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L’exode des Juifs, l’autre catastrophe

 

L’exode des Juifs, l’autre catastrophe

 

Serge Dumont

 

 

Ils étaient un million de Juifs vivant dans les pays arabes lors de la création de l’Etat hébreu en 1948. Ils ne sont plus que… 5000 aujourd’hui. Le gouvernement israélien a lancé une campagne en faveur des Mizrahim pour qu’ils obtiennent une indemnisation

Nichée au fin fond d’une petite impasse proche de la promenade de mer de Tel-Aviv, la petite synagogue fréquentée par les Juifs originaires d’Alep, en Syrie, était bondée lundi à l’occasion des officies de Rosh ha-Shana, la nouvelle année juive. A l’instar des 10 500 autres lieux de culte de l’Etat hébreu, les fidèles y ont notamment récité une prière spéciale implorant le Tout-Puissant d’épargner à leur pays les soubresauts d’une guerre avec l’Iran. Mais à la sortie de l’office, la plupart d’entre eux refusaient de s’exprimer sur la Syrie.

«A quoi bon?, interrogeait Youssef Karras, âgé de 60 ans, fils d’un bijoutier connu d’Alep. Ma famille et moi avons souffert des années avant de pouvoir nous exfiltrer avec une petite valise et quelques bijoux cachés dans la doublure d’un corset de ma mère. Pourquoi voudriez-vous que j’aie la nostalgie?» Et de poursuivre: «Beaucoup d’entre nous regrettent leur jeunesse passée, mais pas de l’endroit où ils sont nés car les Juifs n’ont jamais été acceptés dans les pays arabes. Leur vie n’y était pas rose et leur statut était inférieur à celui des musulmans.»

C’est en tout cas la période de ferveur des grandes fêtes juives qu’a choisie le vice-ministre israélien des Affaires étrangères, Danny Ayalon, pour lancer, avec l’aide du Congrès juif mondial (CJM) et de diverses associations fort actives aux Etats-Unis, la campagne «Je suis un réfugié» visant à sensibiliser la communauté internationale au sort des Juifs qui ont fui les pays arabes entre 1948 (création de l’Etat hébreu), 1956 (guerre du Sinaï) et la fin des années 1960, dans la foulée de la guerre des Six-Jours (1967).

Combien étaient-ils ces Mizrahim («orientaux» en hébreu)? Les estimations varient de 750 000 à un million de personnes. Environ 275 000 d’entre elles ont quitté le Maroc, 145 000 l’Algérie, 75 000 l’Egypte, 70 000 la Tunisie, 68 000 le Yémen, 35 000 la Syrie et 5000 le Liban. Quelques centaines d’autres ont également été expulsées du Koweït et des émirats voisins.

Des pogroms ont eu lieu en Egypte, en Syrie, en Irak, au Yémen et à Aden entre autres. En 1948, les Juifs d’Egypte qui fuyaient ces violences se sont vu retirer collectivement leur nationalité. Ils sont donc devenus apatrides d’un jour à l’autre et la plupart de leurs biens ont été nationalisés après l’arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser (1952).

 

Aujourd’hui, il ne reste plus que 5000 Juifs dans les pays arabes, dont un millier en Tunisie et 300 au Yémen. La communauté juive d’Aden, dont les membres descendaient des tribus guerrières (leurs tribulations sont évoquées dans le Coran), se résume aujourd’hui à un petit musée situé au rez-de-chaussée d’une synagogue de Tel-Aviv n’accueillant plus qu’une dizaine de vieillards.

Le dernier exode des Juifs arabes s’est produit en 1992 lorsque Hafez el-Assad, le père du dictateur syrien actuel, a autorisé les derniers Juifs vivant dans son pays à partir en exil via la Turquie. Une mesure secrètement négociée par des émissaires de la communauté juive américaine, elle-même conseillée par la World Organization of Jews from Arab Countries (Wojac).

Pourtant, dans le courant des années 1980, la grande synagogue de Beyrouth a été rénovée à grands frais. L’Egypte a également autorisé la remise en état des 22 lieux de culte juifs que compte ce pays et au Caire. Char Hashamayim (la porte du ciel), la synagogue la plus connue de la capitale égyptienne, a également bénéficié d’importants travaux financés par des mécènes suisses. Mais à part quelques touristes, ces lieux ne sont plus guère fréquentés.

Au début du mois, les diplomates israéliens à l’étranger ont en tout cas reçu l’instruction de relayer la campagne «Je suis un réfugié» chaque fois que l’opportunité leur en est donnée. Et de faire monter le sujet en puissance autant que possible. A en croire l’entourage de Danny Ayalon et du ministre des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman, la campagne s’étendra sur plusieurs années. Un site internet censé populariser la cause des Miz­rahim et de recueillir leurs témoignages sera ainsi créé. En outre, une «Journée des réfugiés juifs» sera instaurée.

De son côté, le Ministère israélien des pensions recueille depuis 2009 des documents et des souvenirs. Selon la vice-ministre Léa Nass (Likoud), plus de 20 000 sources diverses auraient déjà été mises en mémoire. Objectif? Créer un musée calqué sur Yad Vashem, l’institut perpétuant la mémoire des victimes de la Shoah.

 

Ancien ambassadeur d’Israël aux Nations unies et figure fort médiatisée du parti d’extrême droite Israël notre maison présidé par Avigdor Lieberman, Danny Ayalon n’a pas découvert le dossier des Miz­rahim en se réveillant un beau matin d’été. Parce qu’il est le descendant de Juifs algériens et parce que le sujet n’est pas nouveau. L’ONU s’est déjà penchée sur la question des «réfugiés juifs» en 1950. Plus tard, la Knesset en a débattu à plusieurs reprises avant de voter une résolution sur la question en 1987. Quant au CJM, il a organisé deux conférences internationales au cours des années 1990. Enfin, plusieurs livres et un film documentaire intitulé Les Réfugiés du silence sont également diffusés de longue date.

En fait, si le gouvernement israélien a décidé de relancer le dossier maintenant, c’est pour des raisons purement tactiques. Parce qu’il veut allumer un contre-feu à l’offensive diplomatique que l’Autorité palestinienne (AP) lancera durant l’Assemblée générale des Nations unies du 27 septembre afin de faire progresser la candidature de la Palestine au statut d’Etat non membre à l’ONU (LT du 18.9.2012).

L’Etat hébreu, qui ne veut pas lui laisser le champ libre, ressort donc son dossier en martelant que les Palestiniens ne sont pas les seuls à souffrir du conflit israélo-arabe et que les «réfugiés juifs» sont plus nombreux que les autres. Dans ce cadre, l’organisation Justice pour les Juifs des pays arabes (JJAC), qui est l’un des fers de lance de la campagne avec la Wojac, affirme que le montant des propriétés juives volées ou abandonnées s’élèverait à environ 6 milliards de francs suisses. Cela alors que la valeur de celles des Palestiniens ne dépasserait pas 430 millions de francs.

La JJAC poursuit sa charge en proclamant que les pertes subies en 1948 et en 1967 (guerre des Six-Jours) par les réfugiés palestiniens ont été compensées par les dons de la communauté internationale, entre autres, par l’Unrwa (l’agence des Nations unies chargée de leur fournir une aide sociale et matérielle), alors que les Juifs déracinés auraient été «abandonnés à eux-mêmes».

 

La réalité est moins tranchée. En effet, contrairement aux Palestiniens qui ont été parqués dans les camps installés dans les pays voisins et dans lesquels leur liberté était limitée, les Mizrahim ont rapidement trouvé le moyen de rebondir. Deux tiers d’entre eux ont émigré en Israël, où ils ont bénéficié d’une aide notamment pourvue par les organisations caritatives juives de la diaspora. Quant aux autres, ils ont, avec l’aide des communautés juives locales, pu démarrer une nouvelle vie en Europe (France, Belgique, Suisse, Italie), en Amérique du Sud (Brésil), au Canada et aux Etats-Unis.

«Le problème des Juifs des pays arabes est l’autre versant de la question des réfugiés palestiniens, assène cependant Danny Ayalon. En 2010, la Knesset a voté une loi obligeant tout gouvernement israélien à inclure cette question dans les pourparlers et nous le ferons. Les Palestiniens demanderont des compensations financières pour leurs réfugiés? Eh bien nous aussi et l’addition sera salée.» A ses yeux, les pourparlers de paix avec les Palestiniens se résumeront donc à un marchandage de maquignons.

En Irak, en Egypte, en Syrie, en Libye et en Algérie, entre autres, les biens des Juifs partis à l’étranger ont le plus souvent été accaparés par des proches du régime. Les démarches entamées à titre individuel par l’un ou l’autre de ces propriétaires spoliés se sont toujours heurtées à une fin de non-recevoir. Paradoxalement, il a fallu attendre 2005 pour qu’un pays arabe prenne l’initiative de discuter de l’indemnisation de ses ex-ressortissants. L’initiative est venue du Ministère libyen des affaires étrangères qui a, par l’intermédiaire d’un député arabe israélien à la Knesset, contacté Meir Kahlon, président de l’Organisation des Juifs libyens (OJL) en exil.

Dans la foulée, ce dernier, qui a émigré en Israël en 1950, s’est rendu en Jordanie pour y rencontrer secrètement un émissaire de Mouammar Kadhafi. Fort naïvement sans doute, il croyait entamer des négociations en vue d’une indemnisation directe des Juifs libyens expulsés et expropriés en 1969, au lendemain du coup d’Etat perpétré par le «Guide», mais les discussions ont pris une tournure à laquelle il ne s’attendait pas. Car, en guise de dédommagement, le leader libyen lui a proposé de créer un parti politique qui aurait été largement financé par la Libye afin de porter les idées de Kadhafi… à la Knesset.

 

Selon Meïr Kahlon, Saïf al-Islam, l’un des fils du dictateur libyen, téléguidait les discussions, qui se sont interrompues sans résultat en 2007. Cet échec n’a cependant pas empêché l’entourage du «Guide» de reprendre contact avec l’Etat hébreu afin de tenter de lui acheter des armes lorsque son régime a senti la fin approcher. A l’époque, pour amadouer Jérusalem, les Libyens proposaient également d’indemniser les Juifs expulsés mais ils se sont heurtés à un refus cinglant.

Peu après la mort de Kadhafi en octobre dernier, des représentants des Juifs libyens ont contacté Tripoli afin d’obtenir le droit de visiter les lieux de leur enfance et de prier sur les tombes de leurs ancêtres. Le nouveau pouvoir leur a fait comprendre qu’ils risqueraient leur vie en tentant pareille aventure. L’un d’eux disposant d’un passeport britannique a d’ailleurs été arrêté durant un court séjour à Tripoli et il jure depuis lors qu’il a «compris la leçon».

 

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/8a0b8646-01b8-11e2-98ca-8895e65e89ff%7C4

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