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Jack El-Hai : le psychiatre des nazis de Nuremberg

Jack El-Hai : le psychiatre des nazis de Nuremberg

 

 

L'historien américain, Jack El-Hai, raconte le face-à-face entre le psychiatre Douglas Kelley et le nazi Hermann Göring.

Le nazi, le psychiatre et l'auteur. Car l'historien et journaliste américain Jack El-Hai possède un fort point de vue sur la rencontre fatale entre le criminel nazi de 52 ans et le psychiatre américain de 32 ans. L'un s'est plongé dans les abîmes et les abysses de l'autre et ne s'en est pas remis. Parce qu'il s'y est reflété, parce qu'il était trop fragile, parce qu'il n'a pas supporté le poids de la vérité entraperçue, parce qu'il n'a pas su garder ses distances.

Douglas Kelley McGlashan mettra fin à ses jours en 1958, dans sa maison de Kensington, de la même manière qu'Hermann Göring, la veille de son exécution, en 1946 : en avalant une capsule de cyanure. Seules douze années séparent les deux suicides. Les deux fins ont en commun plus qu'une capsule de cyanure ingérée : un goût certain de la mise en scène, un mystère quant à la provenance du poison, un doigt accusateur pointé vers les autres. Tout est ici vrai. L'historien a eu accès aux archives de Douglas Kelley. Il s'interroge ainsi sur la provenance et la contamination du mal, tout au long de l'enquête sur la relation des deux hommes, et bute encore et encore sur la résolution de l'énigme. Beaucoup de zones d'ombre demeurent. Le psychiatre n'a cependant jamais eu aucun doute, et c'est capital, sur l'horreur et l'ampleur des crimes nazis.

Un ex-maréchal du Reich obèse et drogué

Fin de la Seconde Guerre mondiale. Les hauts dignitaires nazis sont jugés à Nuremberg (1945-1946). Les prévenus doivent être déclarés sains d'esprit et responsables de leurs actes avant de pouvoir être jugés. Les Alliés veulent un procès incontestable. Le capitaine et psychiatre Douglas Kelley est envoyé à Mondorf-les-Bains puis à la prison de Nuremberg pour surveiller la santé physique puis pour évaluer la condition mentale des hiérarques nazis jusqu'à ce que leur sort soit déterminé. Ils doivent pouvoir supporter l'épreuve du procès. Hermann Göring est le dernier survivant des dirigeants nazis. Il a été impliqué dans les pires crimes de l'Allemagne nazie.

Le procureur américain au procès de Nuremberg, Robert Jackson, déclarera ainsi qu'Hermann Göring "avait trempé son doigt boudiné dans tous les pots" provocant l'éclat de rire de l'intéressé. Douglas Kelley fait la connaissance, à Mondorf-les-Bains, d'un ex-maréchal du Reich obèse (140 kg) et drogué (100 comprimés de Paracodine par jour). On réussit à réduire progressivement ses doses de Paracodine et à lui faire perdre 30 kg en cinq mois. Le psychiatre américain, adepte des théories d'Alfred Korzybsky, suit une double mission. Une, officielle, consistant à présenter des nazis en bonne santé physique et psychique au procès de Nuremberg et une autre, officieuse, consistant à savoir s'il existe ou non une "personnalité nazie". Peut-on s'accorder sur un trouble psychiatrique commun à tous les responsables nazis? Douglas Kelley va notamment faire passer le test de la tache d'encre, élaboré par le suisse Hermann Rorschach, aux différents prisonniers nazis.

Le chef psychiatre a en charge le suivi des 22 futurs prévenus. Mais un lien particulier se tisse entre Douglas Kelley et Hermann Göring. Ils sont des as de la manipulation. L'historien constate des points communs entre les deux hommes. Deux mégalomanes affables, à l'ambition démesurée. Ils désirent à tout prix reconnaissance, gloire, applaudissements. L'adhésion de Hermann Göring au nazisme s'explique par sa soif inextinguible de pouvoir. Il imagine ainsi l'Allemagne couverte de statues à son effigie à échéance d'une cinquantaine d'années. La caractéristique la plus tangible du Reichsmarschall se révèle être son égocentrisme exacerbé.

Seuls lui importent sa personne, sa femme, sa fille. C'est tout. Douglas Kelley se heurte, et se heurtera toujours, à sa totale absence d'empathie pour les autres. L'ex-maréchal du Reich est-il un psychopathe? Le psychiatre américain Hervey Cleckley a défini le profil type du psychopathe, dans lequel on pourrait aisément le ranger. "Les psychopathes ont pour caractéristique essentielle d'afficher un comportement normal en public et de se conformer ostensiblement aux normes sociales ; c'est l'écran opaque derrière lequel bouillonnent des impulsions sauvages et une absence d'empathie qui ne se dévoile qu'en privé." Douglas Kelley ne prononcera cependant pas le mot de "psychopathe" concernant son célèbre patient.

"Un homme de la Renaissance sous amphétamines"

Fin décembre 1945. Douglas Kelley fait part de son intention de quitter Nuremberg pour rentrer aux États-Unis rejoindre sa femme qu'il n'a pas vue depuis 1942. La culpabilité des officiels allemands ne fait aucun doute pour lui. Le psychiatre désire se pencher sur son immense documentation pour trouver une éventuelle faille commune aux 22 accusés. Le suicide de Hermann Göring, la veille de son exécution prévue par pendaison, le prend de cours. Hermann Göring devient ainsi, après Hitler, Himmler, Goebbels, la quatrième grande figure nazie à choisir le suicide. Quelles sont les conclusions du psychiatre après avoir côtoyé, durant des mois, les chefs militaires et politiques nazis?

Ils ne sont pas dénués d'émotions, comme le prouve l'inquiétude réelle de Göring pour sa famille et son affection pour les animaux, et ils ne possèdent pas de noyau psychopathique commun. Le psychiatre distingue un trait chez tous : les chefs nazis sont des bourreaux de travail voulant atteindre leur objectif sans se soucier des moyens déployés pour y parvenir. Ils sont des hommes normaux ; les circonstances en ont fait des monstres. Le profil de leur personnalité, marqué par un égocentrisme forcené, se trouve répandu dans diverses couches de la population. "De très nombreux individus sont capables de se transformer eux aussi en criminels de guerre." Ces thèses développées dans son ouvrage,22 Cellules à Nuremberg (1947), vont à l'encontre des idées dominantes à l'époque. Elles connaîtront, selon les périodes, plus ou moins de retentissement.

Suicides avec cyanure

Jack El-Hai fournit toutes les clés possibles pour saisir la personnalité du nazi et du psychiatre. La plongée dans la famille de Douglas Kelley se révèle d'ailleurs passionnante. Le psychiatre accepte en 1949 un poste à l'École de criminologie de Berkeley. Il multiplie les casquettes (criminologue, médecin, psychiatre, magicien) et les activités (enseignant, consultant pour la police, rédacteur d'articles). Il croule de plus en plus sous la charge de travail. Son couple se déchire sous le regard terrorisé des trois enfants. Les murs de leur belle villa, située à Kensington, peinent à filtrer les disputes familiales. Il boit beaucoup et avale des antiacides. Il devient "fou". Son fils dira de lui : "C'était un homme de la Renaissance sous amphétamines." Il ne cesse de revenir à son idée fixe forgée à Nuremberg : les nazis sont des hommes normaux sur le plan psychiatrique et le mythe d'une essence nazie n'a pas lieu d'être. Une énième dispute entre mari et femme explose le 1er janvier 1958. Douglas Kelley apparaît en haut des marches et avale, à l'âge de 45 ans, une capsule de cyanure devant sa femme et son fils.

On pense à La Journaliste et l'Assassin, de Janet Malcolm, àL'Adversaire, d'Emmanuel Carrère, au documentaire The Staircase, de Jean-Xavier de Lestrade. Auteur de non-fiction et sujet ; psychiatre et patient ; intervieweur et interviewé. Savoir garder ses distances et ne pas surestimer ses forces. Jack El-Hai fait un portrait sévère de Douglas Kelley. Un excellent psychiatre perdu par sa soif de reconnaissance et ses failles non assumées. Son fils dira aussi de lui qu'il était un mélange "d'éponge et de taureau de combat." Une partie de lui bâtissait un château-fort pendant que l'autre partie oubliait que les constructions étaient en sable. Kelley et Göring. Chacun s'est cru plus fort que l'autre. Ils se sont tous deux suicidés avec une capsule de cyanure. L'historien décrit un Douglas Kelley soudainement confronté à ses pulsions destructrices. Sa découverte faite à Nuremberg – l'idée d'un Göring semblable à un homme ordinaire – l'a empêché de tenir l'effroi à distance. Il s'est reflété dans une mare noire avant d'y sombrer.

Le Nazi et le Psychiatre. À la recherche des origines du mal absolu, Jack El-Hai, trad. Daniel Roche, Les Arènes, 380 p., 19,90 euros.

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