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Quelle place pour les juifs tunisiens? par Jacques Benillouche

 

Quelle place pour les juifs tunisiens?

L'histoire trimillénaire de la communauté juive perdure sous le ciel révolutionnaire. Mais à ce jour, est-elle toujours la bienvenue en Tunisie?

 

Jacques Benillouche

Les juifs tunisiens ont toujours gardé des liens étroits avec leur terre natale, ce qui dans un sens ne manquait pas d'intéresser économiquement le gouvernement tunisien. Des centaines de milliers de touristes, et parmi eux de nombreux Israéliens, consacraient leurs vacances à vaincre la nostalgie d’une terre volontairement abandonnée.

Le pèlerinage de la Ghriba sur l'île de Djerba, la plus célèbre synagogue d'Afrique du Nord, devenait un must tandis que de nombreux entrepreneurs juifs du Sentier, le quartier juif de Paris, ouvraient en Tunisie des ateliers de confection à bas coût pour fournir des emplois vitaux à une population à la recherche de débouchés. Les liens restaient étroits et les officiels n’hésitaient pas à s’en gargariser.

Contre la normalisation des relations avec Israël

Or la Tunisie nouvelle, sous influence islamiste comme l'observent certains, refuse toute «forme de normalisation avec l’Etat sioniste» jusqu’à exiger de l’inscrire dans la nouvelle Constitution selon le «pacte républicain» adopté par la commission de réforme politique tunisienne sous la présidence du professeur de droit Yadh ben Achour. La presse arabophone a publié le contenu de ce pacte qui définit la Tunisie comme un pays «démocratique et libre, sa langue est l'arabe et sa religion est l'islam». Le mouvement islamiste Ennahdha avait insisté sur son inclusion.

Pour soutenir ce projet, quelque six cents personnes ont participé le 10 juillet à un rassemblement à Tunis pour s’opposer à toute normalisation des relations avec Israël. Ahmed Kahlaoui, le président du Comité tunisien de lutte contre la normalisation avec Israël, aurait menacé de mort tout Tunisien essayant de nouer des liens avec l’Etat hébreu.

«Nous allons les dénoncer, publier leurs noms. Aucune personne libre et digne ne peut reconnaître l’Etat sioniste coupable de massacres parmi les Palestiniens».

Outre les slogans et pamphlets anti-Israéliens, les organisateurs ont placardé un appel au boycott de produits israéliens et d’une dizaine de multinationales dans les secteurs alimentaire, cosmétique, informatique et vestimentaire.

Les dirigeants tunisiens tuent le tourisme juif

Il s’agit en fait d’une déclaration de guerre contre les juifs de Tunisie qui affichaient des liens étroits avec Israël, car aucun Tunisien musulman n’est sioniste. Les quelque 1.500 juifs vivant encore en Tunisie ont quelques inquiétudes à se faire car ils disposent tous de liens familiaux avec l’Etat juif ce qui les rend suspects de sionisme. Ils risquent d’être contraints à préparer leurs valises. Quelques artisans de Djerba, l’île du Sud tunisien, une poignée d’industriels, des rabbins miséreux et des retraités attachés à leur terre devront donc oublier le parfum du jasmin.

Au nom de principes politiques, les dirigeants ont décidé de tuer le tourisme juif en créant d’abord une panique locale. Mais ils semblent déterminés à masquer les divergences des nouveaux acteurs de la Tunisie qui cherchent à trouver un consensus dans la définition de l’ennemi commun: Israël. Le temps de la récréation de la révolution puis de la démocratie est révolu pour des tunisiens qualifiés d’intelligents, de chaleureux et de cultivés. Les meneurs inspirés par les islamistes auront eu gain de cause; les juifs ne se rendront plus sur les tombes de leurs ancêtres qui ont peuplé une Tunisie ouverte durant plusieurs siècles.

L’ex-président Habib Bourguiba avait vis-à-vis d’Israël une position dite «modérée» parce qu’il ne cherchait pas la confrontation et qu’il était partisan d’une stratégie d’étapes progressives comme celles qui avaient mené son pays à l’indépendance de 1956. Parce que l’Etat juif était alors en position de force, grâce à ses alliés irréductibles, il prônait la dichotomie dans les exigences politiques:

«Pour moi, une étape n'a de valeur que si elle permet à coup sûr la suivante, exactement comme la marche d'un escalier qui vous porte à la marche au-dessus. Je n'aurais pas accepté l'autonomie interne comme étape si je n'avais été sûr qu'elle fût décisive et ouvrait la voie vers l'indépendance», déclarait Habib Bourguiba.

Il faisait preuve de pragmatisme et, dans une certaine mesure, d’opportunisme qui lui permettait d’évaluer la force de ses adversaires sans pour autant les affronter.

L'attitude ambivalente de Bourguiba

Les nationalistes tunisiens n’avaient pas mesuré l’inquiétude qu’ils généraient en prenant fait et cause pour les pays arabes à la création de l’Etat d’Israël en 1948. Avant l’indépendance, Habib Bourguiba, chef du parti Néo-Destour, avait déjà apporté son soutien à la cause palestinienne lors d’une visite en Palestine en 1946. Il avait accepté de présider une délégation de nationalistes maghrébins qui rédigea, le 4 mars 1946, un mémoire sur la question palestinienne à la commission d'enquête anglo-américaine. En exil au Caire, il rejoignit «les frères algériens et marocains» lors du vote des Nations unies qui a donné naissance à Israël.

Il aurait pu saisir l’alibi de la reconnaissance d’Israël par les deux grandes puissances, Etats-Unis et URSS, pour marquer son originalité et isoler les juifs tunisiens d’Israël. Considérés comme des citoyens trop attachés à leur terre natale, ils ont souvent été accusés d’être à l’origine des troubles du pays. Les émeutes de 1948 et de 1956 à la suite de la Campagne de Suez entraînèrent l’exil volontaire de plus de la moitié de la population juive qui se dirigea vers le nouvel avenir israélien. Les émeutes liées à la Guerre des Six-Jours de 1967 avaient provoqué des pillages et l’incendie du symbole juif, la Grande Synagogue de Tunis.

Habib Bourguiba avait tardivement adopté une position qui aurait pu rassurer sa communauté juive et lui permettre de participer à l’essor de la Tunisie indépendante. Il n’a jamais sauté le pas en reconnaissant le droit à l’existence d’Israël qui aurait contré les missions des envoyés sionistes chargés de favoriser l’émigration des juifs de Tunisie. Le premier discours positif n’a été tenu que le 3 mars 1965 au camp palestinien de Jéricho. Il avait alors conseillé aux dirigeants palestiniens de prendre en main leur cause nationale sans l’aide des pays arabes.

Il avait suggéré en 1948 et en 1952 aux pays arabes de reconnaître l’Etat d’Israël mais il ne s’engagea pas lui-même dans cette voie qui aurait pu le propulser à la tête du leadership arabe. Expatrié en avril 1953, il avait chargé son bras droit, Hédi Nouira, de confirmer au journal israélien Haaretz que «le néo-Destour était prêt à exercer son influence dans les pays arabes en faveur de la paix si Israël aidait un peuple opprimé et épris de sa liberté à obtenir son indépendance». Il avait promis des liens officiels avec Israël une fois la Tunisie indépendante, «sans prendre part au boycottage proclamé contre cet État par la Ligue arabe».

Dès 1965, le président Bourguiba défendit sa volonté de nouer des liens avec Israël. Il exposa ses idées lors de son voyage officiel au Caire en février 1965 et, le 13 décembre 1969, il chargea son représentant à l'ONU de manifester son intérêt pour un compromis entre Arabes et Israéliens «sans vainqueur ni vaincu». Mais il n’eut pas le courage d’affronter les pays arabes sous la coupe de l’égyptien Nasser.

Bourguiba eut cependant une attitude ambivalente vis-à-vis d’Israël. Il a accepté d’accueillir en Tunisie, en septembre 1982, les Palestiniens chassés du Liban par l’armée israélienne et dont aucun autre pays arabe ne voulait. Pendant douze ans, Tunis fut la capitale de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). L’ex-président tunisien en profita pour pousser Yasser Arafat à fonder sa stratégie sur le réalisme qui lui permit de signer les accords d’Oslo de 1993. Mais la présence des Palestiniens a laissé des traces puisqu’ils ont pu infiltrer les mouvements islamistes résolument contre tout dialogue avec les sionistes.

Les développements actuels prouvent l’influence des milieux islamistes qui cherchent à isoler la population tunisienne du monde occidental pour qu’elle ne soit pas contaminée par les idées démocratiques. Ils trouvent dans les juifs de Tunisie l’alibi pour rompre avec le modèle européen.

Jacques Benillouche 

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