Algérie, mais surtout Fès au Maroc, étaient des foyers rayonnants de culture juive dès le Xe siècle lorsque leurs savants entretenaient une correspondance régulière avec les grandes yechivoth (académies talmudiques) de Babylonie.

 

Salomon b. Juda, Juif de Fès, est même devenu le recteur de l’académie de Jérusalem en Orient.

 

En Occident, le Maghreb a également fourni à l’Espagne des érudits comme le juriste Isaac al-Fasi (originaire en fait de Constantine) et le poète et grammairien Dunach b. Labrat, qui ont contribué aux débuts de l’essor de la culture judéo-andalouse.

 

Depuis, une chaîne continue d’éminents rabbins a traversé les siècles, dont la figure de proue fut sans doute au XVIIIe siècle R. Hayyim Ibn Attâr.

 

De plus, les rabbins de l’Algérie furent les premiers à répondre massivement à l’appel du sionisme spirituel au XIXe siècle et vinrent renforcer la présence juive en Eretz Israël.


 

Vous présentez 300 documents et 73 illustrations dans votre livre. Comment les avez-vous choisis ?

 

David G. Littman : Notre critère de choix était le sujet traité : les relations quotidiennes et traditionnelles entre Juifs et musulmans.

 

Votre première partie est constituée de 135 témoignages oculaires de voyageurs européens. Quelles sont vos sources ?

 

David G. Littman : Ces très nombreux récits proviennent d’origines diverses : française, anglaise, allemande, hollandaise, italienne et scandinave.

 

Leurs descriptions des humiliations obligatoirement infligées aux Juifs maghrébins concordent toutes. Elles les présentent dans toute leur rigueur dès le XIIe siècle.

 

Nous en reproduisons beaucoup d’exemples émanant de voyageurs, de diplomates, de médecins et d’esclaves pris par les corsaires barbaresques.

 

De nombreux voyageurs partageaient l’antijudaïsme de l’époque. Cependant, sous leur plume, on note un accent de compassion, voire de commisération face aux souffrances des Juifs. Prenons le cas du révérend Lancelot Addison qui résidait comme aumônier à Tanger (acquis par Charles II d’Angleterre) de 1662 à 1669. Il décrit la condition des Juifs comme « une autre forme d’esclavage » (doc. A 45). A la même période au Maroc, Germain Mouette écrit : « Il leur [Nda : les Juifs] est très rarement fait justice dans ce pays ». (doc. A 47)

 

Les documents qui émanent de témoins oculaires objectifs et de victimes donnent un reflet fidèle de la réalité maghrébine. Ils font entendre les voix du petit peuple.

 

Que répondriez-vous à ceux alléguant que vous auriez brossé un tableau à charge ? Y a-t-il des récits donnant une image différente de la condition juive au Maghreb et nuançant ce tableau sombre ?

 

David G. Littman : Nous avons publié des documents montrant que certaines autorités musulmanes pouvaient manifester une compréhension favorable aux Juifs à différentes époques. Sans la protection (« dhimma ») du sultan, le sort des Juifs aurait été encore pire.

 

La publication de ces centaines de témoignages, à forte charge émotive, ne vise pas un dessein polémique. Nous ne souhaitons pas attiser de vieilles rancunes ou freiner les tentatives de dialogue interreligieux.

 

Nous sommes persuadés – comme Bat Ye’or l’a affirmé dans ses écrits – que tout dialogue entre Juifs et musulmans qui ne reconnaîtrait pas la réalité historique de la dhimmitude, est condamné à s’enfermer dans des boniments infructueux et obérant un avenir fondé sur l’acceptation de l’altérité dans l’égalité.

 

Quant à l’allégation que nous aurions brossé « un tableau à charge », ces 720 pages démontrent la vacuité et l’inutilité de ce genre d’allégations polémiques et « politiques ».

 

Notre livre ne prétend pas être exhaustif, mais nous défions celui ou celle qui voudrait apporter une contradiction de réunir autant de textes qui montreraient que les Juifs ont vécu heureux et égaux aux musulmans au Maghreb durant la période étudiée.

 

Magna est veritas, et praevalebit / La vérité est puissante, et triomphera.
 

Au fil des siècles, quelles sont les lignes de continuité et les évolutions ?

Paul B. Fenton : Même si, lors de sa conquête de l’Afrique du Nord et d’autres régions, l’islam a épargné « les gens du Livre » (Juifs, chrétiens), tandis que les autres peuples conquis devaient embrasser la nouvelle religion ou être massacrés, la théologie et la législation musulmanes ont tout mis en œuvre pour contraindre les Juifs et les chrétiens à se convertir.

 

Les brimades physiques et économiques liées au statut du dhimmi ont fini par éroder les communautés chrétiennes au Maghreb. Des communautés chrétiennes jadis florissantes : le christianisme nord-africain préislamique avait donné un des pères de l’Eglise, St Augustin, mort à Hippone (aujourd’hui Annaba, Algérie).

 

Les communautés juives ont tenu bon, mais au prix d’immenses sacrifices. Leur histoire est ponctuée par une longue série de massacres, de persécutions et de conversions forcées, dont le paroxysme est marqué par leur extermination à l’époque des Almohades (1147-1269) et par l’activité anti-judaïque du théologien Abd al-Karîm al-Maghîlî (vers 1493) de Tlemçen dont les prédications haineuses peuvent être comparées à l’œuvre de Luther.

 

Les écrits de ce théologien musulman feront parties des premiers textes imprimés au Maroc au XIXe siècle et il restera une référence jusqu’à la colonisation.

 

J’ajouterais que les débuts de la colonisation française, tant en Algérie qu’au Maroc, ont correspondu à des périodes de grandes souffrances pour les Juifs, boucs-émissaires traditionnels de la frustration musulmane.

 

Le décret Crémieux de 1870, qui a octroyé la nationalité française aux Juifs nés en Algérie, les soustrayant ainsi à leur statut dhimmi, a provoqué une recrudescence considérable de l’antisémitisme arabe en Algérie.

 

Si les Juifs ont pu se maintenir au Maghreb, c’est grâce à « la raison d’Etat » qui reconnaissait dans leur industrie commerciale et leurs habiletés intellectuelles et artistiques une source d’exploitation utile.

 

C’est cette double prospérité, spirituelle et économique, maintes fois pillée par leurs concitoyens musulmans, qui leur donna la force de survivre.


L’idée dominante, y compris dans des manuels scolaires français d’histoire, est celle d’une coexistence interreligieuse heureuse et égalitaire sous l’islam. Votre livre dépeint une image sombre et bouleversante de la condition juive sous l’islam : celle de la dhimmitude faite de souffrances, d’humiliations, de massacres, de conversions forcées, de viols, de pillages, émaillée d’accusations de crimes rituels, etc. Pourquoi ce contraste ? Y a-t-il eu des périodes de tolérance ou des amitiés entre Juifs et musulmans ?

 

Paul B. Fenton : D’aucuns veulent nous faire croire que l’expérience juive au Maghreb était d’une sérénité idyllique que seul l’avènement du sionisme au XXe siècle est venu troubler.

 

Les témoignages rassemblés dans notre livre, émanant de sources juives et non juives, sont accablants : ils révèlent une succession ininterrompue de souffrances à travers les siècles.

 

Il faut en finir une fois pour toutes avec le mythe de l’« Age d’or ». Il n’y a jamais eu une coexistence interreligieuse heureuse et égalitaire sous l’islam.

 

Ce n’est que sous les protectorats français et espagnol que le judaïsme maghrébin a connu une ère de répit et de bonheur. « L’invité ne se rappelle que de la dernière nuit », dit le dicton judéo-arabe. Ce sont les souvenirs de cette période prospère qui ont faussé notre vision historique.

 

Cependant, la mémoire juive collective a manifesté toute sa clairvoyance au lendemain de la décolonisation, sinon on ne comprend pas pourquoi le judaïsme nord-africain a choisi, dans sa quasi-totalité, de quitter sa patrie ancestrale.

 

Cela n’empêche pas qu’il y eut, sur le plan individuel, des fortes amitiés entre Juifs et musulmans, tant qu’elles n’étaient pas troublées par l’hostilité collective.

 

Votre seconde partie est constituée des archives de l’AIU et des diplomaties française et britannique. L’AIU a été fondée en 1860 par six juifs français qui ont exprimé dans leur Appel leur pensée conjuguant le judaïsme et des idées de la révolution de 1789 : égalité des droits, liberté, etc. Ces fondateurs ont combattu pour toutes les minorités religieuses persécutées, en particulier pour les Juifs au Maroc, les chrétiens au Liban, les protestants en Espagne. Ils ont accordé un intérêt prioritaire à l’accès à l’éducation et à la culture françaises en vue de l’émancipation et la « régénération » des Juifs, afin que ceux-ci deviennent des citoyens modernes, dans le monde entier. Que révèlent les archives de l’AIU ?


David G. Littman : Les premiers documents remontent aux débuts de la pénétration de l’AIU au Maroc avec la fondation de la première école juive à Tétouan fin 1862.

 

En 1863, Adolphe Crémieux est devenu président de l’AIU.

 

Des centaines de lettres confirment indiscutablement les récits de voyageurs européens à l’âge du libéralisme et de l’émancipation.

 

Dans leur grande majorité, ces documents décrivent la situation avilissante et vulnérable des Juifs dans les pays du Maghreb et les humiliations qu’ils subissaient. La précarité de leur situation s’aggravait dans certaines régions plutôt que d’autres.

 

Ces textes révèlent le courage extraordinaire des représentants de l’AIU qui s’efforcèrent de protéger les populations locales et, avec abnégation, défendirent des causes humanitaires face aux multiples périls, agressions et injustices dont souffraient quotidiennement leurs coreligionnaires.

 

Les archives de l’AIU fournissent des documents historiques de première importance relatifs à des événements qui ont été complètement oubliés par des chroniqueurs, tels le massacre des Juifs de Casablanca et de Settat en 1907 – une cinquantaine de Juifs furent tués, des centaines blessés, femmes et filles subirent les pires outrages, des Juifs enlevés ont été ensuite vendus – et le pogrom de Fès en 1912 au cours duquel plus de soixante israélites sont morts, une cinquantaine furent blessés, le tiers du mellah a été livré aux flammes, le quartier Juif entièrement mis à sac, une population juive de 10 000 âmes réduite à 8 000 par l’exode et survivant par la charité.

 

Ce pogrom de Fès a marqué profondément la mémoire collective du judaïsme marocain et constitue l’un des facteurs majeurs de l’exode massif des Juifs marocains au lendemain de l’indépendance de leur pays ancestral en 1948.

 

Dans ces archives de l’AIU, on relève aussi des récits captivants de portée plus générale, décrivant, entre autres, des événements publics, des coutumes locales, des faits folkloriques, des superstitions.

 

Grâce à ces documents, on peut dresser un tableau comparatif de la condition juive dans diverses régions du Maghreb de cette époque, ainsi que des réactions des individus et de la collectivité juive.

 

La documentation de l’AIU relative au Maroc est probablement la plus complète. Elle reflète les multiples aspects de l’existence juive au Maroc dans les domaines sociaux, culturels et éducatifs que d’autres auteurs ont décrits plus en détail.

 

Les lettres provenant de ces archives, publiées pour la plupart pour la première fois dans notre livre, ont été sélectionnées en fonction de la lumière qu’elles projettent sur les relations judéo-arabes au Maroc. Elles illustrent l’état d’humiliation perpétuelle, d’hostilité latente et, à l’occasion, de violence physique qui fut le lot presque quotidien des masses juives au Maroc jusqu’à l’orée de la Première Guerre mondiale.

 

Quel est le rôle des Juifs français et britanniques, notamment de Sir Moses Montefiore, à l’égard de leurs coreligionnaires au Maroc et en Algérie ?

 

David G. Littman : Je donnerai quelques exemples sur le Maroc, une situation bien différente de celle des Juifs en Algérie après la conquête française (1830).

 

En cette période de grandeur impériale, certains milieux de la noblesse et du clergé en Angleterre étaient animés par des aspirations messianiques. Mûs par l’humanisme de cette époque libérale, les Juifs y étaient reconnus comme héritiers d'un passé glorieux, digne de sympathie et d’intérêt, notamment là où l'Angleterre avait des préoccupations politiques et stratégiques. En 1837, la jeune reine Victoria a anobli Moses Montefiore, apparenté à la famille Rothschild.

 

A Londres, le Board of Deputies – organisation représentant les Juifs britanniques -, sous la présidence de Sir Moses, avait établi un comité de secours aux Juifs du Maroc pour assister ceux de Tétouan et de Tanger réfugiés à Gibraltar et à Algésiras durant la guerre hispano-marocaine (1860). Il en est résulté la première école de l’AIU à Tétouan fin 1862 avec, à ses débuts, un effectif de plus de 100 élèves sous la protection conjointe des Français et des Anglais.

 

Grâce à son étroite collaboration avec Lord Palmerston, Premier ministre, et au dynamique Earl Russell, ministre des Affaires étrangères, Sir Moses Montefiore avait rempli des missions à l'étranger en faveur de ses coreligionnaires. L’Angleterre le soutint par une aide diplomatique lorsqu’il décida de partir au Maroc dès que furent connues ce qu’on appelait les « atrocités marocaines » mettant en cause l'Espagne catholique. En fait, « l’affaire de Safi » en 1863 a concerné la mort subite du consul espagnol et l’accusation par le sous-consul que le domestique Juif du consul avait empoissonné ce diplomate avec la complicité d’autres Juifs. Espérant améliorer leur situation misérable et libérer les Juifs injustement incarcérés, Montefiore, octogénaire, a entrepris une mission humanitaire au Maroc où il avait aussi de proches parents.

 

La plupart des lettres provenant du Maroc se terminent par un appel lancé aux gouvernements britannique et français pour « soulager les Juifs du Maroc de l'oppression des autorités maures ». Des supplications furent offertes dans toutes les synagogues, et le 17 novembre 1863 Sir Moses quitta Douvres.

 

Ayant rencontré le Premier ministre à Madrid, Montefiore et sa suite furent reçus cérémonieusement par le gouverneur britannique à Gibraltar et par la communauté juive, ainsi que par les Juifs réfugiés du Maroc. Puis ils traversèrent le détroit de Gibraltar sur un navire dépêché par l’Amirauté jusqu’à Mogador.

 

Le 1er février 1864, Montefiore fut accueilli à Marrakech par le sultan lors d’une cérémonie fastueuse.

 

Le 5 février 1864, Sir Moses a reçu un dâhir (édit impérial) destiné à « rendre justice aux Juifs », c’est-à-dire la justice islamique selon la sharîa.

 

A son retour, il en fit part à la reine d’Espagne, à l’empereur Napoléon III et à la reine Victoria quand il les rencontra. Il donna à chacun de ces souverains un exemplaire de ce dâhir qui a été loué chaleureusement par la Chambre des Communes.

 

L’accumulation des doléances après sa mission au Maroc indique, paradoxalement, que ce dâhir provoqua l'effet contraire de celui recherché. Comme le fit remarquer dans son rapport (AIU, 1876) l'orientaliste français Joseph Halévy, ce dâhir fut rédigé en des termes trop vagues pour qu'il pût avoir une valeur pratique quelconque.

 

Un autre dâhir (« une mise au point ») l’a suivi selon le chroniqueur de la cour, al Nasiri, annulant le premier qui « présentait simplement un clair énoncé de la loi religieuse, pilier du pacte de protection », c’est-à-dire la dhimma.

 

En 1950, André Chouraqui écrivait : « Bien que leur situation se soit améliorée progressivement depuis l’établissement du protectorat français [Nda : 1912], les Juifs sont encore politiquement des dhimmis » (La condition juive de l’israélite marocain, préface de René Cassin).

 

Votre iconographie remarquable de 73 illustrations, dont dix en couleurs - cartes, tableaux (Delacroix, Dehodencq), photos –, revêt plusieurs dimensions : historique, géographique, artistique, sociologique, religieuse… On a l’impression qu’elle a longtemps été méconnue, voire en partie ignorée…

 


Paul B. Fenton : Les illustrations ont été sélectionnées surtout en fonction de la lumière qu’elles jettent sur les relations judéo-musulmanes. Il serait trop long de détailler chaque illustration.

 

Un exemple : la gravure de Césare Biseo des Têtes de rebelles marocains suspendues aux portes de la ville de Fès, publiée par Edmondo De Amicis, dans son superbe ouvrage sur Le Maroc.

 

De Amicis explique que les têtes de rebelles étaient apportées et présentées au sultan.

 

« Après quoi les soldats impériaux prennent aux cheveux le premier Juif qu’ils rencontrent, le forcent à vider la cervelle et à remplir le crâne d’étoupe et de sel. On suspend ces têtes à une des portes de la ville ».

 

Cette corvée ignoble, qui faisait partie des mesures vexatoires à l’encontre des Juifs, leur était dévolue depuis des siècles. Il est vraisemblable qu’elle est à l’origine du terme même qui désignait le quartier Juif au Maroc, le mellâh, « lieu de salaison » !

 

Pour illustrer un aspect des nombreuses humiliations subies par les Juifs en Algérie, Honoré Fisquet montre dans son Histoire de l’Algérie (1842), peu après la conquête française, dans un croquis dessiné sur le vif un gamin qui saute sur le dos d’un vieux rabbin pour jeter son chapeau dans la fange sans que sa victime ose le réprimander pour son impudence.


Comment le Maroc et l’Algérie présentent-ils les Juifs dans leur histoire nationale ?

 

Paul B. Fenton : L’immense contribution des Juifs à l’économie et à la culture de l’Algérie et du Maroc a été longtemps ignorée, voire effacée par les autorités publiques.

 

Rappelons que la ministre de la culture Khalida Toumi, dans un entretien à un journal arabophone As-Shourouk, en février 2009, a parlé de « déjudaïser la culture algérienne ». Sait-elle seulement que, grâce à leur importation de blé en Algérie les Juifs ont maintes fois sauvé les populations musulmanes de la famine aux XVIIIe et XIXe siècles ?

 

Au Maroc aussi, on déjudaïse. Les noms Juifs de ruelles des mellahs, vidées de leurs Juifs, ont été islamisés. Rien ne figure dans les manuels scolaires sur la présence deux fois millénaire de ces Juifs qui étaient là avant l’arrivée des Arabes. De nombreux jeunes ignorent jusqu’à l’existence passée des Juifs dans leur pays.

 

S’il est vrai que l’on a inauguré en 1997 à Casablanca un musée du judaïsme marocain, le seul musée Juif dans tout l’espace arabo-musulman, ce fut une initiative du Conseil des communautés israélites du Maroc et non d’un organisme arabe.

 

Cependant, on assiste timidement, surtout au Maroc où l’hébreu est enseigné dans plusieurs universités, à l’éclosion d’un certain intérêt pour l’histoire des Juifs du pays. Quand on commence à gratter les archives commerciales, juridiques et sociales, le fait est inévitable.

 

Mais beaucoup de ces études sont encore empreintes des clichés et de parti pris anti-Juifs.

 

Ceux-ci défigurent même les pages d’un grand universitaire marocain qui eut le mérite de susciter l’intérêt pour l’histoire des Juifs du Maroc. Malheureusement, quand on lit de près ce qu’il écrit, on y discerne une tendance « révisionniste » qui passe sous silence les pages ensanglantées et minimalise constamment les souffrances, en suggérant souvent que ce sont les Juifs eux-mêmes qui les ont provoquées !

Paul B. Fenton est professeur de langue et de littérature hébraïques de l’Université Paris-Sorbonne. Il est spécialiste de la civilisation juive en « terre d’islam ».

David G. Littman est licencié en histoire moderne et sciences politiques de Trinity College Dublin. Il a publié de nombreux articles sur les Juifs du Maghreb et de l’Orient. Depuis 1986, il se consacre à la défense des droits de l’homme aux Nations unies.

Paul B. Fenton et David G. Littman,  L’exil au Maghreb, la condition juive sous l’islam 1148-1912 ». Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2010. 800 pages. ISBN :  978-2-84050-725-3
Livre disponible à la librairie des PUPS - 8, rue Danton, 75006 Paris - dès le 9 novembre 2010 et dans les autres librairies le 25 novembre 2010

 

AGENDA DES AUTEURS

 


SALON DES ECRIVAINS DU B'NAI B'RITH LE 14 NOVEMBRE 2010


Les deux auteurs seront présents au 15e Salon des écrivains du B'nai B'rith qui aura lieu le 14 novembre 2010, de 14 h à 19 h, à la Mairie du XVIe arrondissement de Paris,avenue Henri Martin, 75116 Paris. Renseignements : 01-55-07-85-45.


CONFERENCE A L’AIU LE 17 NOVEMBRE 2010


Le Collège des études juives & la Bibliothèque de l’Alliance israélite universelle organisent, dans le cadre du 150e anniversaire de l’Alliance, et en présence d’Albert Memmi, la conférence, suivie d’une réception, Les Juifs du Maghreb, de l’exil à l’exodele mercredi 17 novembre 2010 de 19 h à 21 h 30 à l’occasion de la parution de L’exil au Maghreb avec les deux auteurs, Paul B. Fenton et David G. Littman, ainsi que Jean-Pierre Kuperminc (directeur de la Bibliothèque de l'AIU) et Shmuel Trigano (université Paris X).

A l’Alliance israélite universelle : 45 rue la Bruyère, 75009 Paris

Entrée libre. Réservation souhaitée au 01 53 32 88 65 – biblio@aiu.org

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