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Serge Moati : La Tunisie de 2011 me fait penser à la France de 1981

 

Serge Moati : La Tunisie de 2011 me fait penser à la France de 1981

 

Fidèle du président français François Mitterrand, le documentariste Serge Moati revient sur son parcours, trente ans après l’élection de mai 1981. Pour lui, un même vent de liberté souffle aujourd’hui sur son pays de naissance, la Tunisie.

C’était il y a trente ans. Le 10 mai 1981. La gauche arrivait au pouvoir et rêvait de « changer le monde ». Trente ans après (Le Seuil, 330 pages, 19,50 euros) est la chronique allègre de cette époque, une splendide rétrospective de cette France où tout semblait possible et paraissait devoir être inventé. C’est aussi le portrait en creux d’un jeune homme idéaliste et ambitieux. Du fils d’un notable tunisien, juif, socialiste, militant pour l’indépendance. Serge Moati n’a que 11 ans quand il se retrouve orphelin. Ce sont de ces drames qui marquent une vie, aussi accomplie soit-elle. On comprend mieux dès lors sa fascination pour François Mitterrand, incarnation d’une figure paternelle absente. Son ascension sera filmée par Moati depuis le congrès d’Épinay (1971), au cours duquel il prend la tête du Parti socialiste (PS), jusqu’à la kitschissime cérémonie du Panthéon de 1981, en passant par les duels télévisés des élections présidentielles et ses derniers vœux aux Français. Aujourd’hui, le documentariste, qui, « à 64 ans, n’a pas l’intention de devenir un mec de droite », s’apprête à filmer les coulisses de la campagne présidentielle de 2012 et à publier un essai écrit « à chaud, avec émotion » sur les événements de Tunisie, sa seconde patrie.

Jeune Afrique : Quel regard portez-vous sur la révolution tunisienne ?

Serge Moati : Je suis de ceux qui pensent, peut-être à tort, que le 14 janvier [jour de la fuite de Ben Ali, NDLR] marque le début de l’indépendance. Je souhaite de tout mon cœur que la Tunisie connaisse la démocratie qui lui a été confisquée depuis fort longtemps et qui n’est pas un luxe de bourgeois français interdit aux pays arabes. Il faut tordre le cou à ceux qui parient avec un air supérieur que les pays arabes ou africains ne sont pas capables d’y accéder.

Vous êtes donc optimiste ?

Je suis un pessimiste actif. Je veux que ça marche ; que, pour une fois, l’utopie gagne. On peut me traiter de gogo, mais je préfère être gogo avec ceux qui font bouger le monde que réaliste avec ceux qui ne font que le freiner.

Aviez-vous senti venir cette révolution ?

Oui, juste après la mort de Mohamed Bouazizi [dont le suicide a déclenché les premiers mouvements de révolte, NDLR]. Une anecdote m’a marqué. Je loue une maison à l’année à La Marsa, au bord de la plage. Des amoureux flirtaient tranquillement quand des flics sont arrivés comme des sauvages et les ont fait déguerpir. Un de mes amis leur a dit : « Arrêtez, que vous ont-ils fait ? » Quelques semaines plus tôt, il n’aurait jamais agi ainsi, car il savait que ça pouvait tourner au vinaigre. La plupart des gens avaient très peur, parce qu’ils avaient un appartement ou un emploi à défendre. Je suis de ceux qui avaient peur aussi. Je ne possède rien en Tunisie, mais je fais partie de la communauté juive et je n’avais pas envie qu’indirectement cela lui attire des ennuis.

Aviez-vous des contacts avec Ben Ali ?

Je l’ai vu une fois, juste après qu’il a pris le pouvoir, en 1987. Il m’a dit : « Vous êtes un fils de Tunis et un conseiller de Mitterrand, aidez-moi à libéraliser la télévision. » Moi, naïf, je passe un week-end auprès de lui et, un mois plus tard, je lui remets un rapport : télévision indépendante du pouvoir politique, création d’un Conseil supérieur de l’audiovisuel, organisation de débats… Ce rapport a dû être enterré dans les sables de Foum Tataouine !

Vous quittez la Tunisie pour la France, en 1957. Puis, en 1965, vous répondez à une petite annonce et c’est au Niger que vous apprenez votre métier de cinéaste…

J’ai adoré ce pays. Je m’y suis fait des frères et sœurs – des lycéens de mon âge, puisque je m’occupais d’une télé scolaire et du cinéclub. J’ai découvert les danses de possession, la tradition africaine, la franc-maçonnerie à laquelle j’ai été initié. J’étais un jeune homme ardent qui voulait changer le monde. Le Niger m’a offert l’espace et la fraternité. J’avais l’impression de sortir de l’orphelinat. L’immense savane africaine, la virginité du monde… C’était beau.

Vous y retournez ?

De temps en temps. J’ai fait plein de films en Afrique. J’aime beaucoup ce continent mais, par moments, il m’effraie. Il y avait plus de gentillesse avant, parce qu’il y avait plus de traditions, des sociétés initiatiques qui créaient un vrai ordre – qui ne reposait pas sur l’argent.

Vous rencontrez Mitterrand en 1970. Comment vous est-il apparu ?

Impressionnant. Il était beau, d’abord. Très cultivé, extrêmement attentif. C’était un homme en pleine possession de sa vie : il aimait les femmes – vous riez, mais cela compte : ce n’était pas un politique classique. Ce n’est pas un hasard s’il a dit : « Après moi, il n’y aura plus que des comptables. » Nous parlions poésie, cinéma, femmes… C’était un homme drôle, à l’humour distancié et qui, pour moi, avait le mérite inouï de connaître la France des chemins vicinaux, des collines et des départements… Voyager avec lui était délicieux. Il m’a appris la France.

Au début des années 1970, vous avez déjeuné chez lui avec René Bousquet, qui organisa la rafle des Juifs au vélodrome d’Hiver, en 1942. Cela ne vous a pas choqué ?

Je ne sais pas qui c’est, à l’époque ; c’est Jacques Attali – présent lui aussi à ce déjeuner – qui m’explique. Ça a glissé sur moi, je ne mesurais pas… Quand Mitterrand a dit à Attali : « Bousquet a sauvé notre réseau de résistants pendant la guerre », je n’avais pas de raison de douter de lui. Quel droit avais-je, moi, trente ans après, de condamner un type qui avait été blanchi à la Libération ? Je préfère me souvenir du Mitterrand jeune résistant, très courageux, qui fédérait les mouvements de prisonniers. Et puis, j’aime la complexité chez les gens. Notre seul moment de séparation s’est produit en 1986, au moment de la cohabitation. J’ai démissionné de la direction de FR3 [la chaîne de télévision régionale], car cela me déplaisait de découdre sous la droite la politique que j’avais mise en œuvre sous la gauche. « On ne déserte pas », m’a-t-il engueulé. On n’a plus échangé un mot jusqu’en 1988. Et là, grand seigneur, il m’appelle pour m’occuper de sa campagne…

Vous êtes de ceux qui l’ont fait répéter pour son débat du second tour face à Chirac, en 1988. Qui a eu l’idée de lui faire appeler son adversaire « monsieur le Premier ministre » ?

Bérégovoy ou Fabius, je ne sais plus. Mais là où Mitterrand est fort, c’est qu’il ne se trompe pas une seule fois, lors du débat. Il avait une maîtrise extraordinaire. C’est pour cela que je l’adorais, moi qui suis impatient, émotif… Mitterrand m’a appris des choses qui n’ont aucun rapport avec la politique. À se battre sur ce qu’on croit être essentiel et à ne pas dévier. L’opiniâtreté, l’acharnement. Et il l’a fait : en quatorze ans, rien de capital n’a été entaché.

Les socialistes voulaient « changer la vie ». L’avez-vous changée ?

Vous savez bien que non. Mais on a fait des choses concrètes, doublé les allocations familiales, le salaire minimum… On ne savait d’ailleurs pas très bien ce qu’on entendait par cette injonction rimbaldienne. Je croyais qu’on allait tous s’aimer, qu’il n’y aurait plus jamais de méchanceté.

C’était merveilleux !

Oui, mais on en était là, il y avait cette même naïveté, ce même enthousiasme qui, aujourd’hui, me poussent à croire que tout va bien se passer en Tunisie.

Allez-vous filmer la campagne présidentielle de 2012 ?

Oui, j’adore filmer les coulisses de la politique. Je suis alors extraordinairement neutre. Ce qui m’intéresse, c’est le côté romanesque des choses. Je filme d’ailleurs plus facilement la droite que la gauche parce que, pour moi, c’est plus exotique. Je voudrais, aussi, que la gauche réinvente un peu de lyrisme. Le programme du PS est sage, raisonnable.

Cela vous déçoit ?

Je pense que ce n’est plus de mon temps. C’est pour cela que ce livre est important pour moi : il parle d’une époque pas si lointaine où la gauche rêvait et savait faire rêver. On ne peut pas faire de politique réelle sans faire rêver.

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Propos recueillis par Joséphine Dedet

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