Léon Askenazi et Emmanuel Levinas, de la distance à la proximité
Les fées qui se sont penchées sur les berceaux de Léon Askenazi et Emmanuel Levinas ne devaient pas se connaître ou du moins, si comme je le crois, au royaume des fées tout le monde se connaît, elle devaient souvent se quereller. Au vu des conditions extérieures, rien n'aurait pu laisser présager le rapprochement de deux destins initialement aussi dissemblables ne serait-ce que par leur lieu de naissance, l'Algérie, pays chaud, avec sa culture française et son environnement musulman, d'un côté, la Lituanie, un pays froid et même glacial, une culture russe et un environnement chrétien.
Le familles également étaient bien dissemblables. Léon Askenazi appartient à une lignée rabbinique, et son existence se déroule donc au centre même d'une communauté juive relativement bien structurée et unie. Sa culture juive est traditionnelle, avec comme pierre angulaire le Talmud et la halakha, complétée par l'enseignement de la kabbale. Par toutes ses fibres, Léon Askenazi est intégré à la communauté, au peuple juif, y compris dans ses coutumes et son folklore. J'entends encore la résonance inimitable, la résonance littéralement inouïe, de la prière Bedil Veiaavor de Kippour cantilée par Manitou. Et tous ces chants dont il connaissait les variations les plus infimes.
En revanche, la famille d'Emmanuel Levinas a quitté le quartier juif de Kovno, son père tient une librairie principalement scolaire. Emmanuel Levinas reçoit certes lui aussi un enseignement juif, mais il s'agit seulement de connaître l'hébreu et de lire la Bible. Ni Talmud, ni philosophie juive, ni à plus forte raison kabbale. La famille n'est pas assimilée, mais ce n'est plus le judaïsme traditionnel.
La distance d'Emmanuel Levinas et du judaïsme va encore s'approfondir de manière significative. En 1923, à dix-huit ans, il arrive à Strasbourg et s'engage dans des études de philosophie. Il perfectionne sa connaissance du français en lisant Corneille, Racine et Georges Sand. Ses maîtres s'appellent Carteron, Blondel et Pradines et la philosophie vivante a pour nom Bergson. Il mène la vie estudiantine d'un Juif assimilé, devient ami de Maurice Blanchot, un étrange génie littéraire, politiquement d'extrême droite, qui aura par la suite parcours intellectuel fort accidenté. En 1928, Emmanuel Levinas découvre le mouvement phénoménologique avec Husserl puis Heidegger et s'y rattache de manière décidée. Le judaïsme est bien loin et les premiers écrits de Levinas n'y font aucune mention. Selon la formule classique, à cette époque, Levinas est ``heureux comme Dieu en France''.
Seulement voilà ! Même au royaume des fées, il arrive que le tonnerre éclate, que le diable fasse irruption. En l'occurrence, ce ne fut pas l'arrivée d'un bon petit diable, ni même celle du tentateur qui détourne du droit chemin, ni même celle de l'ange de la mort auquel la nature et l'histoire nous ont accoutumé. Le diable s'est dévoilé avec un visage inconnu jusqu'alors, d'une perversité et d'une cruauté sans précédent. Certains ont même pu se demander s'il n'avait pas tout simplement pris la place du Bon Dieu. En fait, ce qui ébranla le royaume des fées, ce fut pire que le diable, ce fut le Mal, le Mal tout court, ce fut Hitler !
Chaque année, au seder, nous récitons : même si nous sommes tous savants et intelligents, même si nous connaissons la Torah, cela reste une obligation de raconter la Sortie d'Egypte. C'est dire que certains événements sont à même de bouleverser les cadres de la pensée la plus solide, la plus sûre d'elle-même. Il y a des expériences pré- ou extra-philosophiques qui ébranlent la raison ou la science la plus affermie. Certes sous l'influence de Heidegger, Emmanuel Levinas était déjà attiré par des recherches plus proches de la vie que celles de Husserl, mais, comme il l'a lui-même souvent exprimé par la suite, le séisme hitlérien fut déterminant pour l'orientation de sa pensée. J'y reviendrai plus en détail lorsque je me pencherai sur les parcours intellectuels respectifs de Léon Askenazi et Emmanuel Levinas. Je poursuis pour l'instant ma description externe de leurs destins.
Avec la guerre, ces destins vont progressivement se rapprocher, et, au ciel, les fées qui veillent sur eux, font ample connaissance. Elles ont désormais un langage commun. La vie de l'un et l'autre est prise dans la guerre. Ils en sortent miraculeusement vivants, Léon Askenazi, grièvement blessé, et Emmanuel Levinas, paradoxalement protégé de la déportation par quatre ans de captivité.
Au ciel, une rencontre au sommet a alors lieu. A cette séance mémorable, les deux fées se rencontrent sous la présidence du Bon Dieu et le décret tombe:
Celui qui devait devenir rabbin et celui qui devait devenir professeur de philosophie feront le même métier. Ils devront l'un et l'autre diriger une école, se consacrer à la jeunesse, Léon Askenazi, à l'Ecole d'Orsay, Emmanuel Levinas, à l'école normale israélite orientale. Ils devront l'un et l'autre offrir à une jeunesse juive en voie d'assimilation le visage d'un judaïsme authentiquement traditionnel mais n'ayant pas peur de penser, un judaïsme traditionnel de niveau universitaire comme le dira Léon Askenazi, celui de l'Ecole de Paris, comme le dira Emmanuel Levinas.
Toutefois l'un et l'autre doivent encore se rapprocher en complétant leur formation. Léon Askenazi doit acquérir une solide culture philosophique et théologique, aidé en cela par Jacob Gordin, ce génie malheureusement destiné à disparaître trop tôt. Et de son côté, Emmanuel Levinas doit se rendre compte de l'extraordinaire richesse et profondeur du Talmud. Comme il lui faut un maître incontestable, ne lésinons pas. Nous lui dépêcherons Monsieur Chouchani, un homme dont l'érudition et la virtuosité intellectuelle ont peu d'équivalents en ce siècle.
Bien entendu chacun conservera sa personnalité, enseignera le judaïsme conformément à sa propre équation personnelle. Mais leur convergence sera suffisante pour qu'ils puissent avoir des élèves communs. Un même enseignement n'exclut pas la nuance et la variété dans l'expression. Il suffit de s'assurer que le rapprochement soit suffisant pour ne pas donner lieu à une nouvelle division de la communauté. Chacun doit pouvoir s'inscrire dans la ligne de ces deux maîtres.
Tel fut la conclusion du décret céleste et je dois dire que, pour autant que j'ai pu en juger par moi-même, il a été fort bien respecté.
Le décret contenait toutefois un post-scriptum. Il y était stipulé qu'après une longue période de rapprochement, les engagements et l'activité de Leon Askenazi et d'Emmanuel Levinas pourraient à nouveau s'écarter quelque peu. C'est ce qui s'est produit. Devenu sioniste, Léon Askenazi a adopté des positions radicales, tandis qu'Emmanuel Levinas a retrouvé ce à quoi il était destiné. Il est devenu professeur d'université puis, une fois déchargé de ses fonctions de directeur d'école, il s'est entièrement consacré à son travail philosophique. Toutefois, si j'en avais le temps, je vous montrerais que cet éloignement est peut-être moins profond qu'il apparaît à première vue. Entre distance et proximité, je crois que c'est la proximité qui l'emporte.
Je vais maintenant aller plus au fond des choses et examiner dans quelle mesure le mouvement de convergence que j'ai esquissé se reflète dans les itinéraires de pensée proprement dit de Léon Askenazi et Emmanuel Levinas. Les points de départ sont profondément différents. Comme on l'a vu, Emmanuel Levinas se rattache au mouvement phénoménologique initié par Husserl. Sans entrer dans les détails, il faut se rendre compte de ce que cela signifie. Depuis des lustres, les philosophes se posent des problèmes métaphysiques, se divisent en école séparées. Matérialistes et spiritualistes, réalistes et idéalistes, empiristes et rationalistes, voilà quelques unes de leurs oppositions classiques avec bien entendu de multiples variations.
Alors si l'on peut dire, ``enfin Husserl vint''. Oublions les problèmes métaphysiques. Existe-t-il ou non un monde extérieur ? Peu importe. Mettons cette question entre parenthèses, abstenons nous de prendre position. C'est alors que la philosophie peut commencer, peut devenir une science rigoureuse. Oublions le monde des causes et des effets, qu'il s'agisse de la réalité physique, psychologique ou autre. C'est là l'affaire des savants de toutes disciplines, ce n'est pas l'affaire du philosophe.
Cette mise entre parenthèses étant effectuée, il s'ouvre alors devant nous un champ immense de recherches pour établir ce qu'est pour nous le sens des choses. Une mélodie se déroule dans le temps, une couleur suppose l'espace, la perception d'un objet n'est pas vécue comme un souvenir, autrui n'est pas une chose, une formule mathématique n'est pas une image. Un travail infini de description et de détermination des structures d'essence de notre expérience, de notre vie, de notre pensée doit être accompli. C'est là l'affaire du philosophe.
Emmanuel Levinas s'est engagé dans cette voie et lui est resté au moins partiellement fidèle jusqu'au bout. Une plaisanterie qui circulait à l'Ecole Normale Israélite l'illustrait. S'il n'y avait les pierres du kotel maaravi, Levinas aurait dit que le temple de Jérusalem n'a jamais existé. Autrement dit, en schématisant, peu importe qu'il ait ou non existé, seul le sens que nous accordons à cette existence nous concerne. Quels sont les facteurs déterminants de l'évolution naturelle ou historique ne concerne pas le philosophe Levinas. Dans les 28 livres qu'il a publiés, pas une fois le nom de Darwin n'apparaît.
Tournons nous maintenant vers Léon Askenazi. Nous voici dans un univers complètement différent. Ce que la Torah nous raconte est peut-être schématisé mais ce n'est pas mythique. La création du monde, Adam, Caïn, Abel, Noé et le déluge, la tour de Babel, Abraham, Isaac et Jacob, l'exil et la sortie miraculeuse d'Egypte, la révélation du Sinaï, la période prophétique, puis l'arrêt de la prophétie, sont des événements réels et déterminants. Ce ne sont pas des symboles. La Torah nous enseigne comment à travers ce devenir historique et tous ses bouleversements s'est constituée notre identité. Le peuple juif est réellement constitué par les descendants d'Abraham, Isaac et Jacob rejoints par tous les guerim venus se fondre dans l'identité de la Communauté d'Israël. Parlant de la Bible, Léon Askénazi écrit.
Car les Juifs n'y trouvent pas seulement le sens à leur rapport avec les nations, mais aussi une information, la seule vraie par delà toutes les sociologies et toutes les psychanalyses, sur leur être intime, la définition finale de leur spécificité, la réponse immédiate à leur ``Que suis-je?, à leur ``Qui suis-je ?''. Lisant la Bible, le Juif lit sa propre carte d'identité.
Il se définit par rapport à l'horizontale du temps, il se réinsère dans la verticale d'une histoire ininterrompue - par rapport à ces Hébreux qui, il y a trois mille cinq cents ans, entendirent la Torah au pied du mont Sinaï. Nulle idée de racisme en cela. Le Juif d'aujourd'hui peut descendre par la chair, d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; mais plus souvent, il descend de ceux qui, au long des siècles, sont venus s'ajouter aux lecteurs hébreux de la Bible.
L'histoire n'est ni une succession d'événements, ni l'accomplissement d'un ordre théorique. L'histoire est le processus réel de la formation des identités, ou comme le disait Léon Askenazi, l'histoire est le processus réel de l'engendrement du fils de l'homme. Chaque peuple, chaque civilisation représente un nouveau modèle, chaque fois incomplet de l'humain et cela ne saurait nous satisfaire. Grâce à la Torah, nous savons d'où nous venons et où nous allons. Malachie était le dernier prophète, la prophétie s'est arrêtée, mais elle renaîtra et toute l'humanité nous rejoindra.
Le fondement premier de la pensée de Léon Askenazi est cette vision grandiose de l'histoire qu'il n'a cessé de développer et de raffiner. Le moindre événement biblique, la moindre page talmudique, la moindre loi, trouve sa place dans ce cadre. Exemple : dans son principe, la barmitzva marque le moment où l'être engendré devient à son tour capable d'engendrer, va prendre sa place dans la chaîne des générations.
Tout oppose donc au départ les conceptions de Léon Askenazi et d'Emmanuel Levinas. En forçant le trait, pour Léon Askenazi, la primauté revient au collectif, à l'histoire, au peuple. Le sens de notre vie réside dans notre relation à ce que l'on appelle souvent le klal Israel, à l'ensemble d'Israël, qui traverse les générations et a pour vocation de rassembler et rendre compatible en son sein, de réaliser une synthèse de toutes les modalités de l'humain. A l'inverse pour Emmanuel Levinas, comme cela est bien connu, la réalité fondamentale est le sujet humain dans sa relation à autrui. Son oeuvre est l'approfondissement jusqu'à la corde et même au delà du sens de la subjectivité.
Comment des visions aussi dissemblables dans leur principe peuvent-elles se rapprocher ? Une observation de logique élémentaire sera un guide efficace pour le découvrir. Ce rapprochement ne peut s'opérer que dans deux directions. Par la réapparition de l'histoire au sens réel du terme dans la pensée d'Emmanuel Levinas et par la construction d'une philosophie en prolongement du sens de l'histoire pour Léon Askenazi. Ce double mouvement s'est effectivement opéré et c'est ce que je me propose démontrer maintenant.
Pour ce qui est d'Emmanuel Levinas, je l'ai déjà annoncé. L'histoire est entrée dans sa pensée avec la venue de l'hitlérisme. Ceux ont connu Emmanuel Levinas savent qu'il avait une faculté exceptionnelle pour saisir immédiatement l'essentiel en toute chose, non seulement dans les livres mais aussi dans les rapports humains. En l'occurrence, c'est avec une quasi-divination qu'il a compris instantanément ce qu'était l'hitlérisme.
En 1934, il a publié dans la revue Esprit un article intitulé Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme. Dans ce texte, il n'est plus question de phénoménologie, de Husserl ou de Heidegger. Il s'agit de comprendre le sens profond de l'hitlérisme, phénomène réel s'il en est. Levinas montre que l'hitlérisme n'est pas à considérer comme une banale folie. Il est fondé sur une idée directrice mettant en cause comme jamais auparavant la civilisation européenne dans son ensemble. En conséquence, l'hitlérisme est, selon expression, « effroyablement dangereux ». Je cite :
L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d'un Moi souverainement libre... Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement.
Dans une analyse détaillée, Levinas montre que l'hitlérisme est une novation absolue. Il y a d'un côté tout ce qui constitue la civilisation occidentale, le judaïsme, le christianisme, le libéralisme politique et le marxisme, et de l'autre l'hitlérisme. La conclusion est radicale :
Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s'oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.
Mais la réflexion de Levinas ne s'arrête pas là. Avec une prémonition surprenante, il va en déduire une conséquence. Aucune vérité, nous dit-il, même la vérité hitlérienne, ne peut renoncer à l'universalité. L'universalité est dans la nature formelle de la vérité. Quel est le type d'universalité compatible avec le racisme ? Ce ne peut être la propagation d'une idée ; ce sera donc l'expansion d'une force. L'hitlérisme doit nécessairement conduire à la guerre.
Cette intuition et cette lucidité de Levinas s'opposent de manière saisissante à ce qu'ont pu écrire sur le même sujet deux philosophes importants, Martin Heidegger du côté allemand, Paul Ricoeur du côté français. Heidegger d'abord :
Que non pas des thèses et des idées soient les règles de votre être. Le Führer lui-même et lui seul est le présent et l'avenir du peuple allemand.
Quant à Paul Ricoeur, voici comment, en 1939 (!), il justifiait dans une revue munichoise une politique de conciliation avec Hitler. Après avoir défini les démocraties comme des ploutocraties, il écrivait :
Cette raison me paraît plus décisive que la précédente en faveur de la politique de conciliation : je crois que les idées allemandes de dynamisme, d'énergie vitale des peuples, ont plus de sens que notre idée vide et hypocrite du droit.
Si avec le nazisme, l'histoire réelle est entrée dans la réflexion d'Emmanuel Levinas, inversement une philosophie détachée de l'enchaînement empirique des causes et des effets s'est introduite dans la pensée de Léon Askenazi. Je ne saurais déterminer la genèse exacte de cet infléchissement mais il me semble qu'à cet égard l'influence de Jacob Gordin a pu être déterminante. Pour appréhender le développement intervenu, je partirai tout simplement du commencement, du commencement au sens littéral du terme, je veux dire de la notion de création.
Lorsque la théologie classique du judaïsme traite du problème de la création, c'est au sens réel, au sens physique du terme. Plus exactement, la création est l'un des points d'intersection entre le physique et le métaphysique, entre ce que suggère l'observation de la nature et les investigations d'une raison théorique qui cherche à transcender son insertion dans le monde. Maïmonide ne consacre pas moins d'une vingtaine de chapitres du Guide des Egarés à l'étude de ce problème, montrant qu'il y là un problème échappant a priori aux possibilités démonstratives de la raison. Comme cela a été souvent remarqué, Maïmonide anticipe ainsi ce qui sera établi bien plus tard par Kant dans la Critique de la raison pure.
Dans le prolongement de Jacob Gordin, Léon Askénazi nous conduit dans une toute autre voie. Il interprète l'enseignement kabbaliste du tsimtsoum, de la contraction de l'Infini divin, pour conclure que la notion de création y devient de manière primordiale une catégorie morale. Je cite:
La Kabbale explique que, pour faire une place à ce qui sera la conscience humaine, c'est-à-dire le lieu de l'homme, il fallait que Dieu, qui n'est pas encore le Dieu manifesté de la Révélation, mais la racine de l'Etre absolu, se vidât sur un point de son Etre, et que s'accomplit un retrait de la personne divine sur elle-même. C'est pourquoi la notion de Création apparaît d'emblée comme une catégorie morale, puisque créer signifie ``donner l'être à autrui''.
Si l'on voulait mettre en doute la proximité qui apparaît ici avec la philosophie d'Emmanuel Levinas, voici ce que ce dernier écrit dans Totalité et Infini:
L'Infini se produit en renonçant à l'envahissement d'une totalité dans une contraction laissant une place à l'être séparé. Ainsi, se dessinent des relations qui se frayent une voie en dehors de l'être. Un infini qui ne se ferme pas circulairement sur lui- même, mais qui se retire de l'étendue ontologique pour laisser une place à un être séparé, existe divinement. Il inaugure au- dessus de la totalité une société.
Cette relation intime entre catégorie religieuse et catégorie morale est une constante de la pensée, aussi bien de Léon Askénazi que d'Emmanuel Lévinas, quelles que soient les différences de formulations et sur certains points de leurs approches (j'y reviendrai dans un instant).
Avec les débuts de l'hitlérisme, l'histoire réelle est entrée dans la réflexion d'Emmanuel Levinas. Mais qu'en est-il de l'histoire juive, ou mieux de l'histoire sainte ? Pour Léon Askenazi, c'est d'emblée que l'histoire d'Israël, hébraïque d'abord, juive ensuite, se définit comme histoire sainte.
Israël est cette manière d'être homme qui, dès l'origine, dès la mutation humaine en Abraham - et de façon irréversible -, est le lieu où se jouent le temps, l'être, le drame de la sainteté, la sainteté étant, encore une fois, non pas Dieu engagé dans l'histoire, mais ce que doit être le fils de l'homme, c'est-à-dire la créature advenue, la créature enfin née au monde à venir, c'est-à-dire l'âme du monde, et non pas Dieu lui-même.
Pour Emmanuel Levinas, les choses sont moins immédiates. Le peuple juif et son histoire ne sont pas évoqués dans ses premiers écrits. Mais si l'histoire en général est entrée dans sa réflexion avec la venue de Hitler, l'histoire juive comme histoire sainte y entre avec la Shoah. Devant ce traumatisme, la philosophie ne perd pas ses droits, mais décidément la réduction phénoménologique vise trop court.
La disproportion entre la souffrance et toute théodicée se montra à Auschwitz avec une clarté qui crève les yeux. Sa possibilité met en question la foi traditionnelle multimillénaire. Le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu ne prenait-il pas dans les camps d'extermination la signification d'un fait quasi empirique ? Faut-il s'étonner dès lors que ce drame de l'Histoire Sainte ait eu parmi ses acteurs principaux un peuple qui, depuis toujours, était associé à cette histoire et dont on aurait tort d'entendre l'âme collective et le destin comme limités à un quelconque nationalisme et dont la geste, dans certaines circonstances, appartient encore à la Révélation - fût-ce comme apocalypse - qui aux philosophes «donne à penser» ou qui les empêche de penser ?
Et, dès lors, c'est toute l'histoire juive qui non seulement prend sens mais pour le penseur mais fait corps avec son être. Il n'y a pas trace de racisme ou de nationalisme dans l'esprit d'Emmanuel Levinas, mais le peuple juif, le peuple juif dans sa réalité historique, en est devenu ou redevenu une dimension qui ne se contractera plus.
Quel éblouissement pour la pensée quand elle pénètre alors dans le jardin de l'Ecriture, même traduite. Comme ces bergers de l'Orient et les tribus nomades, et les peuples de deux royaumes fraternels désunis, sont proches de nos coeurs desséchés...
Bonheur de venir de ce monde, de descendre comme fils de ces hommes, en ligne droite, sans recourir à la médiation de quiconque ! Qu'il fait bon d'être Juif !
Il me faut maintenant revenir sur le foyer central autour duquel s'ordonnent et en direction duquel convergent les démarches de Léon Askenazi et d'Emmanuel Levinas, montrer en quoi ces démarches sont proches, mais aussi en quoi et pourquoi elles se distinguent. Décrit dans sa plus grande généralité, ce foyer est simple. Il se détermine par l'indissolubilité sans cesse réaffirmée entre religion et morale. Mais il faut ici être plus précis.
Dans son expression classique, la morale s'identifie à une recherche de perfection. Cette recherche peut prendre de multiples formes. Etablissement d'une harmonie ou d'un juste milieu dans son comportement, maîtrise des pulsions, obéissance de l'homme à une loi que sa propre raison lui impose, accès à la contemplation ou, au contraire, impératif d'action et de réalisation, en sont quelques modèles. Leur point commun est d'avoir pour moteur le sujet lui-même. Je dois viser à telle ou telle perfection et par là accomplir ma véritable nature. Même la morale existentialiste qui rejette la notion de nature humaine maintient l'exigence d'authenticité et la réalisation de soi par soi.
Léon Askenazi et Emmanuel Levinas ont en commun de se démarquer de ces schémas. La morale n'est pas primordialement recherche de perfection individuelle. Elle se joue dans la relation à autrui. Là est le vrai problème. Pour le marquer, en suivant une indication qui m'avait été donnée par Emmanuel Levinas, convenons d'utiliser ici le terme d'éthique plutôt que celui de morale. C'est inlassablement, à travers toute son oeuvre, qu'Emmanuel Levinas a exploré ce champ de l'éthique dans toutes ses nuances et avec un radicalisme croissant. Visage d'Autrui, allégeance et obligation envers lui, responsabilité, fraternité, et ultimement substitution, ces termes scandent d'innombrables analyses s'étendant des données les plus concrètes de l'existence jusqu'aux abstractions les plus pures des philosophes.
Ces thèmes ne sont pas aussi omniprésents dans la pensée de Léon Askenazi dont l'enseignement vise en premier lieu à élucider les structures de l'histoire juive, à développer ce qu'il appelle une ``historiosophie''. Le problème éthique n'en est pas moins toujours sous-jacent. Le drame de Caïn et Abel, les oppositions entre Isaac et Ismaël, entre Jacob et Esaü, entre Joseph et ses frères sont les avatars répétés d'une fraternité à construire et chaque fois problématique ou en échec. Ne pouvant multiplier les citations, je ne choisis qu'un exemple, le conflit entre Joseph et ses frères:
Tout l'objectif de cette histoire est d'arriver à construire la fraternité. Quand cela arrive, l'histoire des enfants d'Israël peut commencer, et témoigner non seulement, comme les Patriarches, à l'échelle individuelle, mais également à l'échelle de l'identité collective d'une société, d'une nation.
Mais l'histoire d'Israël n'est pas encore achevée. C'est l'histoire d'une entreprise : fabriquer l'être-frère, construire la fraternité, seule solution au problème du couple, lui-même véhicule du problème de l'histoire. On pourrait reprendre cela de mille manières ; on n'a jamais dit autre chose, dans l'enseignement des Patriarches, des prophètes, des rabbins, dans toute la tradition juive. Depuis le début jusqu'à la fin, c'est toujours cela l'essentiel : comprendre le sens de l'identité messianique et en connaître le mode d'emploi afin de savoir fabriquer l'être-frère, afin que l'histoire s'achève et que l'on commence vraiment la vie qui vient ``après les jours'', et pas seulement cet effort d'engendrement où nous sommes, vivant comme un foetus et pas encore comme un être né.
On ne s'étonnera pas si pour Léon Askenazi, ce problème reste d'actualité. reprenat une idée du rav Kook, il écrit:
Le mishkan, l'unité de l'ensemble, a été détruit à cause de la haine gratuite entre les individus, les uns envers les autres, et entre les institutions, les unes envers les autres. Il ne peut être reconstruit que par l'amour gratuit ; l'amour gratuit, cela veut dire être capable d'aimer même celui qui n'est pas aimable.
Le problème éthique est donc essentiel aussi bien pour Léon Askenazi que pour Emmanuel Levinas. Il reste cependant entre leurs approches une différence qu'il faut décrire et dont il convient de rendre compte. Pour Emmanuel Levinas, la relation entre le Moi et Autrui est primordialement dissymétrique. Que l'obligation envers autrui soit postérieure à sa révélation comme dans ses premiers écrits ou qu'elle lui soit préalable et constitutive de la subjectivité même, dans les deux cas la relation à Autrui ne se retourne pas. Il n'y a pas réciprocité, du moins tant que le tiers n'entre pas en scène et modifie la donne. Je suis l'obligé d'Autrui, j'en suis responsable ou même l'otage, mais je ne peux exiger l'inverse. Tel est en tout cas le point de départ de l'analyse, ce qui n'a évidemment pas manqué de troubler de nombreux interprètes qui n'ont pas toujours saisi comment il doit être immédiatement infléchi.
En revanche, pour Léon Askenazi, la relation éthique est essentiellement réciproque. Etablir la fraternité est une tâche commune, à la limite le problème de la Communauté d'Israël dans toute ses dimensions passées, présentes et à venir. La notion de responsabilité n'est pas décrite comme responsabilité du Moi envers Autrui. La responsabilité individuelle s'insère toujours dans celle de la collectivité, de la famille ou du couple face à ce qu'ils doivent réaliser. Pour Léon Askénazi, il peut y avoir une différenciation entre les oeuvres à accomplir par tel ou tel. Chaque tribu a son rôle, l'homme n'est pas la femme, le prêtre n'est pas le roi. Chacun à sa place peut être investi d'obligations spécifiques, mais la tâche reste collective.
Cette différence d'approche s'explique si l'on n'oublie pas les horizons respectifs dans lesquels s'enracinent les itinéraires de pensée d'Emmanuel Lévinas et de Léon Askénazi. En forçant le trait, Emmanuel Levinas part du Moi philosophique enfermé dans son ipséité, est saisi par la révélation d'Autrui, et c'est seulement avec la survenue du troisième homme, du tiers, que le collectif et ses problèmes d'organisation prennent leur sens.
Le trajet de Léon Askénazi s'effectue en sens inverse. La donnée première est l'histoire humaine dans son parcours infini, l'oeuvre collective de constitution des identités personnelles dont Israël est le centre et le lieu de conciliation. C'est dans sa participation à cette oeuvre incommensurable que l'individualité surgit et que chacun trouve sa place irréductible. On comprend donc pourquoi, issus d'horizons aussi éloignés, les routes parcourues par Léon Askenazi et Emmanuel Levinas se rapprochent mais qu'un écart dans l'accentuation des thématiques subsiste jusqu'au bout. Cependant une étude précise conduit à la conclusion qu'il n'y a jamais contradiction.
Un dernier point, l'Etat d'Israël. A l'origine, jusque vers 1960, Léon Askenazi est fort réservé à son égard, suivant en cela l'enseignement de Jacob Gordin et en accord avec les idées du monde orthodoxe dont il est issu. Il n'accorde pas à l'Etat de signification privilégiée. Comme on le sait, après la rencontre avec le Rav Kook, sa position se modifie profondément. Que le peuple juif ait retrouvé sa terre et sa souveraineté politique est dès lors considéré comme la première étape d'un processus de rédemption qui doit conduire bien au delà de la sphère politique initiale.
Mais qu'en est-il pour Emmanuel Levinas ? L'existence de l'Etat d'Israël est-elle pour lui autre chose qu'un bouclier de protection, la seule manière efficace pour le peuple juif de se défendre dans un monde de violence. Ou au contraire, faut-il y voir une réalisation dont le sens transcende ce réalisme ? Le souci éthique dont le sol originel est la relation du Moi à Autrui rejoint-il le collectif ? Je lui laisse la parole:
Nos trois études groupées sous le titre de « Sionismes » tendent seulement à montrer comment l'oeuvre historique de l'Etat, dont il n'est pas possible de se passer dans le monde politisé à l'extrême de notre temps, oeuvre de courage et de travail qui se veut laïque, s'imprègne en Israël, dès le début, et progressivement, des pensées jeunes, mais issues de la Bible ; comment la continuation et le développement de cette culture biblique se montrait inséparable des fins temporelles de l'Etat et débordait ces fins. Impénitente eschatologie d'Israël...
L'important de l'Etat d'Israël ne consiste pas dans la réalisation d'une antique promesse, ni dans le début qu'il marquerait d'une ère de sécurité matérielle - problématique, hélas ! - mais dans l'occasion enfin offerte d'accomplir la loi sociale du judaïsme...
La subordination de l'Etat à ses promesses sociales articule la signification religieuse de la résurrection d'Israël comme, aux temps anciens, la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre.
C'est par là que l'événement politique est déjà débordé. Et c'est par là enfin que l'on peut distinguer les juifs religieux de ceux qui ne le sont pas. L'opposition est entre ceux qui cherchent l'Etat pour la justice et ceux qui cherchent la justice pour la subsistance de l'Etat...Justice comme raison d'être de l'Etat - voilà la religion.
Léon Askenazi et Emmanuel Levinas ont maintenant rejoint leurs fées tutélaires. Mais au firmament de la pensée, deux étoiles supplémentaires, et non des moindres, ont été fixées. Si leur coloration est différente, les faisceaux de lumière qu'elles émettent sont convergents. Par delà l'existence de ceux qui les ont allumées, ces étoiles sont désormais intégrées, à la fois dans leur distance et leur proximité, aux sources authentiques des traditions de notre peuple. Elles éclairent les premiers pas du chemin encore à parcourir qui, dans une nouvelle étape, après la souveraineté politique reconquise, verra inéluctablement réapparaître le juge, le shofet, verra inéluctablement renaître le droit juif, les michpetei Israël, actuellement encore occultés par une étrange amnésie collective.
Georges Hansel "La Bible au Talmud" publie chez Odile Jacob en 2008
Commentaires
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Bel exercice et démonstration limitée mais agréable et utile.
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