Le regard incandescent de l'obscurantisme
Par Delphine Horvilleur, Rabbin du Mouvement Juif Libéral de France (MJLF) et rédactrice en chef de Tertou'a, trimestriel de pensée juive moderne.
La scène se passe au IIe siècle. Un célèbre sage et son fils, persécutés par le pouvoir romain, trouvent refuge dans une grotte en Galilée, relate le Talmud. Ils vivent là tous deux, reclus dans la pénombre, et consacrent douze années entières à l'étude des textes sacrés et à la prière. Jusqu'au jour où il leur semble que le temps est venu pour eux de sortir.
Mais, une fois dehors, les deux érudits croisent leurs congénères et s'étonnent de les voir vaquer à des occupations bien profanes : planter, récolter, plutôt que d'étudier la Torah. Offusqués par tant de trivialité, père et fils jettent sur le monde un regard (littéralement) enflammé : ainsi, chaque fois que le plus jeune fixe un être ou un objet, celui-ci prend aussitôt feu. Dans l'obscurité du refuge, l'enfant a acquis un regard incandescent, à la manière d'une lampe torche qui dorénavant brûle ce qu'elle éclaire. Surgit alors la voix de l'Éternel : « Si vous êtes sortis de votre grotte pour détruire mon monde, retournez-y ! » Et c’est ce qu'ils feront tous deux, en attendant d'acquérir un esprit bienveillant et de pouvoir enfin retrouver la lumière.« L'étude et la vie spirituelle, lorsqu'elles s'effectuent dans la pénombre, altèrent la vision des hommes, en leur faisant jeter sur le monde un regard dévastateur. »
Cet épisode mythique du Talmud ressemble à une mise en garde contre le potentiel destructeur de toute vie ascétique. Dans leur grotte, les hommes gagnent certes en érudition, mais visiblement pas en sagesse. Une fois dehors, les voici rappelés à l'ordre par un divin qui les « prive de sortie » et les renvoie à leurs chères études pour réviser leur leçon.
Telle est la leçon qu'il leur faut apprendre : l'étude et la vie spirituelle, lorsqu'elles s'effectuent dans la pénombre, altèrent la vision des hommes, en leur faisant jeter sur le monde un regard dévastateur. Elles peuvent rendre aveugle à la réalité du monde, au point de le détruire. Le Talmud avertit son lecteur et semble lui signifier : surtout, lis-moi dans la lumière ! Ne m'étudie jamais dans l'obscurité !
L’intégrisme religieux est cette pathologie du regard qui le rend incandescent. L’obscurantisme renvoie précisément à l'étude dans le noir, c'est-à-dire sans dialogue avec les affaires du monde, et dans le mépris de ceux qui plantent et qui récoltent.
C'est un retrait du monde qui y met le feu en s'imaginant paradoxalement le sauver. Car au nom de Dieu, il s'en prend à sa création. Le divin n'intervient plus aujourd'hui pour dire aux pyromanes de retourner dans leur cave. Mais bien des regards enflammés brûlent toujours le monde autour de nous et bien des enfants suivent leur père dans des grottes. Pourront-ils jamais en sortir avec le regard intact ?
L’oeil humain est ainsi fait qu'il n'apprend à voir que dans la lumière. Si vous élevez un enfant dans l'obscurité, vous le rendez aveugle pour toujours. Car la vision est un apprentissage : s'il n'a pas lieu dans l'enfance, l'être est pour toujours condamné à la pénombre, même une fois en pleine lumière. Sa capacité visuelle est à jamais annihilée. Il nous reste à espérer qu'il ne soit pas trop tard pour apprendre à voir, ni pour sauver les récoltes.
Commentaires
Le commentaire précédent n'est pas "Anonyme"
mais est de "Félix Perez" fidèle lecteur et contributeur de Harissa.com.
Pourquoi Rabbi Chimon Bar yohai et son fils sont ils condamnés à mort par César et doivent-ils ainsi se terrer ?
La plupart des gens y compris des érudits répondent "c'est parce qu'ils voulaient continuer d'étudier la Thora".
La vraie raison invoquée par le Talmud Chabat est riche d'enseignements pour notre société actuelle :
Le Talmud nous dit que Rabbi Chimone avait critiqué les grandes constructions romaines sensées donner trop de plaisir à leurs habitants, les grands bains douches romains sensés favoriser l'impudeur et la multiplication des ponts sensés favoriser la multiplication des péages.
Ainsi trois dangers majeurs gangrènent une société et sont dénoncés par Rabbi Chimone contre César et un air du temps toujours à la mode hélas :
a) l'hédonisme si néfaste à l'effort ; b) l'impudeur si néfaste à la famille et la société ; c) la course au profit si néfaste à une certaine égalité sociale.
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