Marzouki, la Tunisie, les juifs
De l’espoir à l’amertume
J’ai déjà écrit tout ce que je pensais du président tunisien Moncef Marzouki, en bien et en mal. Bien que j’aie lu attentivement une bonne partie de ses dits et écrits, le gaillard réussit encore à me surprendre. Ainsi, le 19 décembre, après avoir organisé une rencontre inter-religieuse avec l’archevêque de Tunis et le Grand Rabbin de Tunisie, Moncef Marzouki a tout simplement invité les Juifs d’origine tunisienne à regagner leur pays d’origine pour en être citoyens à part entière.
Comme l’espérait sans doute le rusé chef d’Etat tunisien, qui a pris de court nombre de ses alliés, l’annonce a été accueillie avec force congratulations et applaudissements. « Voyez la nouvelle Tunisie, tolérante, ouverte et égalitaire ! » disent les uns. « Les Tunisiens montrent une fois encore le chemin à suivre ! » exultent les autres. Certains, lecteurs de Hannah Arendt et convaincus que l’antisémitisme est un ferment du totalitarisme, argueront que cet appel au retour des Juifs garantit la forme démocratique du futur régime tunisien. Dans tous les cas, chacun est sommé de se féliciter.
Alors, heureux ? Eh bien non. Non, ce n’est pas parce que cette annonce est tombée à la veille des fêtes de Hannoukah qu’il faut la prendre comme un cadeau.
D’abord, l’invitation vient un peu tard. Cela ne fait pas dix ou vingt ans que les Tunisiens juifs ont dû plier bagage, mais près de cinq décennies. On ne refera pas l’histoire de la communauté juive de Tunisie mais, si une émigration volontaire importante vers Israël est avérée dans les années 1950, ce sont bel et bien les émeutes antisémites de 1961, 1967 et postérieures qui ont réduit le nombre des Tunisiens juifs de cinquante mille en 1960 à moins de deux mille aujourd’hui.
Ainsi que l’a exprimé Maya Nahum dans un très bel article, aujourd’hui, les émigrés (ou plutôt, les expulsés) et leurs enfants, s’ils sont encore attachés à leur culture méditerranéenne, ne se sentent absolument plus citoyens d’une Tunisie qui n’a pas voulu d’eux. Citoyens de France ou d’Israël, ils ne sont désormais plus des Tunisiens juifs, mais simplement des « Juifs tunisiens », comme il existe des Juifs marocains, russes, ashkénazes ou yéménites. Bref, ils se définissent comme des Juifs d’origine tunisienne, de culture tunisienne, mais dont la patrie n’est plus la Tunisie. Une majuscule s’inverse, et un peuple vacille. Or, c’est au nom du nationalisme arabe, de la solidarité avec les « frères arabes » et de la lutte contre « l’impérialisme franco-américano-sioniste », que les Tunisiens juifs ont été chassés d’une terre sur laquelle ils vivaient depuis dix-huit siècles1. Cette histoire ne se trouve pas seulement dans les livres. Elle m’a été racontée par Guy Sitbon, représentant de ces Tunisiens juifs, compagnons de route du communisme, qui se sont engagés dans la lutte pour l’indépendance tunisienne au nom d’un idéal nationaliste, égalitaire et républicain, puis se sont ensuite fait jeter dehors comme des malpropres sous prétexte qu’ils n’étaient pas circoncis du bon côté.
Et si Marzouki a réussi à surprendre son monde, c’est que son appel au retour des Juifs Tunisiens vient d’un homme politique pétri de l’idéologie nationaliste qui les a poussés vers la sortie. Ces quinze dernières années, l’ancien opposant à Ben Ali a par ailleurs multiplié les références à l’identité arabo-musulmane de la Tunisie, témoignant d’une mémoire historique pour le moins sélective.
Un dernier détail nous pousse à l’amertume. J’ai nommé l’article 8 de la Constitution provisoire de la Tunisie : « Peut se porter candidat à la présidence de la République tout Tunisien musulman jouissant exclusivement de la nationalité tunisienne, de parents tunisiens, âgé au moins de 35 ans » (sic).
N’est-elle pas belle, la Tunisie ouverte et tolérante ? Croyez-le ou pas, mais chez les Juifs tunisiens, qui ont la plupart du temps sincèrement soutenu la révolution tunisienne, cet article est une pilule qui ne passe pas. Tout d’abord parce que la quasi-totalité des Juifs tunisiens possède, exil oblige, la citoyenneté d’un autre pays qui leur interdit l’accès à la magistrature suprême. Et d’autre part, l’obligation d’appartenir à la communauté musulmane interdit – jusqu’à la simple possibilité – qu’un jour, un Tunisien juif devienne Président de la « première République arabe libre », comme l’a baptisée Marzouki avec un brin de grandiloquence.
Concédons que la plupart des Juifs tunisiens n’aspirent pas à devenir Président de la République. Peu importe : si la présidence tunisienne leur est aujourd’hui fermée, ne peuvent-ils pas légitimement se demander ce qui leur sera interdit demain ? L’article 8 de la Constitution provisoire est non seulement une tache sur la démocratisation de la Tunisie2 mais c’est aussi une insulte à l’avenir pour tous les Tunisiens non-musulmans, notamment pour ces juifs que Marzouki voudrait voir revenir.
Monsieur le Président a beau jeu de poser au tolérant et au rassembleur, on peinerait à trouver les actes derrière ces mots. Jusqu’à nouvel ordre, les deux lignes malheureuses qui réservent la présidence de la République aux musulmans constituent le seul projet dont il puisse se prévaloir, au nom de la République qu’il représente désormais. Car si Moncef Marzouki peut aujourd’hui appeler les Juifs tunisiens à redevenir des Tunisiens juifs, en oubliant cinquante ans d’histoire douloureuse, c’est parce qu’il occupe une fonction politique interdite à un juif. Ce pourrait être risible. C’est simplement triste.
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