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Le Dieu de Spinoza

 

Le Dieu de Spinoza

 

 

Par Laurent Galley

 

Sur la première partie de l'Ethique : De Dieu.

 

Introduction biographique

Ce que nous savons du grand Spinoza, philosophe incomparable et comme étranger à son siècle comme à tous les autres, nous le devons pour une grande part à un certain Jean Colerus, ainsi qu’au témoignage d’un de ses disciples et médecin (Lucas) ; Colerus, qui rédigea un petit texte ambivalent intitulé La vie de B. de Spinoza,non sans loyalisme biographique que sans une considérable  haine pour les écrits jugés impies et blasphémateurs du « maudit » philosophe hollandais, habité par « Satan », dont il accepte pourtant d’en écrire la biographie ( !)…

Il doit probablement s’agir ici de la bonté sincère d’un parfait chrétien reconnaissant…  Baruch de Spinoza est né à Amsterdam, un 24 novembre 1632, d’une famille de marchands portugais dont la situation sociale partage les avis de Lucas et de Colerus... Famille pauvre pour l’un, aisée pour l’autre. La biographie de la Pléiade avalise la situation aisée de la famille de Spinoza. L’époque de Spinoza est en effet une époque prospère sur le plan économique et social, favorisant l’émergence d’un climat de vie bénéfique à tous et d’une activité intellectuelle et artistique plus intense qu’à d’autres périodes. Le siècle de Spinoza est par ailleurs souvent décrit comme un « siècle d’or » où la Banque la plus influente au monde est européenne et où nombre de pays européens, dont l’Angleterre, font figure de grandes puissances. Sur le plan culturel, le cartésianisme dynamise les esprits ; Spinoza écrira non sans être un contemporain de Hobbes, de Locke, de Saint Evremond, de Blaise Pascal ou encore de Malebranche. Comment ne pas avoir compagnies intellectuelles plus stimulantes ?...

Colerus raconte que, dès son enfance, Spinoza faisait preuve d’une imagination vive et d’un esprit alerte et pénétrant. Un de ses éducateurs, Van de Ende, était autant réputé pour son savoir que craint pour son influence, autant politique que philosophique, puisqu’il était accusé à l’époque, sur rumeur publique, d’encourager l’athéisme. On imagine non sans peine que Spinoza a fait ses classes dans un environnement très libéral sur le plan des idées. Lorsqu’il étudiera les grands textes sacrés, la Bible, la Talmud, ses questionnements provoqueront bien plus sûrement l’embarras et le courroux des rabbins chargés de lui enseigner l’interprétation des textes…

Naïvement, ou nativement, Spinoza exerçait déjà son entendement librement, tout en réalisant à quel point ce types d’audaces étaient mal perçues par les autorités du savoir. Tout du long de son apprentissage, il aura l’occasion de fréquenter ou de voisiner avec nombre de sectes religieuses de toutes sortes, se gardant bien de n’en jamais appartenir à aucune. Apprenant le latin, la théologie, il décidera assez vite de prendre ses distances avec cette dernière au profit de la physique. C’est dans cette période que, cherchant quelque œuvre susceptible de lui montrer la voie à suivre, il découvrit les ouvrages de René Descartes, qu’il ne put résister de dévorer rapidement et dans leur intégralité. C’est à partir de cette découverte que le destin de Spinoza se serait pour le moins scellé.

Le radicalisme de la raison cartésienne lui permit notamment de tenir l’enseignement des rabbins juifs de sa communauté pour des enseignements dépourvus de tout bon sens. De fait, son absence à la synagogue, son refus d’avoir commerce avec des religieux, qu’ils soient rabbins ou chrétiens, le forcèrent à adopter un mode de vie solitaire qui ne faisait qu’amplifier les rumeurs sur son compte, de trahison à sa communauté au profit d’une autre religion, ou tout simplement, d’être un athée dissimulé. Offense suprême, on l’a bien compris. Il s’autorisait toutefois à discuter avec les individus les plus savants et les plus éminents de ces mouvements religieux, probablement les plus respectueux et les plus accessibles, les plus ouverts aussi, montrant par-là même son indépendance pour le moins socratique et non sectaires, comme le furent les tenants des communautés de l’époque, ou lors des complots orangistes qui n’hésitèrent pas à pousser la foule à massacrer les frères De Witt, ses amis.

De la même façon, l’indépendance marginale de Spinoza allait faire jaser croissant les esprits d’Amsterdam, et, craignant pour sa vie, il dut très vite quitter la capitale pour pouvoir travailler dans la paix et la sérénité. Comme prenant les devants, la communauté juive ne manqua pas de l’excommunier dans un jugement pour le moins implacable : interdiction à quiconque de lui parler, de l’approcher ; excepté pour lui fournir de l’eau ou de la nourriture, le temps d’un délai de repentance, qui, une fois écoulé (30 jours), précipitait une close de bannissement, suivie d’une autre, définitive et absolue, sans moyen de ne jamais pouvoir réintégrer la communauté. Ce qui se produisit effectivement pour lui, sans que ses protestations ne soient reçues ou entendues. En 1664, Spinoza quitta donc la capitale pour Rhynsburg, proche de Leyde, puis, du fait des protestations animées des pasteurs du coin,  il passa par La Haye, où il se fit nombre d’amis qui prenaient un souverain plaisir à l’écouter discourir. Ce sont eux d’ailleurs, par leur insistance, qui le firent s’établir à La Haye, chez une logeuse du nom de Van Velden. Colerus rédige le manuscrit de la vie de Spinoza exactement dans la chambre où celui-ci s’enfermait, étudiait, écrivait, parfois durant quatre jours sans en sortir. Il déménagea encore dans une chambre annexe, pour des raisons pécuniaires, chez un ami peintre, Van der Spyck, qui lui fournit tout le confort nécessaire à son travail et à sa solitude, comme en témoigne une lettre datée de cette époque (lettre XXI) : « Le fruit que j’ai retiré de mon pouvoir naturel de connaître, sans l’avoir jamais trouvé une seule fois en défaut, a fait de moi un homme heureux. J’en éprouve en effet de la joie et je m’efforce de traverser la vie non dans la tristesse et les larmes, mais dans la quiétude de l’âme, la joie et la gaieté, ainsi je m’élève d’un degré » (p. LV) Pour ne pas être à charge d’autrui, bien qu’il fut très souvent aidé de quelques bourses généreuses, Spinoza cultivait un mode de vie d’une sobriété ascétique ! Colerus écrit :« (…) il a vécu un jour entier d’une soupe au lait accommodée avec du beurre, ce qui lui revenait à trois sous, et d’un pot de bière d’un sou et demi ; un autre jour, il a mangé que du gruau apprêté avec des raisins et du beurre, et ce plat lui avait coûté quatre sous et demi. Dans ces mêmes comptes il n’est fait mention que de deux demi-pintes de vin tout au plus par mois. »(p. 1319)

Une austérité et un ascétisme qui semble renouer avec la tradition originale d’Epicure, qui partage avec Spinoza un même type de santé particulièrement mince et fragile. Reste que, l’ascétisme des besoins augmente pour une part la liberté et l’indépendance du philosophe à l’égard de la société. Spinoza ne restera toutefois pas sans emplois, et il ne travaillera qu’à son compte, dans son atelier de polissage de lentilles… Un travail tout à fait en phase avec ses travaux inspirés de Descartes sur la Dioptrique, ou sur son traité inachevé de L’Arc-en-ciel. Sa production de verres polis fut saluée comme étant une des meilleures de son temps.

Il n’est pas que ses idées qui furent pour le moins déconcertantes pour son époque, son allure en elle-même était assez singulière : de taille moyenne, le teint noir des juifs portugais, les cheveux sombres et frisés, les sourcils tout aussi sombres et longs ; ses habits étaient négligés, considérés même par certains comme malpropres ; à ces reproches, il répondait qu’un homme n’en valait pas mieux d’avoir une belle robe, et qu’il était contre le bon sens de mettre « une enveloppe précieuse à des choses de néant ou de peu de valeur. » (p. 1320) La philosophie de Spinoza ne fait en effet que peu de cas du sujet en lui-même, ou de l’auteur ; celle-ci se devant d’englober toute la substance du monde et non s’attarder à l’individu en lui-même, qui ne représente rien qu’un mode de la substance, à ses yeux.

Colerus raconte qu’il maîtrisait très bien ses passions, qu’il n’était jamais ni fort triste, ni fort joyeux ; qu’il savait se modérer, que sa conversation était toujours paisible, et qu’il n’hésitait pas à se retirer si besoin, bien plutôt que d’imposer à quiconque la moindre de ses humeurs. Il supportait semble-t-il aisément les douleurs, et avec indifférence ; il commerçait volontiers avec tous ceux de son entourage, non sans leur donner conseil, suivant les cas, lorsqu’il se fut agit de détresses ou de tristesses, pour ses hôtesses et ceux qui prenaient soins de lui lors de ses maladies et alitements. Apparemment, il ne déconseillait pas la religion aux autres, il encourageait plus rationnellement autrui à la vie paisible et à la patience dans les douleurs de l’existence. Pour ce qui est de sa compagnie, il était toujours agréable, simple et paisible. Se reposant, fumant une pipe ; ou, pour se délasser l’esprit, s’amusait à jeter des mouches dans des toiles d’araignées pour les regarder se faire prendre ; où organisait des combats d’araignées entre elles, qui, parfois, le faisaient éclater de rire… Imitation du plaisir d’un Dieu orchestrant la fatalité tragique de ses modes ?... L’interprétation des plaisirs cruels d’un philosophe de la joie sera à laisser au compte des argumentations de chacun… Il aimait aussi à observer au microscope les différentes parties des plus petits insectes, dans le cadre de ses travaux.

Désintéressé par l’argent, œuvrant dans la seule perspective de la connaissance pour elle-même, il se contentait du minimum, comme on l’a vu, et il refusa les grandes sommes que des mécènes ou des amis lui proposaient pour l’entretenir. Le trop d’argent, disait-il, aurait tôt vite fait de me détourner de mes tâches. Il refusa également l’héritage que lui proposait sur testament son ami De Vries, au motif qu’il était d’une part trop onéreux et d’autre part, qu’il se devait d’en léguer celui-ci à sa propre famille avant toute chose. De Vries lèguera tout de même une rente viagère à Spinoza, que celui-ci refusera encore une fois, pour en faire descendre la somme à 300 florins au lieu de 500. De même, lors de la mort de son père, Spinoza laissa l’intégralité de l’héritage à ses frères et sœurs, pour ne récupérer qu’un seul lit, au demeurant fort confortable, paraît-il… Il n’est besoin que d’un bon sommeil pour penser juste ! Voilà qui s’appelle capitaliser correctement…

Spinoza refusera également les invitations honorifiques, car dès la publication de ses premières œuvres, son statut de grand philosophe fut très rapidement reconnu. Une chair de philosophie lui sera proposée par le docteur Fabricius, professeur en théologie, où toute liberté d’enseigner lui serait acquise, à l’exception toutefois de la moindre remise en cause des lois de la religion établie. C’est non seulement le poste en lui-même autant que la limitation induite au sujet de la religion, comme en témoigne la réponse de celui-ci à Fabricius (p. 1323), qui l’obligera à refuser là-encore ce que de plus ou moins bonnes âmes consentirent spontanément à lui offrir.

Spinoza a donc vécu de simplicité, de frugalité et de solitude, sans toutefois négliger les rares occasions de pouvoir discourir avec ceux qui le lui permettaient. Il est mort d’une manière tout aussi sobre, presque inopinément, tout en discrétion ; au point même que ses amis, le jour de sa mort, ne s’y étaient pas le moins du monde préparés. Il était en effet bien affaibli, probablement comme nombre d’autres occasions avant cela, regagnait fréquemment son lit et prenait son repas avec la même frugalité qu’à l’accoutumée ; peut-être même avec plus d’appétits encore. Aussi, son décès dans l’après-midi même du 21 février 1677, aura beaucoup surpris. Il ne se sentait mal que depuis deux ou trois jours, et il s’éteignit avec la même aisance et délicatesse qu’il n’avait eu à vivre jusqu’à l’âge de 44 ans.

 ***

Une philosophie immanente

Spinoza souhaitait faire paraître son grand œuvre de son vivant, dès 1675, mais l’instabilité politique et religieuse d’alors, doublée d’une rumeur plus que grandissante sur le putatif athéisme de son travail, l’engagea bien plus prudemment de n’en rien faire. Spinoza n’a pas connu dans sa vie que des démêlés avec la communauté juive d’Amsterdam, qui le radiera, mais également avec certains fanatiques plus ou moins menaçants, dont l’un ira jusqu’à l’agresser au couteau, perçant sans gravité son manteau, qu’il conservera toute sa vie comme le symbole d’un certain péril philosophique… Il est très probable que la grande sagesse du philosophe hollandais ne soit le produit d’une époque particulièrement barbare et sectaire, qu’il s’agissait bien intelligemment de prendre à revers. Quelque peu refroidi par son époque, Spinoza ne laissera paraîtra L’Ethique qu’après sa mort, celle-ci portant malgré tout ses initiales, lui qui désirait simplement une parution anonyme, tant il avait conscience que son ouvrage logique, géométrique, axiomatique, se devait de faire l’impasse sur toute forme d’individualité, y compris la sienne.

L’Ethique se présente en effet comme une immense cathédrale romane, et non baroque, comme chez Kant… Un édifice moral à l’état pur dont le primat logique ignore les spécificités d’un corps ou d’un temps, comme s’il tenait à la fois de l’universalité et de l’éternité. La perfection absolue de toute entreprise mathématique ne saurait donc avoir pour borne l’identité de son auteur ou de celle du moindre de ses lecteurs. Spinoza s’engage donc ici sur un terrain parfaitement opposé à celui de Descartes et de son cogito, son sujet pensant, rompant tout naturellement avec ce grand ancêtre dont il signale qu’il fut la lumière que l’humanité attendait depuis trop longtemps. L’infidélité théorique n’induit pas la moindre mésestime… Singularité de Spinoza : rendre justice à Descartes, c’est le renverser complètement…

Le sujet s’efface donc pour laisser place à la Nature toute entière, qu’il appelle Dieu. « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit ce dont la nature ne peut être conçue qu’existante. » (p. 309) Ce postulat premier de l’Ethique, fait table rase du doute cartésien, de l’intuition du néant, des sens trompeurs, etc. Le clair-obscur de Descartes, ou sinon, les ténèbres qui surplombaient sa clarté distincte, plus rien de tout cela ne subsiste dès cette première définition « De Dieu », qui ouvre l’Ethique. Premier accord d’une symphonie du monde…

 

Qu'il ne peut exister qu'une seule et unique substance

L’essence enveloppe l’existence, voilà qui ruine très directement la dichotomie cartésienne de l’esprit et du corps, ou ce que l’on nomme également, la substance pensante et la substance étendue. Il n’y a pas différentes essences dans l’existence, il n’y en a qu’une : la Nature. Celle-ci ne fonde son existence que sur elle-même, elle n’a nul besoin d’expérimenter les difficultés méthodologiques et métaphysiques du doute pour déboucher sur une certitude. La Nature ne peut qu’exister, sans le moindre doute possible, et elle est toute entière cause de ce que nous sommes. En tant que substance divine, elle est infinie, et ses attributs le sont aussi. Les attributs de la substance, qui, en Dieu son infinis, mais que l’entendement humain peut connaître sous deux formes : la pensée et l’étendue. La Nature existe donc « nécessairement ». La cause incausée, la première causalité à tout ce qui est, s’apparente ici à la Nature, il n’y a pas chez Spinoza à chercher plus loin.

L’inexistence de Dieu reviendrait à nier l’existence de la Nature, l’essence n’enveloppant plus l’existence, il en conclut simplement que cette idée ne peut qu’être absurde, car elle retirerait toute signification à ce qui existe. A partir de cette substance infinie, toute chose existante est causée par cette première cause incausée qu’est la Nature. Tout en découle sur le mode des causes et des effets, ce qui revient à dire qu’à toute chose existante ou tout événement produit, appartient une raison propre. S’il devait y avoir, nous dit-il, des contradictions dans la substance ou dans ses attributs, nous assisterions au spectacle absurde d’un arbre parlant, d’hommes naissant de pierres, ou d’individus discourant avec Dieu lui-même, sous sa forme anthropomorphique…

A ce titre, combien de croyants considèrent encore aujourd’hui Dieu sous sa forme théiste ?, c’est-à-dire personnifiée… Voilà qui dépasse l’entendement logique de Spinoza. Il n’est plus question chez lui d’un Dieu personnifié, mais d’une substance naturelle, déterminant l’existence de toute chose. Une telle définition de Dieu est profondément hérétique du temps des grandes persécutions chrétiennes ; elle en abat le poids du jugement divin ! Elle en abat même toute génuflexion à l’égard du Créateur. Il n’est plus question pour Spinoza de souscrire à l’image grotesque d’un Dieu vengeur, prédicateur, qui nous observerait d’en haut et qui serait habité en lui-même des attributs humains et de leurs affections ou passions.

En ceci, toute contradiction dans la substance ou dans ses attributs, revient à créer, sinon des miracles, du moins des absurdités ; et ces mêmes absurdités ne pouvant exister, du fait de la perfection même de la Nature et de ses causes logiques, la substance, comme ses attributs, ne peuvent induire la moindre erreur. Voilà qui, là aussi, élague scrupuleusement les petits périls cartésiens… Spinoza va même encore plus loin, et il ne va plus cesser de le faire tout du long de son prodigieux ouvrage : Dieu existant nécessairement, tout ce qui découle de la substance infinie se trouve par-là même entièrement justifié, par conséquent, l’existence même de la Nature nous interdit de douter de l’existence ou non de tout ce qui existe en ce monde, de nous-mêmes comme des choses qui nous entourent : « Dieu est cause de l’être des choses. » (p. 335) Comment ne pas sentir ici toute la véritable clarté jaillissant de l’axiomatique spinoziste ? Les ténèbres cartésiennes comme chassées brusquement par un tutélaire astre d’été ! Même le néant n’y a plus la moindre place, puisque qu’il lui dénie qu’il puisse exister deux substances différentes dans l’existence, et que la seule qui demeure, et dont l’essence englobe l’existence, ne peut être précisément que Dieu, ou la Nature… Mieux encore : tout existant est l’effet d’une puissance. La substance divine ne saurait induire que la perfection, et tout ce qui en découle jouit d’une même perfection en sa puissance propre, ainsi, il ne pourrait y avoir d’imperfection en ce monde, sur le plan des existants, du simple fait qu’une imperfection serait résolument absurde vis-à-vis de la substance parfaite, la Nature, et que l’imperfection ne peut donc exister sans contradiction. Dieu est donc la cause de tout ce qui existe, de tout ce que nous pouvons percevoir et connaître par ses attributs, et nous sommes nous-mêmes des modes de ses attributs, dotés d’affects et de perceptions.

Par conséquent, chaque chose, chaque être, est déterminé à produire des effets par la puissance qui agit sur ou en lui ; en quoi tout ce qui détermine les choses et les êtres, à être et à produire des effets, est nécessairement bon. Rien ne peut s’autodéterminer par lui-même, écrit-il. Il énonce donc, à la proposition XXVIII de l’Ethique, les fondations logiques du déterminisme philosophique : « Toute chose singulière, autrement dit toute chose qui est finie et possède une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à produire un effet si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre cause, qui est elle aussi finie et possède une existence déterminée ; et, à son tour, cette cause ne peut non plus exister ni être déterminée à produire un effet si elle n’est déterminée à exister et à produire un effet par un autre, qui est elle aussi finie et possède une existence déterminée, et ainsi à l’infini. »(p. 336) Il faut bien comprendre que, pour Spinoza, en dehors de la substance et des modes, il n’y a rien ; sinon les affections des attributs de Dieu, que sont ces mêmes modes. Toute chose existante (mode) est donc finie et produit des effets qui sont causés par d’autres modes eux-mêmes finis, et ce, à l’infini. Tous ces déterminismes ont donc lieu au sein même de la substance infinie et de ses attributs éternels et infinis, dotés précisément de la « puissance » d’exister que la Nature leur octroie en son essence. Ce qui débouche à sa suite sur la proposition XXIX : « Dans la nature, il n’y a donc rien de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon. » (p. 338) Le libre-arbitre cartésien, ainsi que sa contingence, n’a plus sa place dans la logique spinoziste ; le déterminisme absolu dont il fait preuve, dispense à tout mode – et même à Dieu – la moindre existence contingente. Tout existe ou produit des effets par nécessité. Il ajoute toutefois que ce déterminisme immanent (Dieu est lui-même immanent chez Spinoza !) ne saurait reposer sur autre chose que sur une perfection.

Perfection dans le simple fait dont dispose un mode de persévérer dans son être. L’erreur cartésienne ne peut tout simplement pas exister sans rendre impossible l’existence même à la fois du mode, de ce qui le détermine à être, des causes de ses effets, et de la substance tout entière (la Nature) qui prédétermine par son essence l’ensemble de l’existence. Adieu donc, le doute, l’erreur, la contingence, le néant, etc. Et si ce n’était que de cela ! Nous verrons par la suite à quel point la logique spinoziste renverse tout le socle sur lequel repose rien moins que le dispositif moral qui aura été celui des hommes depuis les origines du christianisme. En quoi l’Antéchristn’appartient pas qu’à Nietzsche, mais il reconnaîtra dans une lettre demeurée célèbre, ce lointain ascendant. Descartes s’avançait fébrilement dans les ténèbres avec sa bougie, Spinoza met le feu à la réalité dans son ensemble…

Il décrète l’immanence des modes, comme de la substance qui les détermine, de même que des causes et des effets qui ont lieu en son essence. Deleuze évoquera bien à propos « l’immoralisme » de Spinoza…

 

La Nature Naturante et la Nature Naturée

Spinoza introduit deux concepts clés dans sa vision du monde, et, sur ce point, on peut tout à fait estimer qu’il est parvenu à ébaucher un système de représentation bien plus clair et distinct que ne l’avait fait son maître. Il s’agit de la Nature Naturante et de la Nature Naturée. La Nature Naturante représente Dieu en tant qu’il est une « cause libre » (p. 339), il s’agit des attributs de la substance exprimant une essence éternelle et infinie, donc Dieu lui-même. La Nature Naturée représente tout ce qui découle de la Nature Naturante, c’est-à-dire la nécessité même des attributs de Dieu et des modes de ces attributs, tous compris au sein de son essence, qui englobe l’existence toute entière. Pour faciliter les choses, nous pouvons dire que la Nature Naturante permet l’existence et produit la Nature Naturée, c’est-à-dire tout ce qui existe en ce monde.

A la proposition XXX (p. 339), il écrit qu’un entendement doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu, et rien d’autre. Le clair et le distinct cartésien, chez Spinoza, découle donc lui aussi d’un attribut divin, d’une perfection nécessaire de ses représentations : « Une idée vraie doit s’accorder (convenire) avec l’objet qu’elle représente (selon l’axiome 6), c’est-à-dire (comme il est connu de soi) que ce qui est contenu objectivement dans l’entendement doit nécessairement être dans la Nature. » (p. 339) Pas d’erreurs possibles non plus à ce niveau-là, dans l’entendement humain ou divin, puisqu’il tolère à la fois un entendement fini (le nôtre) et un entendement infini, celui probablement de la substance. A la proposition XXXI (p. 339), Spinoza nous indique que l’entendement en acte ainsi que la volonté, le désir, l’amour, etc., doivent être rapportés à la Nature Naturée et non à la Naturante. Il y a donc une séparation en degrés d’un entendement infini, d’un entendement fini, des idées de la réalité issues de la perfection de la Nature Naturante, aux passions ou aux affects des modes qui, eux, n’apparaissent qu’au stade de la Nature Naturée. Spinoza parle volontiers de « l’essence éternelle et infinie de la pensée » (p. 340) en opposition aux modes de penser relatifs à la Nature Naturée. On reconnaît ici la distinction cartésienne de l’entendement pur (que Spinoza nomme « entendement en acte »), et des idées issues des sens, sous un jour très différent, puisque la Nature Naturée reste rattachée à la Nature Naturante et que la notion même « d’erreur » telle que l’entendait Descartes, n’y trouve pas sa place, faute d’existence donnée au libre-arbitre et à la contingence : à la proposition XXXII « La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire. » (p. 340) CQFD, comme il aime à l’écrire dans l’Ethique…

Dans la démonstration qui suit cette proposition, Spinoza va encore plus loin : il identifie la volonté comme un « mode de penser » au même titre que l’entendement, ce qui a pour effet de faire de chaque volition l’effet d’une cause antérieure à elle-même. Nulle volition n’existe, pas plus que n’existe une chose, sans qu’une cause n’ait préexisté à son existence, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’est faire ici de nos idées internes des modes du penser obéissant aux mêmes lois que celles des modes de la réalité. Le déterminisme spinoziste régit mêmement la chose pensante que la chose étendue. La volonté, chez Spinoza, nécessite elle aussi une cause pour la déterminer, elle est donc fatalement « nécessaire ou contrainte » (p. 341) Même Dieu, nous dit-il, dans son premier corollaire, « ne produit pas ses effets par la liberté de sa volonté. » Il l’avait pourtant doté d’une « cause libre » préalablement ! Dieu est donc « cause libre » en tant qu’il existe nécessairement, sans détermination d’aucune sorte ; mais sa volonté, ses effets, eux, sont nécessairement conditionnés. En outre, Spinoza nous indique que la volonté et l’entendement, tout en étant des modes du penser issus d’un attribut infini, ne bénéficient d’aucune liberté de cet ordre ; ils se contentent du mouvement et du repos, dans leurs attributions naturelles. Il ressort de tout ceci, qu’à la proposition XXXIII : « Les choses n’ont pu être produites par Dieu autrement qu’elles ne l’ont été, ni dans un autre ordre. » (p. 341) De la Nature Naturante à la Nature Naturée, tout se suit logiquement. Il ne peut pas y avoir plusieurs substances sans qu’il y ait du même coup plusieurs Dieux et donc plusieurs natures ! L’absurdité même d’une telle hypothèse achève de persuader Spinoza de l’immanence et du monisme de la réalité du monde : « (…) par la lumière de midi, […] il n’y a absolument rien dans les choses qui permette de les dire contingentes (…) » (p. 342) Spinoza, philosophe de la grande lumière de midi...

 

Contingence, nécessité et impossibilité

Voici comment il définit plus à propos ce que sont véritablement pour lui les notions de contingence, de nécessité et d’impossible : ce qui est nécessaire, l’est soit par son essence, son existence propre, soit par sa cause, la cause qui la produit. Est ditimpossible, tout ce qui contient dans son essence une contradiction ; ou dont la cause nécessaire à sa production fait défaut… On peut relever ici que l’erreur cartésienne a cédé la place à la notion d’impossibilité. Un glissement de mot, de sens, qui contribue à déplacer la problématique de la fausseté pour en faire non pas une faute propre au sujet lui-même et à ses défaillances, mais à rattacher à l’existence même des choses, l’opportunité ou non de générer ces erreurs. Renversement radical opéré par Spinoza, dont le mouvement de la pensée semble tout faire pour innocenter l’homme et la réalité du monde de la moindre accusation de péché ou de déficience. Ce qui contient une erreur, dans le schéma métaphysique et physique qu’il nous propose, conduit tout naturellement à des impossibilités, à des choses ou à des causes qui ne peuvent pas se produire ou exister par elles-mêmes. Aussi, selon lui, la contingence renvoie bien plutôt à « un manque de connaissance » (p. 342). C’est parce que nous ignorons tout des causes d’une chose, des causes à nous cachées qui nous interdisent sur le moment de pouvoir véritablement en comprendre ou en mesurer l’essence, que nous en déduisons fautivement qu’elle est contingente. Rien ni personne n’est jamais contingent dans un univers tout entier dominé par des modalités déterminées par des causes antérieures. Rien ne naît de rien, rien n’existe sans raison, rien ne se produit qui n’ait aucun sens… Ni Sartre, ni Camus, n’ont leur place dans le monisme spinoziste. Cela dit, à philosophie parfaite, à logique brillante,more geometrico, on peut toutefois objecter toujours que la géométrie ne fait pas la réalité et que la beauté limpide d’une construction rationnelle ne saurait jamais être rapportée dans sa pureté à la réalité rugueuse… Toute forme de réalité tragique ou d’absurdité est en effet bannie de la vision spinoziste ; mais il appartient à chacun de mesurer que le tragique existe indépendamment de la perfection rationnelle et de l’optimisme spiritualiste de « L’Etre souverainement parfait » (p. 343).

 

De l'éternité de la Nature

La preuve de la perfection divine est toujours très éthérée, lorsqu’on l’apprend des philosophes ; car rien ne permet jamais à un entendement véritablement soucieux de savoir la vérité, que de se contenter de partis pris tous plus ou moins issus des formes pures de la mathématique et de la géométrie. Dieu est parfait parce que ce qu’il induit en nous de plus pur, - les sciences pures -, témoigne comme d’un triangle ou d’un cercle, de sa logique absolue et impérative. Dieu est un théo-rème… Ce qu’il y a d’original dans la preuve de l’existence de Dieu, chez Spinoza, ce n’est pas l’existence de Dieu en lui-même puisqu’il lui apparaît purement absurde que Dieu n’existe pas, sans quoi, aucune essence n’engloberait plus l’existence. L’existence serait pour le coup entièrement chaotique, insensée, et absurde. Non, ce qu’il énonce de nouveau, dans son argumentaire, c’est la preuve de la permanence de Dieu, non pas dans ses attributs infinis, ni dans sa substance, mais dans l’éternité de ses « décrets ». Ce qui revient à dire que les lois de ce monde, physiques et morales, sont assurées éternellement par Dieu, sans qu’aucun changement de nature ne puisse jamais intervenir. Voici ce qu’il écrit dans une de ses scolies : « Mais comme dans l’éternité il n’y a ni de quand, nid’avant, ni d’après, il suit de la seule perfection de Dieu que Dieu ne peut jamais et n’a jamais pu décréter autre chose, autrement dit que Dieu n’a pas été avant ses décrets et qu’il ne peut pas être sans eux. Sans doute diront-ils : quand même on supposerait que Dieu eût fait une autre nature ou qu’il eût décrété de toute éternité autre chose sur la Nature et sur l’ordre qu’elle présente, il ne s’ensuivrait en Dieu aucune imperfection. Mais, en parlant ainsi, on accorde par là même que Dieu peut changer ses décrets. Car, si Dieu avait décrété sur la Nature et sur l’ordre qu’elle présente autre chose que ce qu’il a décrété, c’est-à-dire s’il avait voulu et conçu autre chose concernant la Nature, il aurait eu nécessairement un autre entendement que celui qu’il a effectivement, et une autre volonté que celle qu’il a effectivement. Et s’il est permis d’attribuer à Dieu un autre entendement et une autre volonté, sans rien changer de son essence et de sa perfection, pourquoi alors ne pourrait-il changer ses décrets concernant les choses créées, et néanmoins rester également parfait ? » (p. 344) A-t-on déjà lu argumentation plus sublime ?... Je veux dire, dans le registre conceptuel... La substance divine échappe au temps ; elle n’a jamais connu ni d’antécédent, ni ne connaîtra de précédent ; par conséquent, tout changement de la substance paraît rigoureusement impossible. La Nature Naturante est « naturante » au sens absolu du terme, elle engendre invariablement ce qu’elle doit engendrer. Il précise même que cette absence de changement dans la nature de Dieu, et de ce qui en découle (la Nature Naturée), prouve à l’évidence que l’entendement divin ainsi que sa volonté ne peuvent être eux-aussi qu’invariant, et quand bien même : la moindre liberté d’entendement et de volonté prêtée à l’être suprême suffirait à rendre impossible la cohésion entre ce qui existe et ce qui aurait ou pourrait exister ; fort de quoi, la Nature serait dès lors en contradiction d’avec son propre passé ou son avenir. Voilà qui imputerait à Dieu une imperfection que sa propre définition rend impossible. La nature de Dieu est donc éternelle et son entendement et sa volonté demeurent nécessaires. Tout ce qui existe dans la Nature restera donc toujours fidèle aux attributs et aux modes qui lui correspondent, et ce, indéfiniment. Comment mieux asseoir la permanence des choses et des vérités qui les nécessitent ? Comment mieux définir une permanence proprement chaleureuse et rassurante du savoir à travers les âges ? Les vérités que nous connaissons du monde et de la nature resteront vraies pour toute génération possible ou pensable. « Toutes choses dépendent de la puissance de Dieu. Aussi, pour que les choses puissent être autrement qu’elles ne sont, la volonté de Dieu devrait être aussi nécessairement autre qu’elle n’est. » (p. 345)

 

La Nature échappe au Destin

On pourrait penser, en lisant Spinoza, que son éternité et sa permanence en la Nature Naturante, pourrait induire par-là même une forme de fatalité du destin. Il apporte ici un éclairage étonnant sur cette question qui réjouira Diderot dans les aventures trépidantes de Jacques le Fataliste : non, Dieu n’est pas en lui-même soumis au destin, pour la raison qu’il a été défini comme étant une « cause libre » et que, par ce fait, il reste indéterminé et étranger par son essence au destin tel que nous l’entendons à l’échelle des modes. Un Dieu parfait, induisant une Nature parfaite, éternellement, un tel Dieu aurait-il besoin du moindre destin ?... Cette attribution est pour le moins, comme il le dit, absurde. En outre, Dieu contient chez Spinoza toute chose en son essence, y compris leurs causes et leurs effets. Si le destin existe, il ne saurait être compris qu’à l’intérieur de son essence, et non dans sa substance. « Tout ce qui existe exprime la nature de Dieu, autrement dit son essence, d’une façon définie et déterminée(selon le corollaire de la proposition 25), c’est-à-dire (selon la proposition 34) que tout ce qui existe exprime d’une façon définie et déterminée la puissance de Dieu qui est cause de toutes choses, et par conséquent (selon la proposition 16) il doit en suivre quelque effet. » (p. 346) Inutile dans ces conditions d’avoir à subodorer la fausseté même du réel ou de Dieu pour parvenir à asseoir quelques certitudes que ce soient ; le doute cartésien, au sens radical du terme, ne s’impose pas pour avoir assurance en l’ordre du monde et en sa pleine et entière rationalité, c’est-à-dire réalité.

 

L'homme se croit libre car il ignore tout des causes qui le déterminent

Cela dit, il exprime la tâche de l’homme, par rapport au problème de la connaissance de ce monde, de façon suivante : les hommes naissent ignorants de tout, des choses, de leurs affects, de l’ordre de la nature, de ce qui les causent ou les déterminent, de la cause des effets qui se produisent en permanence autour d’eux. Ainsi, nous dit Spinoza, les hommes se croient libres parce qu’ils n’ont conscience que de leurs appétits et de leurs volitions, mais qu’ils ignorent absolument tout des causes et de l’origine de leurs désirs et de leur volonté. Voilà qui est fondamental dans la logique spinoziste. Les hommes se croient libres de désirer parce qu’ils ignorent tout des causes qui les déterminent à désirer ! Ce qui revient à faire du libre-arbitre le jouet de cette volonté déterminée, généralement insciente d’elle-même. Le libre-arbitre, la volonté, le désir, voilà qui n’est que sentiment, sentiment de liberté ou conscience d’une liberté, mais absolument pas le fruit d’une réalité effective. L’homme ne sait pas, d’instinct, faire la différence entre les causes et les effets, il se contente de vivre selon ces derniers…

 

La perfection de la Nature désavoue les superstitions

Cet appendice (p. 347) de l’Ethique est d’une grande richesse d’enseignement sur la nature de l’homme. Spinoza poursuit en expliquant que les hommes ne s’orientent que dans le sens de l’utilité, d’une fin qui leur est sommairement utile. Cette orientation leur est très aisée puisqu’elle ne nécessite pas d’en approfondir les causes, mais de s’en remettre à l’usage de la vue, de leurs dents pour mâcher, des végétaux et des animaux pour se nourrir, du soleil pour s’éclairer, de la mer pour pêcher, etc., ce qui revient à faire de la Nature un pur et simple moyen en vue d’une fin. Les utilitaristes anglo-saxons ne diront pas mieux… Seulement, cette logique utilitariste comprise par la Nature Naturée et par la Nature Naturante, qui la précède, a fait croire aux hommes qu’un Dieu avait ainsi orchestré ces bienfaits dans le sens de leurs contentements, et que ce Dieu, a priori bienveillant, avait de ce fait nécessairement pris leur parti. L’homme s’arrogeant ainsi l’orgueil sans limites de son Créateur… Au point même, que, face aux grandes misères que peut connaître l’humanité, du fait des éléments naturels parfois déchaînés, tremblements de terre, tempêtes, bouleversements climatiques, pourrait-on dire aujourd’hui, épidémies, etc., l’homme s’est imaginé un Dieu susceptible de lui envoyer sa foudre divine comme pour le punir de quelques mauvaises actions propres à ses actes ou à sa condition. Et même si le fait que ces ravages ne frappent autant l’impie que l’homme le plus vertueux, les hommes n’ont pas daigné s’apercevoir que le mal frappait en ce monde malgré le bon ou le mauvais, et que, par conséquent, la volonté divine en était par-là même disqualifiée dans ses prétendues intentions punitives…

 

Déconstruction du finalisme de la Nature

D’autres, plus sceptiques, ont simplement considéré que la finalité des choses étaient par essence inconnue et qu’il fallait en laisser le mystère à Dieu lui-même. Rien qui ne puisse engager le moindre philosophe dans le sens de la déconstruction des préjugés liés à la Nature et à la condition humaine. Spinoza va donc ici établir superbement l’inexistence pure et simple de toute finalité de la Nature : « (…) la Nature n’a aucune fin qui lui soit d’avance fixée, et [que] toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines (…) » (p. 349) Il va même jusqu’à dire que le finalisme met bien plutôt la Nature à l’envers… Car tout dans la Nature procède selon la nécessité éternelle et la perfection souveraine ; les causes premières sont toujours les plus excellentes, alors que plus il y a d’intermédiaires entre les causes premières et les dernières, plus leurs perfections diminuent. S’il devait y avoir de causes finales, celles-ci seraient pour le moins indignes de la perfection de la Nature qui ne resplendit véritablement que de ses causes essentielles, à l’état naissantes. Présumer l’hypothèse d’une finalité de la Nature, serait également considérer que Dieu serait détenteur d’un dessein, donc d’un désir… Nous en revenons ici à un amalgame propre aux religions que de faire imaginer à l’homme l’existence d’un Dieu à son image et doté de ses propres passions. Vision pour le moins grossière et vulgaire de Dieu, nous dit-il. En tous les cas, le Dieu de Spinoza n’existe qu’à l’état de substance, d’essence, de puissance, et non sous une forme bêtement anthropomorphe… L’anthropomorphisme n’étant qu’un trait proprement spontané et primaire de notre faculté d’imagination qui nous pousse fréquemment à nous apercevoir nous-mêmes, en tant qu’espèce, à travers un nuage, un brouillard, ou d’en soumettre également l’image que nous projetons sur Dieu. Tout ceci s’avère bien trop simpliste et grossier pour la haute exigence que se fait Spinoza de l’usage rigoureux de l’entendement humain.

 

Le hasard se produit sans desseins

Dieu n’est pas un être humain ; il ne peut donc désirer. Une même forme d’interprétation fautive et emplie de préjugés, sinon de magies, consiste à attribuer à un événement fortuit, une détermination morale. La rencontre hasardeuse d’une tuile soufflée par une rafale et celle d’un homme, qui passait en contrebas, et qui s’en trouve par-là même tué. Ferdinand Alquié, dans ses Leçons sur Descartes, entretiendra quelque peu sur cette obsession de René Descartes pour la tuile qu’il appréhendait de lui voir tomber sur la tête, au moindre détour d’une rue… Pas étonnant que son fidèle lecteur et disciple, Spinoza, n’en reprisse dans son œuvre le célèbre exemple. Cette question touchant de près le problème du hasard et de la superstition, je ne peux résister au plaisir que de vous en soumettre ici l’argumentation entière :« Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : Si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance » (p. 350) La volonté de Dieu, comme un asile de l’ignorance !... Cela mérite d’être consigné dans les annales philosophiques ! Si, comme le dit Nietzsche, la tâche principale de la philosophie est de « nuire à la bêtise », Spinoza en est bien un illustre prédécesseur… En effet, le commun a souvent une affection particulière pour les interprètes de Dieu ou de la Nature, pour les diseurs de bonne aventure, pour les miracles, pour les charlatans qui les promeuvent ; c’est qu’ils ne peuvent supporter de perdre l’étonnement corrélatif à l’ignorance et être renvoyés à la vérité logique de la réalité. Certains jouissent d’une autorité particulière à attiser la soif de mystères qui attire si bien la foule, alors que les vérités, bien plutôt, la désespère et l’ennuie. Le hasard n’est donc chez Spinoza l’effet d’aucune magie, d’aucun sortilège divin ; il n’est que la conjonction hasardeuse entre deux événements distincts qui finissent par un stupéfiant concours de circonstances par se rencontrer. Que la probabilité en soit mince ou exceptionnelle, peu importe : le hasard se produit s’il doit se produire ; il n’obéit à aucun ordre, à aucune volonté divine. L’homme jouit d’un orgueil à ce point disproportionné, qu’il se croit toujours au centre des événements ; ceux-ci se produisent donc pour ainsi dire uniquement pour lui… Orgueil bien déplacé, pour une Nature qui n’a que faire de ses préjugés.

 

Une philosophie des Lumières contre les obscurantismes

Chez l’homme du commun, la confusion entre l’imaginaire et l’entendement est pour le moins régulière, et les savants sont bien plus souvent l’objet de vindictes que d’admirations, par le fait même que le savoir détruit l’ignorance, et ruine l’enthousiasme qu’il  peut y avoir à vénérer des fantômes. Spinoza donne à la suite une interprétation intéressante de la superstition ; il écrit que non content de se satisfaire de l’ordre naturel des choses, qui existe de lui-même et en lui-même, l’homme tente toujours de se convaincre qu’il existe un ordre supérieur à l’ordre naturel ; une volonté recouvrant l’essence de la réalité… C’est là encore projeter sur la Nature des passions qui ne sont propres qu’à l’homme; sempiternel anthropomorphisme sans cesse dénoncé par Spinoza, qui préfigure ainsi une authentique philosophie des Lumières contre l’obscurantisme religieux. Face aux espérances surnaturelles des foules, Spinoza oppose, pourrait-on dire, un certain désespoir de la connaissance, destiné, comme tout véritable savoir, à détruire les illusions que se font les hommes sur la nature des choses, à les désillusionner, bien entendu, pour les en libérer, car les illusions ne manquent jamais, en définitive, de se retourner contre ceux qui en sont les esclaves bernés. Spinoza s’en prend même aux philosophes idéalistes de sa corporation : « Il y a même eu des philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie. » (p. 352) En retirant tout dessein à la Nature, Spinoza prend de court tous les délires des siècles qui lui succèderont, en matière de téléologie scientiste, sociétale, biologique et révolutionnaire, dont le nombre de victimes ahurissant au XIXème et au XXème siècles, démontre là encore l’inanité des vérités philosophiques sur la course du monde… D’où la question fondamentale qui clôt la première partie de l’Ethique, consacrée à la définition de Dieu : comment se fait-il que dans un monde gouverné par la logique divine, de la Naturante Naturante à la Nature Naturée, dans une réalité dont les lois procèdent toutes de la prime perfection, comment se peut-il qu’il y ait en chaque homme une vision différente des choses, et une telle propension à imaginer ce qui n’existe pas ?... Spinoza n’échappe finalement pas, malgré tout, à la fatidique question de l’erreur propre à son siècle… Nous verrons dans la deuxième partie de l’Ethique, consacrée à la Nature et à l’origine de l’esprit, si oui et comment il parvient à résoudre cette persistante aporie…

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