Le « retour » des juifs français en Israël
Une envie de trente ans, longtemps repoussée. Et puis les étoiles ont fini par s'aligner, comme une évidence. « La finalité était de rentrer chez soi », disent-ils en choeur. A 48 ans, Carole Derei a enfin convaincu son mari André de quitter la France et de « monter », selon l'expression consacrée, en Israël. De faire son alya. André est né à Alger et Carole à Lyon, de parents originaires d'Algérie. Le 10 juillet, ils sont arrivés à Ashdod, port situé à mi-chemin entre Tel-Aviv et la bande de Gaza. Deux jours plus tôt, les forces armées israéliennes avaient lancé l'opération « Bordure protectrice » contre le Hamas, qui fera près de 2 100 morts en cinquante jours.
Le soir de leur arrivée à Ashdod, Carole et André ont suivi le mouvement général. Ils se sont réfugiés dans un abri, pour échapper aux roquettes du Hamas. Un peu plus tôt, sur le balcon, une amie avait pointé son doigt vers le sud. « Tu vois, Gaza, c'est là-bas. » Ça lui a fait tout drôle, à Carole. Mais rien ne pouvait atténuer leur détermination.
Lorsqu'elle a envisagé pour la première fois d'émigrer en Israël, à la fin des années 1980, le projet tombait mal pour André, qui travaillait à la SNCF et pensait à sa carrière. Le temps a filé, les enfants – un garçon, quatre filles – ont grandi à Lyon, inscrits dans une école juive. Il y a dix ans, le fils du couple est parti en éclaireur. Il s'est installé à Ashdod, est devenu agent immobilier. Il sera bientôt papa. Carole et André ont senti l'envie ancienne remonter à la surface, d'autant que l'atmosphère, en France, leur paraissait de plus en plus oppressante. Le supplice d'Ilan Halimi en 2006, l'équipée sanguinaire de Mohamed Merah en 2012, la logorrhée haineuse de Dieudonné. Le sentiment d'être assiégé dans son propre pays. L'une de leurs filles s'est fait cracher au visage dans la rue. L'autre, très croyante, la tête couverte, prenait le métro à Marseille avec son bébé lorsqu'elle a été insultée. « J'ai peur pour elle », dit sa mère.
Ils en ont eu assez d'éprouver la peur au quotidien, d'avoir le sentiment que les digues cédaient en France et que l'intolérable ne l'était plus. « J'en avais marre des étrangers », lâche-t-elle aussi. Lui, plus diplomate, raconte comment, à Lyon, il a progressivement renoncé à porter la kippa, lui préférant la casquette, sauf pour les fêtes. « Ici en Israël, dit-il, on marche dans la rue, il n'y a pas de préjugés. On peut être bleu, noir, vert, tout le monde s'en moque ! C'est une société cosmopolite. » Façon de parler, tant les discriminations contre les Arabes israéliens, qui représentent un quart de la population, sont accablantes. Mais de cela, les olims (immigrants) français ne parlent jamais, comme si ce monde parallèle n'entrait pas dans leur champ de vision.
Le représentant de l'Agence juive à Paris, organisation semi-gouvernementale israélienne, a provoqué un grand émoi en annonçant, début septembre, que pour la première fois dans l'Histoire, la France était en tête des pays sources pour l'alya. Sur les huit premiers mois de l'année, 4 566 juifs français sont « montés » en Israël, ce qui reste encore marginal par rapport à l'ensemble de la communauté en France, estimée à environ 500 000 membres.
En 2013, un chiffre record avait déjà été enregistré, avec 3 263 partants. La France est devenue un pays prioritaire pour l'Agence juive, qui y multiplie les réunions d'information pour séduire des candidats au départ. Deux cibles de choix apparaissent : les retraités, qui ont une certaine aisance, et les jeunes, en quête identitaire ou de nouvelles perspectives professionnelles. La crise en Europe renforce les envies de départ. « Il y a trente ans, on était dans un sionisme beaucoup plus mystique, autour de l'idée de retour du peuple juif sur ses terres, explique Arié Bensemhoun, ancien président de la communauté juive à Toulouse et directeur exécutif d'Elnet-France, organisation d'influence promouvant les échanges entre les deux pays. C'était une rupture. Aujourd'hui, il s'agit d'exilés de l'intérieur, de gens se sentant incompris, orphelins d'une France malade, qui souffre, avec laquelle ils gardent des contacts permanents. Certains décident de faire leur alya alors qu'on ne savait même pas qu'ils étaient juifs ! C'est la réalité qui les a amenés à un questionnement. »
PRIS EN CHARGE DÈS L'ARRIVÉE À L'AÉROPORT
Ashdod est l'une des destinations côtières où ils s'établissent. Moins cher, du point de vue immobilier, que la clinquante Tel-Aviv, moins à la mode que la station de Netanya et ses 11 km de plage, le port profite néanmoins de l'arrivée des olims. La branche locale du ministère de l'intégration – « Ministry of Immigrant Absorption » en anglais – avance des chiffres spectaculaires. Depuis le 1er janvier, 555 Français sont arrivés en ville, contre 320 et 248 sur les deux années précédentes,observe Michèle Nabet, responsable des francophones. « J'ai reçu ce matin une pharmacienne, dont le mari est compositeur. J'ai des jeunes, des célibataires, des familles avec des enfants en bas âge, chose rare ces dernières années. Ces familles juives ressentent la peur de les faire grandir en France. » Michèle Nabet est arrivée en 1983. Née à Mulhouse (Haut-Rhin), mariée à un Israélien, elle a travaillé au bureau de l'Agence juive à Paris, avant de faire son alya. « Je suis française ET israélienne. Mais la France d'aujourd'hui n'est plus du tout celle d'il y a trente ans. Quand on voit qu'il n'y a que des musulmans dans la queue devant la Sécurité sociale… »
Michèle Nabet guide les arrivants dans leurs démarches. Dès leur atterrissage à l'aéroport Ben-Gourion, ils sont pris en charge, couvés. On leur remet une liasse de shekels équivalant à quelques centaines d'euros pour leurs premières dépenses, puis, une fois leur compte en banque activé, ils perçoivent une aide pour l'installation, pendant six mois, proportionnelle à la taille de la famille. En revanche, ils doivent s'engager à suivre des cours intensifs d'hébreu, au rythme de cinq heures par jour, cinq jours par semaine pendant trois mois.
Parfois, la greffe ne prend pas, pour des raisons diverses : le coût de la vie, qui surprend souvent les arrivants ; la difficulté à trouver un emploi ; les différences de mentalité ; le cafard de l'expatriation. Sans surprise, l'alya la plus préparée en amont se passe le mieux. Il est impossible de donner un ordre de grandeur de l'échec. Les autorités taisent les statistiques, alors que l'administration suit forcément les arrivants à la trace.
En dehors des structures étatiques israéliennes, les olims français peuvent aussi compter sur les réseaux francophones, qui se sont renforcés ces dernières années. A Ashdod, Patricia Hassoun, 54 ans, est incontournable. Elle reçoit autour d'une limonade, dans son appartement situé en hauteur, dans l'un de ces immeubles modernes qui poussent dans ce quartier résidentiel. De son balcon, décoré tout le long de drapeaux israéliens, on aperçoit le petit port et la mer tentatrice. Les grues, dans les environs, gâchent le paysage mais donnent une idée de la mutation d'Ashdod.
Patricia Hassoun est arrivée en France à un an, en provenance d'Algérie. Elle a travaillé au service d'urbanisme, puis aux affaires sociales, à la mairie de Cabriès (Bouches-du-Rhône). En 2003, elle achète sur plan, avec son mari, l'appartement où elle nous reçoit. Depuis, son prix a été multiplié par deux. Il ne s'agissait alors que d'avoir une résidence secondaire. « Ce sont les enfants qui ont maîtrisé le mouvement du départ, pas moi », s'amuse-t-elle. Son fils aîné a décidé de s'installer en 2007 dans le port israélien, à 24 ans, avec sa fiancée. Puis sa fille est venue étudier à l'âge de 15 ans. Mais la dégradation du climat social et politique en France l'a également poussée à changer de vie. Un jour, la fonctionnaire découvre une croix gammée sur sa voiture. « Je n'ai pas compris. J'étais hyper-intégrée. Ça fait réfléchir. »
En octobre 2010, elle arrive à Ashdod. L'apprentissage de la langue ne va pas sans peine. Au lieu de profiter de la plage, Patricia Hassoun se lance dans l'immobilier. Mais très vite, l'idée de créer un site d'information sur la ville s'impose à elle. « A l'époque où je venais simplement en vacances à Ashdod, je me disais qu'il n'y avait pas de lien, malgré l'existence de différentes associations, que les Français étaient horriblement mal organisés. » Elle lance donc, avec l'aide de son fils, Ashdod Café, un site donnant conseils et adresses aux compatriotes. « Il y a aujourd'hui 17 000 Français et 60 000 francophones pour une population de 250 000 personnes, dit-elle. Pour certains, ça ne marche pas. Ils prennent trop leur temps, se croient en vacances. Ici, le fric file vite. Alors, ils retournent en France, au pays des aides. »
Patricia Hassoun se sent comme la reine de la marina. Son téléphone sonne sans cesse. Elle oriente, avertit, félicite, encourage. Elle rage contre le maire d'Ashdod, Yehiel Lasry, pas assez dynamique à son goût, alors qu'il y aurait tant à faire pour attirer encore plus de Français. Sa fille, âgée de 20 ans, vient de finir ses deux ans de service militaire. « Elle répare les hélicoptères. Pendant les combats à Gaza, elle a fait toutes les nuits. Elle connaissait Jordan. »Jordan Bensemhoun, 22 ans, est devenu le symbole de l'engagement des jeunes juifs français pour leur nouvelle patrie. Ce soldat franco-israélien, tué à Gaza, avait quitté Lyon pour s'installer en Israël à l'âge de 16 ans. Il faisait partie de l'unité terrestre d'élite Egoz. Le 22 juillet, à Ashkelon, plusieurs milliers de personnes ont assisté à ses funérailles. « Le choix de vie de Jordan était une leçon de sionisme », a déclaré l'ancien ministre de la défense, Shaul Mofaz, lors d'un éloge funèbre. Patricia est triste quand elle évoque sa mémoire. Comme s'il s'agissait d'un proche.
LE MONDE Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)
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