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Quand la Mosquée de Paris sauvait des juifs

Michel Lonsdale dans le rôle du recteur de la Mosquée de Paris, dans "les Hommes libres" d'Ismaël Ferroukhi (en salles ce 28 septembre 2011). (c) Christine Tamalet-Pyramide productions 2010 Henri Martine-Roger-Viollet

 

Quand la Mosquée de Paris sauvait des juifs

 

Comment le recteur de la Mosquée de Paris a-t-il fourni de faux papiers aux juifs pendant l'Occupation? C'est le sujet d'un film, «Les Hommes libres», réalisé par Ismaël Ferroukhi. Entretien avec son conseiller historique, Benjamin Stora.

 

Ainsi, pendant l'Occupation, il s'est trouvé des Arabes pour sauver des juifs? La Grande Mosquée de Paris a servi de point de ralliement, voire de porte de sortie pour échapper aux nazis? Cette histoire-là, incroyable, bouleversante, est restée inconnue pendant plus d'un demi-siècle.

Avec «les Hommes libres» d'Ismaël Ferroukhi, c'est tout un pan de notre mémoire qui ressuscite. Et le choc est immense: cette fraternité des armes, cette main tendue par-delà les divisions communautaires, elle a donc bien existé. Le recteur Si Kaddour Ben Ghabrit (joué par Michael Lonsdale) a favorisé des filières, fourni des faux papiers, caché d'autres fils du Livre, tout en restant conciliant avec les autorités allemandes. Honneur, donc, à ces musulmans qui, aux heures sombres, ont su résister.

Le film commence en 1942. Alors que Younès, un jeune Algérien, pratique le système D, il est recruté par la police française, puis envoyé pour espionner la Mosquée. Là, il rencontre Salim, un chanteur nord-africain, et apprend que celui-ci, en réalité, est juif. Younès se confie alors au recteur Si Kaddour Ben Ghabrit, et se retourne: il bascule dans la Résistance et découvre les chemins du combat contre les nazis. Liberté, liberté chérie... Refusée par les Français, anéantie par les Allemands, quelle sera-t-elle, cette liberté, après la guerre?

S'inspirant d'un article du «Nouvel Observateur», Ismaël Ferroukhi a mis au jour, avec l'aide de l'historien Benjamin Stora, cette histoire gommée. C'est toute l'originalité de ce film sensible et courageux: s'inspirant d'événements authentiques, «les Hommes libres» retrace l'itinéraire de gens considérés comme des sous-humains. Ces travailleurs immigrés, souvent illettrés, toujours maltraités, constamment humiliés, ont eu une dignité que beaucoup de «bons Français» ont piétinée. Ils sont restés des hommes, simplement des hommes, mais hautement des hommes.

Le Nouvel Observateur - C'est une histoire totalement méconnue. Pourquoi?

Benjamin Stora - L'histoire des Algériens en France reste un point aveugle de notre histoire. Ce sont des hommes invisibles. En 1939, pourtant, ils étaient près de 100.000. La première vague, composée surtout de Kabyles, est venue après la Première Guerre mondiale.

On avait du mal à les répertorier puisque les Algériens n'étaient ni des étrangers, ni des sujets (comme les Marocains ou les Indochinois), ni des Français, puisqu'ils n'avaient pas la nationalité française. Sur le plan statistique, ils n'existaient pas. Les seules traces comptables se trouvent dans les registres portuaires, qui donnent une indication sur les flux migratoires.

Quel était leur statut?

Pas de statut juridique précis. Main-d'oeuvre non qualifiée, écrasée socialement, au bas de l'échelle, c'étaient tous des paysans jetés dans l'univers industriel sans rien connaître des codes urbains. Ils habitaient, dans des conditions très misérables, des «garnis» qui tenaient du café, du bureau de placement, du lieu d'échange, de la place du village. Les hommes venaient en France sans famille, puis en repartaient un jour, ce qui les rendait encore plus invisibles. Aucun droit social, syndical ou politique. C'était une infra-humanité. On les nommait les «norafs».

Quel était donc leur moyen d'exister, comme hommes?

La lutte politique et syndicale. D'où l'importance d'une organisation créée en 1926, l'Etoile nord-africaine, sous la direction de Messali Hadj, qui militait pour l'indépendance. C'était la principale façon de s'affirmer à l'époque. Ce mouvement politique a participé aux grèves du Front populaire.

Ces hommes ainsi niés par l'Etat français, pourquoi s'engagent-ils contre les Allemands ? Par patriotisme?

Attention ! Ils s'engagent dans la Résistance, pour une partie d'entre eux. Leurs motifs ne sont pas patriotiques ! Ils se situent dans une matrice culturelle et politique qui est celle du syndicalisme et du socialisme. Ils suivent une tradition ouvrière. Le Parti communiste, qui a au début participé à la création de l'Etoile nord-africaine, les regarde ensuite avec beaucoup de méfiance, voire d'hostilité. Parce que ces hommes veulent leur indépendance, refusent la tutelle du PCF. Ils sont donc des nationalistes, pas des internationalistes. Ils sont soupçonnés par le PC de faire le jeu des «puissances de l'Axe». Ce qui est faux, évidemment.

Il y avait quand même l'exemple du mufti de Jérusalem, qui a constitué une division de Waffen SS et fréquentait Hitler.

C'est très différent. La plupart des dirigeants politiques nord-africains en France sont en contact avec les socialistes. Leur anticommunisme ne les pousse pas vers Jacques Doriot, mais vers Marceau Pivert. La majorité des immigrés de cette période, Polonais, Italiens, Espagnols, rejoignent le PC, via la MOI, l'Affiche rouge... Pas les Algériens. Du coup, les historiens français ont fait l'impasse sur ce mouvement.

Le PC, en 1939, avait pourchassé les militants algériens immigrés, un peu comme les trotskistes. De plus, Messali Hadj, le principal leader indépendantiste de l'époque, était proche du Poum espagnol [Parti ouvrier d'Unification marxiste], donc, aux yeux des communistes, quasiment un ennemi. Il y a bien eu des nationalistes algériens qui sont passés du côté de l'Axe, avec la formule «Les ennemis de nos ennemis sont nos amis». Il y a eu aussi une brigade nord-africaine à Paris, rue Lauriston, qui s'est distinguée par sa cruauté. Messali Hadj, lui, était contre Vichy. Il a d'ailleurs écopé en 1941 de seize ans de travaux forcés. Il est resté trois ans dans un bagne pour avoir refusé la collaboration.

L'un des aspects les plus étonnants du film, c'est la bienveillance dont fait preuve le recteur de la Mosquée de Paris, Si Kaddour Ben Ghabrit, envers les juifs.

En effet. La Mosquée de Paris, c'est une histoire intéressante. Elle est fondée en 1926, en hommage aux soldats musulmans tombés pour la France. Si Kaddour est proche du sultan du Maroc, dans l'appareil diplomatique duquel il a travaillé. La Mosquée est donc un lieu institutionnel dont les immigrés se méfient dans les années 1930. Ils y vont peu. Mais elle va devenir un point de ralliement dès le début de la guerre, car on peut y trouver à manger, à se vêtir. Dès 1939, les hommes restés en métropole commencent à s'y rendre. Le recteur, lui, est nommé par la France. Il s'adapte. Il est très politique.

Dans le film, il dialogue avec les nazis et sauve des enfants juifs, en même temps.

Qu'est-ce qui s'est passé pour les juifs séfarades à Paris en 1940-1941? La plupart parlaient arabe. Ils étaient circoncis. Il était tentant, vis-à-vis des autorités d'occupation, de se faire passer pour des «mahométans» pour échapper aux rafes et aux arrestations. Direction la mosquée, donc, lieu de calme. Les juifs «mahométans» y écoutaient de la musique orientale et pouvaient y manger, certains qu'il n'y aurait pas de porc. Pour le recteur, ouvrir la mosquée aux juifs n'était pas une ligne politique. Ca s'est fait au hasard de rencontres et de nécessités. C'était une tolérance.

Inimaginable aujourd'hui.

Oui. Mais, à l'époque, les juifs séfarades et les Arabes évoluaient dans le même univers culturel. Il y avait un vieux fond d'hostilité ancestrale, certes, mais ils cohabitaient. Plus aujourd'hui. Il y avait aussi eu le pogrom à Constantine en 1934, avec beaucoup de morts, mais, malgré ces affrontements, juifs et Arabes partageaient dans l'espace public le même univers, les mêmes valeurs, les mêmes racines. Evidemment, pour le juif qui venait d'Odessa ou de Minsk, c'était différent...

De là à procurer des faux papiers à des juifs, à leur fournir des filières d'évasion, il y a un grand pas...

Dans le film, on voit le recteur écouter la radio et, en novembre 1942, il prend connaissance du débarquement en Afrique du Nord. Là, pour lui, tout change. Les Américains sont au Maroc. La collaboration, c'est fini. Une autre histoire commence. Donc, chez Si Kaddour, il y a une part de calcul politique, et, en plus, il n'est pas antisémite, pas du tout. Il est dans la tradition makhzénienne, celle de la protection donnée par le sultan. On protège les gens du Livre.

Il n'y a donc pas de planification, dans ce sens, à la Mosquée?

Non. Ca s'est fait au gré des circonstances. Bien sûr, il y a des musulmans qui ont critiqué cette attitude. Et les Allemands ont joué sur ces dissensions. Mais ça n'a pas marché. Ainsi, malgré la propagande allemande, en Algérie, les gens ne se sont pas approprié les biens des juifs ! Mes grands-parents ont été expropriés par le régime de Vichy dans les Aurès, et ont pu récupérer leurs biens après la guerre.

Le recteur a-t-il été inquiété par les Allemands?

Oui, en 1940, et en 1943 - une année difficile. En 1944, terminé. C'est vite passé. Après, en 1947, il a été décoré pour son attitude pendant la guerre. Il est mort en 1954. Il a été l'homme de la bienveillance.

Cette bienveillance a-t-elle disparu aujourd'hui?

Non. Dans la société profonde d'Algérie, du Maroc, de Tunisie - je ne parle pas du discours étatique -, il y a toujours une forme de nostalgie de la présence juive. Les juifs étaient l'indice de la pluralité, cette pluralité qui s'est progressivement effacée dans le monde arabe.

Après la guerre, les Algériens résistants n'ont pas eu droit à la reconnaissance de la France?

Non. Parce que, dans leur grande majorité, les immigrés algériens étaient des indépendantistes. Et, après le massacre de Sétif, en mai 1945, une histoire conflictuelle commence entre Français et Algériens.

« Les Hommes libres » est donc une réhabilitation tardive, mais nécessaire.

Je parle de ces événements dans mes ouvrages depuis trente ans. Pour moi, le film d'Ismaël Ferroukhi est surtout une reconnaissance de toute cette histoire.

Propos recueillis par François Forestier

Les hommes libres, d'Ismaël Ferroukhi,
en salles le 28 septembre.
Source: "le Nouvel Observateur" du 22 septembre 2011.

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