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Nuages sur le Printemps arabe, par Jean Daniel

 

Nuages sur le Printemps arabe, Par Jean Daniel

 

Tandis qu'en Tunisie, des modernistes pleins de vitalité s'opposent à des islamistes très structurés, la répression meurtrière au Caire de la manifestation pacifique des coptes est le premier dérapage grave du régime né de la révolution égyptienne de janvier dernier.

 

Attention ! S’il est accompagné de violences, le "printemps arabe" risque de cesser de mériter son nom. Croisons les doigts en attendant le déroulement et les résultats des élections de dimanche prochain en Tunisie. Mais pensons à l'Egypte, à la Libye, et surtout à la Syrie.

Il est vrai que nous avons l’habitude d’associer les révolutions à toutes les formes de violence sans que cela compromette nécessairement les objectifs des révolutionnaires et leurs chances de transformer la société. Il est vrai que le philosophe Emmanuel Kant, choqué par la terreur qui a suivi la Révolution française, avait déclaré que "1793 ne pouvait pas effacer 1789". Il est vrai enfin que pendant des décennies, sur tous les continents, on a été surtout attentif aux rapports de force et aux capacités de violence de tous les mouvements qui cherchaient à renverser l’ordre établi.

Ce temps n’est plus. Simplement parce que, depuis les sombres barbaries du XXème siècle, la violence a fini par se dévorer elle-même et l’on s’est mis à admirer les révolutions aux mains nues et à respecter de plus en plus des héros comme Gandhi, Vaclav Havel, Martin Luther King et Nelson Mandela. Ce qui ne veut pas dire que la non-violence ne soit pas une arme redoutable qui peut exposer ses pratiquants à de sanglantes répressions.

Mais enfin, c’est un fait que l’on a salué en Tunisie une révolution déclenchée non par un attentat–suicide mais par l’immolation d’un jeune étudiant. L’exploit des masses tunisiennes et égyptiennes, suscitant la solidarité des armées avec le peuple dans les deux pays, a enflammé d’admiration et d’enthousiasme les opinions publiques de tous les continents.

Le doute est venu avec la Libye et avec la nécessité pour les révolutionnaires, qui n'étaient au départ que des "rebelles", de prendre les armes et de faire appel à leurs alliés pour éviter un massacre. Observons tout de même que, durant toute la durée de cette intervention militaire réussie, on a été obsédé par l’idée que la violence juste était tout de même une violence capable de provoquer des injustices.

Ce qui se passe avec les islamistes violents en Tunisie et bien plus encore avec l'armée en Egypte ne doit donc pas être jugé sur la tragédie des victimes mais sur l’exemplarité jusque-ici rayonnante de leurs mouvements révolutionnaires. On objectera qu’il n’est pas possible de tirer une leçon unique d’évènements qui ont lieu dans des pays entièrement différents, même s’ils ont en commun une langue, une religion et parfois une histoire. C’est l’évidence.

On sait que "la Tunisie est un pays de classes moyennes fortement alphabétisées, qui a préconisé l’émancipation des femmes et où les valeurs de l’Occident méditerranéen n’ont pas cessé d’être présentes". Mais c’est aussi un pays dont les dirigeants se sont servis du combat contre les islamistes pour imposer un despotisme insolent, indécent et totalement corrompu. Les jeunes gens qui se sont rebellés grâce à "Facebook" et "Twitter", avaient un idéal libérateur et ne se sont nullement encombrés de tout ce qui a fait le ciment des sociétés arabo-musulmanes domestiquées par des tyrans. C'est ce combat qui est aujourd'hui mis en question gravement au nom de la fameuse "sensibilité musulmane".

On oublie souvent que parmi les opprimés il y avait de nombreux islamistes qui ont profité du combat des jeunes rebelles, les ont rejoints et s’efforcent d’imposer les solides structures de leur parti en affirmant qu’ils se sont convertis à la démocratie. C’est ce qu’a fait Rachid Ghannouchi avec son mouvement "Al Nahda", aussitôt désavoué cependant par la formation des salafistes. Celle-ci, très minoritaire, très intégriste et prête à toutes les violences, vient de se manifester en protestant avec brutalité contre la projection du film d’animation iranien "Persépolis" de Marjane Satrapi, jugé blasphématoire et portant atteinte au caractère sacré des prescriptions coraniques. Il faut toutefois être très prudent dans la manière de juger les salafistes tant que l’on ne connaîtra pas le score des uns et des autres aux élections du 23 octobre pour l’Assemblée Constituante.

Pour l’Egypte, tout est plus grave. Dans cet immense pays, dont le prestige historique est incomparable et qui reste malgré tout l’une des puissance-phare du monde arabo-musulman, le regain des violences a une toute autre signification. Rappelons tout de même que ce qui s’est passé sur cette fameuse place Tahrir, au printemps dernier a inspiré le lyrisme des artistes, l’imagination des jeunes gens et les hymnes les plus débridés à la liberté. Les pages consacrées à ces journées et à ces nuits par des romanciers de renom comme Juan Goytisolo, et qui ont été publiées dans le monde arabe comme dans le monde hispanique, demeureront dans les mémoires.

Pour la première fois, a-t-on écrit, des millions de coptes s’étaient sentis chez eux dans le pays où ils avaient d’ailleurs précédé les Arabes. Ils ont tellement cru assister aux débuts d’une ère nouvelle que, dès qu’il y a eu un attentat mineur attribué à des extrémistes irresponsables contre l’une de leurs églises, ils n’ont pas hésité à se constituer en cortège dimanche dernier pour protester.

Et c’est là que le pire est arrivé, lorsque les forces de sécurité ont littéralement mitraillé une marche pacifique tandis que des jeunes fanatiques, partisans semble-t-il de l’ancien régime, traquaient dans les rues tous les coptes qu’ils pouvaient rencontrer. Là, nous sommes en pleine régression, en pleine guerre de religion, en pleine explosion de fanatisme musulman.

Dans la longue histoire de la coopération des musulmans et des coptes en Egypte, il y a eu bien des pages sombres et qui ont provoqué l’exil de nombreux chrétiens, mais elles n’avaient pas eu lieu au moment où les Egyptiens déclaraient instaurer un régime d’égalité totale avec leurs protégés coptes.

 

Jean Daniel - Le Nouvel Observateur

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