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La politique du professeur

Un technicien, un animateur, remplaçable éventuellement par des appareils électroniques ?

La politique du professeur (info # 022701/15)[Analyse]

Par Llewellyn Brown© MetulaNewsAgency

 

Heurts en milieu scolaire

 

Quelle place peuvent occuper les questions politiques dans une salle de classe ? Cette question est devenue particulièrement pressante ces derniers temps. Travaillant récemment en cours de Lettres sur La Vie devant soi de Romain Gary, un élève souleva la question : Pourquoi les Juifs sont-ils toujours persécutés ? Le sujet est assurément vaste, et complexe. Jugeant ma première réponse – improvisée – bien insuffisante, j’en vins à en formuler une autre plus construite. Dans cette nouvelle réflexion, la pérennité du problème m’amena à affirmer que l’on avait fini par inventer le “peuple palestinien” pour mieux éradiquer les Juifs du Proche Orient. On s’en doute : l’assertion provoqua… quelques remous !

 

Cet incident ne tarda pas à connaître une suite, provoquée par l’actualité tragique : massacre à Charlie Hebdo le 7 janvier, prise d’otages juifs sanglante deux jours après. On sait qu’un rassemblementd’une ampleur inouïe eut lieu immédiatement après, et que le slogan universellement brandi ne devait rien à la tuerie des Juifs qui venait tout juste d’être perpétrée : la foule se réunit plutôt autour du petit nom sympathique « Charlie ». On prétendait être venu défendre la « liberté d’expression » : celle dont presque aucun des organes de presse ne veut se prévaloir, choisissant d’en laisser l’exclusivité au journal irrévérencieux.

 

Pourtant, dans la servilité ambiante, un professeur eut le courage de prendre ce droit à la lettre : la liberté d’expression en cause était précisément celle de caricaturer le fondateur de la religion mahométane. Ainsi, un professeurprésenta à ses élèves de collège des dessins genre Charlie Hebdo en cours d’arts plastiques. Il fut immédiatement suspendu pour une période de quatre mois « dans un souci d’apaisement » (il est loisible d’entendre la résonance historique de ce terme…). On ouvrit également une enquête administrative, en refusant d’entendre sa version de l’histoire1.

 

Pour ceux qui connaissent les établissements “ordinaires” en France, et la forte poussée identitariste de la population mahométane dans ce pays, le genre de réaction que put déclencher la minute de silence en hommage aux victimes n’a rien pour étonner.

 

C’est donc la terrible actualité qui ne tarda pas à m’obliger à un retour, dans mes cours de Lettres, aux questions politiques. Plus généralement, il était devenu nécessaire de réfléchir à la place de la politique en classe, tout particulièrement dans un cours qui n’est pas formellement consacré à un thème comme « l’éducation civique ».

 

On le sait : tout ce qui touche à la politique peut semer la division et déchaîner les passions. Certes, le programme scolaire laisse une place de choix à « l’argumentation » ; et la « poésie engagée » est étudiée en classe de 3ème. Les manuels présentent immanquablement ces thèmes dans une optique consensuelle, mais ces derniers peuvent provoquer de réelles interrogations. Par ailleurs, il suffira de lire de près certaines œuvres littéraires pour déceler la présence de sujets que certains préfèrent censurer, tel l’esclavage pratiqué par les musulmans, que notre ineffable ministresse de la Justice souhaite que nous évitions : Les Fourberies de Scapin, de Molière, y font référence, dans le fameux refrain de Géronte : « Mais que diable allait-il faire à cette galère ? » (classe de 5ème) ; la traite des esclaves par les Africains noirs, dans Tamango, de Prosper Mérimée (classe de 4ème). Puis, on pourrait penser aux descriptions de la culture musulmane faites par des auteurs comme Claude Lévi-Strauss, Voltaire (Le Fanatisme ou Mahomet le prophète), Montesquieu, Beaumarchais, Chateaubriand… Plus largement, on imagine le nombre de textes qu’il faudrait interdire à l’école afin de ne pas porter offense à la croyance de tel ou tel groupe !

 

En réalité, les sujets pouvant soulever des difficultés – pour le professeur, auprès des élèves et de leurs parents – sont potentiellement en nombre illimité : religion, politique, sexualité. Il est vrai que, dans le domaine littéraire, de tels sujets bénéficient souvent d’une mise à distance et d’une abstraction dues à leur dimension esthétique : l’élève aura la perception qu’il ne s’agit “que” d’un roman ou d’une pièce de théâtre, dont il lui faudra analyser la construction littéraire. Mais ce ne sera pas toujours le cas.

 

Laïcité

 

L’exclusion des questions politiques et religieuses est généralement évoquée en lien avec la notion de laïcité. Or celle-ci ne peut en aucun cas supposer l’évitement des questions les plus épineuses. Posée sur des bases conceptuelles, la laïcité suit la même orientation que la séparation entre l’Eglise et l’Etat. Ainsi, elle concerne aussi la distinction entre le foyer familial et l’école2. A la maison, les parents instillent des valeurs dans leurs enfants : ils disent ce que ces derniers doivent croire, dans les domaines de la politique et de la religion. Les parents éduquent, transmettant à l’enfant leurs croyances et leurs préjugés. En revanche, dès qu’il franchit le seuil de l’école, l’enfant devient élève. Le rôle de son professeur consiste alors à l’instruire. C’est dire que la fonction de l’école consiste, entre autres, à affranchir l’enfant des influences de son milieu naturel.

 

Se trouvant au sein d’une classe, l’élève n’est plus tout seul, mais pris dans une série d’autres élèves. De la même façon, ses préjugés se trouvent mis sur le même niveau que les croyances, souvent contradictoires, des autres. Il est alors amené à comprendre que les idéaux qui étoffent son existence sont une construction dont la valeur est relative, et que, s’il veut échanger avec d’autres, il lui faudra trouver un terrain commun par la parole et par le raisonnement. Dans ce contexte, l’insulte n’a pas sa place ; mais il ne faut pas la confondre avec la critique la plus sévère que l’on peut faire de toutes sortes de façons de penser.

 

Dans ce contexte, laïcité signifie que si l’enseignement peut rudoyer les préjugés de l’élève, personne ne lui dictera ce qu’il est supposé croire. Le professeur a le devoir de lui ouvrir des horizons, afin qu’il puisse voir les questions sous un angle différent, pour qu’il puisse nuancer sa réflexion. A cette fin, le professeur offre les outils conceptuels qui lui permettent de réfléchir pour lui-même.

 

Ce qui est de l’ordre du concept, c’est justement ce qui est susceptible d’avoir une extension universelle, qui ne s’attache pas à une identité individualisée. Dès lors, toute question épineuse pourra être traitée, sans pourtant que l’opinion en tant que telle soit élevée au statut d’un critère d’évaluation. Voire, il est du devoir de l’école de permettre à l’élève un rapport apaisé aux pensées divergentes, hétérodoxes. Cette démarche ne conduit pas à effacer la personnalité de l’élève : son individualité sera d’autant plus mise en valeur qu’il saura mettre ses convictions en jeu – au lieu de simplement s’y accrocher – et les soumettre à la rigueur d’un raisonnement.

 

Politique de la parole

 

Il n’est pas inutile de pousser plus loin notre réflexion, et d’affirmer que dès que l’élève prend une idée, une phrase, et la transforme en une question, celle-ci acquiert un statut politique, dans la mesure où elle engage et son intimité, et son lien avec les autres. Politique s’entend ici non dans le sens de l’appartenance à un groupe cherchant à exercer le pouvoir, ou à une idéologie répertoriée (autrement dit, en “extension”), mais dans la dimension de l’intensité, c’est-à-dire, dans son enjeu pour chacun. Comme Jean-Claude Milner en élabore l’idée, c’est la parole elle-même qui est politique. Ce qui est fondamentalement en jeu dans ce contexte, c’est le corps de l’être parlant : la manière dont il se situe en lien avec les autres ; dont il donne de lui-même…

 

Cette question politique est celle qui divise chacun en lui-même, c’est-à-dire, elle lui coûte :par définition, il n’est pas aisé de la traiter avec détachement, avec équanimité. Parler suppose prendre un risque personnel : on s’y trouve seul, dépourvu du confort qu’apporte l’appartenance à un groupe. Cela est assurément vrai de tout ce qui touche aux préjugés : toute question qui, dès qu’on la creuse, fragilise ces derniers – qu’ils soient d’ordre personnel ou collectif –, devenant ainsi “politique”.

 

Il est des questions qui divisent tout particulièrement : c’est ce que Jean-Claude Milner a situé dans le nom Juif. Dès que l’on touche à celui-ci, et que le Juif n’est pas placé à une distance convenable, coupé du présent – tels, les Juifs ayant péri dans la Shoah : un événement déjà passé, objet de déclarations pieuses qui rassemblent même ceux qui, en Occident, calomnient journellement Israël –, les passions s’éveillent. Les passions, c’est-à-dire, au fond, le refus de savoir et de s’affronter aux difficultés de l’existence.

 

Ce statut politique de la parole s’éprouve en classe. En effet, si l’élève pose une question, c’est parce qu’elle est, au fond, problématique. Par conséquent – et précisément –, le professeur doit être en mesure d’y répondre : il lui incombe de reconnaître la dignité de la question, afin d’honorer l’intelligence de l’élève ; afin que celui-ci découvre le moyen de donner forme à ses interrogations, d’en explorer les implications et les conséquences.

 

Cela signifie que, quand l’élève s’adresse ainsi au professeur, il ne demande pas qu’on lui retourne le contenu objectivé de l’encyclopédie. Certes, celui-ci n’est jamais très loin, et le professeur doit être détenteur d’un réel savoir, mais il est indispensable que celui-ci soit incarné. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une abstraction, mais d’un savoir qui émane de l’être parlant à qui l’élève s’adresse. Celui-ci attend donc une réponse originale, singulière. Derrière sa question manifeste, il demande : Qu’est-ce que cette question pour vous ? Quel est votre rapport à ce sujet ?

 

A ce moment, l’élève doit impérativement trouver, en face de lui, un Autre consistant, qui sache répondre : certes, le professeur y met en jeu ses connaissances – parfois scolaires –, ses propres réflexions également, mais il engage aussi son rapport à la parole, qui est, au fond, son rapport le plus intime à l’existence. Le professeur est ainsi celui qui donne de soi-même, de sa personne. Pour être fonctionnaire, il ne reste pas moins investi d’une réelle mission, que la conception utilitariste actuelle de l’école tente de faire oublier.

 

Le professeur parle à partir de sa singularité. Une telle prise de parole pourra heurter les tenants de positions dogmatiques : les choquer, provoquer. Il blessera parfois le sens partagé par le plus grand nombre ; par moments, en introduisant des nuances qu’on ne voudra pas entendre ; en faisant voir le “mal”, là où on persiste à voir le “bien” ; surtout, en refusant à son interlocuteur l’appui réconfortant des dogmes. La singularité, c’est ce qui porte et provoque la solitude de chacun, donc la pensée. Il s’agit là d’une forme de blasphème opposée aux notions réputées sacrées. Pour cette raison aussi, il faut assurément du tact : la manière de dire – selon l’état d’esprit des élèves, la manière dont la question a été posée – comptera autant que son contenu.

 

Pour cette part du moins, le professeur « ne s’autorise que de lui-même », ainsi que Lacan le disait du psychanalyste. Cette maxime est lourde de conséquences. En effet, dans le respect de sa fonction – telle que nous en avons développé le cadre –, personne d’autre ne peut autoriser ou interdire l’acte d’enseignement du professeur : ni le chef d’établissement, ni l’inspecteur. En effet, le professeur est seul à pouvoir mesurer ce qu’il convient de dire ou de taire, au moment précis où les questions se présentent en classe. En retour, toute analyse de ce qui aura été dit, proposé, aux élèves, ne peut prendre forme en dehors de sa parole : comment le professeur relate et évalue la situation et le déroulement de celle-ci. Il n’existe pas d’autorité divine, absolue, capable de porter un jugement purement objectif, détaché de la situation de parole.

 

Véritable visée de l’autorité

 

Quoi qu’on en pense, l’école n’est plus, depuis longtemps, un lieu où règne la liberté de parole et de pensée : cette richesse a largement été perdue à la suite des agissements de lobbies bien-pensants3, déterminés à modeler les jeunes générations, à les éduquer. Tout en nourrissant leur ignorance, on leur instille l’amour de l’“Autre”, l’adhésion aux valeurs passagères comme le “développement durable”, et ainsi de suite, plutôt que de leur donner les outils pour critiquer les mots d’ordre assénés, à l’extérieur, par les dirigeants et par les media. L’école devient ainsi un lieu de conditionnement idéologique.

 

Telle est la visée du pédagogisme, qui entend mettre l’enfant au centre du dispositif scolaire, transformant ce dernier en un “lieu de vie” immergé dans un environnement social dont on refuse d’extraire l’élève pour favoriser son autonomie. Le professeur devient un simple enseignant : un technicien scolaire ou animateur, remplaçable éventuellement par des appareils électroniques, réputés plus efficaces à rendre l’enfant adapté au monde que l’on façonne pour lui, à la place à laquelle on veut l’assigner.

 

Une conception toute imaginaire de l’enseignement suggère que le professeur viserait à diffuser une pensée conforme, sous prétexte que le discours qu’il sert impose une exigence intellectuelle. C’est à la lumière de ce discours que, traditionnellement, on utilise le terme professeur en France, pour désigner ceux qui enseignent dans le secondaire. Cependant, l’autorité du professeur – du magister – n’est pas l’expression d’une volonté d’imposer son opinion personnelle, bien au contraire. Si l’élève se trouve rangé dans une série, le professeur aussi participe à cette orientation vers l’universel. En exprimant une opinion élaborée, le professeur invite l’élève à confronter son enseignement à d’autres points de vue, à d’autres élaborations : à le soumettre à un débat contradictoire. C’est pour cette raison que la liberté d’expression appartient aussi au professeur : elle n’est pas réservée au seul élève. Il est, en effet, logiquement impossible qu’un tel principe soit réservé à une seule partie dans une situation qui suppose l’échange.

 

Professeur et élève partagent donc la liberté – voire le devoir – de dire. Au centre du dispositif de l’enseignement, on ne trouve pas l’enfant ou l’élève, mais le savoir. Alors, professeur et élève y rencontrent la liberté d’expression non comme le droit de dire n’importe quoi, mais intimement comme une prise de risque.

 

Certes, le professeur est chargé d’instiller certains savoirs scolaires, normés. Mais sa fonction dans la parole va bien au-delà de cette fonction institutionnelle. Si les questions que l’élève pose s’adressent, derrière leur support convenu, à la singularité de son professeur, l’inverse est vrai aussi. Chaque professeur désire entendre, derrière un devoir scolaire, contraignant, la voix inédite de son élève : en quoi le regard de ce dernier est différent de celui du professeur et des autres élèves.

 

En dernière analyse, ce qui est recherché est une réponse absolument singulière de la part de l’élève : arriver au point où celui-ci apportera une réponse absolument imprévue, qui bouleverse tout, qui réponde au désir que le professeur lui-même a investi dans sa recherche sur le thème étudié. Cela suppose, à l’horizon de l’enseignement, une inversion des places : que l’élève soit capable de contester la parole du professeur, en lui opposant une construction, voire une réelle création qui fasse, à son tour, objet d’une réflexion approfondie et inouïe. On comprend bien que cette visée – située à l’infini – conditionne, en retour, les aspirations plus ordinaires.

 

La singularité, par définition, est dérangeante : elle ne cadre pas avec les modèles, elle ne permet pas à chacun de se voir dans le miroir d’un semblable. On sait que la liberté n’est aujourd’hui plus qu’une posture, et qu’elle recouvre un conformisme écrasant. Si l’imprescriptible singularité est décidément rejetée depuis un certain temps, les bouleversements survenus dans notre univers ordonné par les élites, accompagnés par une réalité qu’il devient de plus en plus difficile d’ignorer, signifient que d’autres voix commencent à s’entendre. Une brèche a été ouverte ; l’affrontement deviendra assurément plus âpre.

 

 

 

Notes :

 

1On peut lire, à propos de cet incident, l’article de Jean-Paul Brighelli.

2La question de la laïcité est traitée dans un nombre d’articles sur le blogde Catherine Kintzler.

3On lira avec profit le livre de Jean-Claude Milner : De l’école, qui date de1984, et qui a été réédité dans la collection « Verdier poche ».

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