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Tahar Ben Ammar: «Menottez-moi donc cette main qui signa l'indépendance»

Tahar Ben Ammar: «Menottez-moi donc cette main qui signa l'indépendance»

 

Tahar Ben Ammar

Si la date du 20 mars 1956, date de l’indépendance, est archiconnue, ce n’est pas le cas du signataire, au nom de la Tunisie du document de l’indépendance. Ce n’était pas Bourguiba, qui n’avait pas encore de fonctions officielles, mais Tahar Ben Ammar, le dernier président du Conseil des ministres sous le protectorat, qui avait déjà signé une année auparavant l’autonomie interne. Pourtant cet homme illustre qui n’a pas peu contribué à cette indépendance sera déféré deux ans et demi plus tard devant la Haute Cour de justice sous des motifs fallacieux. Docteur en droit de l’université de Paris et auteur d’une excellente biographie de Hussein Ben Ali, le fondateur de la dynastie husseinite, Mokhtar Bey, a donné le 11 février 2012 une conférence devant les anciens élèves du Lycée Carnot, intitulée « Tahar Ben Ammar, ancien Premier ministre et président du Conseil des ministres tunisiens, devant la Haute Cour de justice » où il lève le voile sur cet épisode peu glorieux de notre histoire. Avec l’accord de l’auteur, nous vous en proposons ces quelques extraits.

Le 18 septembre 1955, le deuxième gouvernement Ben Ammar est formé. Il est chargé de négocier l’indépendance consacrée par le Protocole du 20 mars 1956 que le président du conseil signera avec Christian Pineau, ministre français des Affaires étrangères. Le 25 mars 1956, les élections à la Constituante organisées par Tahar Ben Ammar portèrent à l’Assemblée les candidats du Front national dont le président du conseil sortant et Bourguiba. Sa mission achevée, Si Tahar remit démocratiquement au Souverain la démission de son gouvernement le 9 avril – date symbolique – 1956 au lendemain de l’inauguration solennelle par le Bey et la Cour des travaux de l’Assemblée nationale constituante, réunie en la Salle du Trône du Palais du Bardo. Il accomplit ainsi son devoir avec courage, persévérance et abnégation et méritait la reconnaissance de la nation. Et pourtant ! Malgré ce passé prestigieux et glorieux, il sera arrêté, et menotté, écroué à la prison civile de Tunis, avant d’être déféré à la Haute Cour de justice ; ce qui suscite trois interrogations : 

• D’abord, qu’est-ce qu’une Haute Cour de justice ?
• Ensuite, pourquoi une Haute Cour de justice ou de quoi accuse-t-on Tahar Ben Ammar ?
• Enfin, quels sont les vrais motifs de son incarcération et de son renvoi devant cette juridiction d’exception ?

Une Haute Cour de justice est un tribunal répressif, généralement composé de magistrats professionnels et de politiques, spécialement créé par le pouvoir pour juger des crimes et délits qu’il définit, commis par telles personnes dans des circonstances de temps et de lieu particulières. C’est donc une juridiction d’exception, en principe provisoire, jugeant selon la procédure définie, appliquant les sanctions prévues, dont les arrêts qui ne sont susceptibles ni d’appel ni de cassation, sont immédiatement exécutoires sauf, dans certaines législations, recours en grâce. Elle est, dans les régimes despotiques, aux ordres du pouvoir et dès lors honnie des démocrates. C’est une juridiction au service du pouvoir politique. On la qualifie de juridiction politique.

Mais les textes qui l’instituent étant de droit étroit, d’interprétation et d’application restrictives, elle doit respecter les principes généraux du droit, les exceptions comme l’exception d’incompétence au profit d’une autre juridiction, ou encore la prescription de l’action, sauf dispositions contraires du texte constitutif. La Haute Cour de justice tunisienne fut instituée par le décret beylical du 19 avril 1956 à l’initiative de Habib Bourguiba, Premier ministre, Ahmed Mestiri étant ministre de la Justice. La loi républicaine du Président Bourguiba du 17 août 1957 en étendit la compétence aux biens mal acquis. Elle est saisie par le président du comité régional de confiscation dont les membres sont choisis et nommés par le pouvoir politique. … Elle peut se saisir elle-même de « toute action contraire aux intérêts de la nation » et de tous crimes et délits commis par le prévenu, et condamner en conséquence aux peines prévues dont la mort et la dégradation nationale ou l’interdiction d’exercer les droits civiques et civils …

Ceci étant, pourquoi le président du comité régional renvoya-t-il Tahar Ben Ammar devant cette Haute Cour ? Pour en premier lieu, une fraude fiscale, et en second lieu, génériquement «son hostilité à l’ordre nouveau». Sur la fraude fiscale, le président de la cour lui reproche une insuffisance de déclaration de revenus pour les années 1942 à 1953 et le défaut de paiement de la patente, ayant généré à son avantage une économie d’impôts constitutive de ces profits - réalisés par un élu tel Ben Amar, membre du Grand Conseil et de la Chambre d’agriculture, - de la loi de 1957 sur les biens mal acquis. Elle le condamna à paiement d’une somme sérieusement inférieure à celle arrêtée par Zorgati, l’inspecteur des finances qu’elle désigna en qualité d’expert, ses chiffres étant contestés avec raison par le prévenu, et qui de surcroît procéda à l’évaluation d’office pour comptabilité irrégulière. Mais, elle ignora la prescription de l’action de l’administration fiscale et son incompétence au profit de la commission de contentieux du ministère des Finances malgré la demande express de la défense. Elle jugea donc au mépris du droit et dans des conditions juridiquement et moralement déplorables. 

Selon le même expert Zorgati, dans son témoignage écrit en date du 28 avril 2OO7, «Je soussigné Ahmed Zorgati demeurant à(………) désigné en ma qualité d’inspecteur des finances par la Haute Cour de justice, jugeant feu Tahar Ben Ammar pour un contrôle fiscal couvrant une période de 20 ans, j’ai procédé aux investigations qui m’ont été demandées, selon les méthodes et conclusions, qui m’ont été imposées par les instructions impératives que je devais ainsi strictement observer, de la hiérarchie administrative. Je devais notamment écarter la prescription pourtant acquise comme je le signalais au Président de la Cour en réponse à la question qu’il me posait à ce sujet, avec l’angoisse et la peur des conséquences qu’elle était susceptibles d’entraîner pour moi, et ignorer la comptabilité pourtant régulière présentée par feu Tahar Ben Ammar …».
Le second reproche — l’hostilité à l’ordre nouveau — couvre plusieurs chefs d’accusation : le recel des bijoux de la famille beylicale ; l’opposition du Bey Lamine au transfert des forces de police au gouvernement tunisien lors de « la petite négociation » et des affrontements sanglants entre bourguibistes et youssefistes ; la rétention par le Bey des décrets convoquant l’assemblée constituante et organisant les élections ; la volonté du Bey de maintenir l’article 3 du traité du Bardo instituant la protection par la France du souverain et de sa dynastie bloquant ainsi le processus menant à l’indépendance ; et le doute sur l’adhésion de Tahar Ben Ammar à l’indépendance.

Plusieurs de ces chefs d’accusation portés contre le souverain dont on préparait vraisemblablement la mise en accusation pour haute trahison, et indirectement contre Tahar Ben Ammar, son complice passif, fondaient leur condamnation à la peine de mort si les faits incriminés étaient établis. Mais il n’en fut rien. Car, il n’y eut point de recel de bijoux confisqués, les conditions légales de la constitution de ce délit n’étant pas accomplies, le prévenu étant dans l’ignorance totale de cette affaire, et ses arrestation et incarcération étant arbitraires et non juridiques parce que intervenues au mépris de l’immunité parlementaire dont , député de la constituante, il bénéficiait, le flagrant délit invoqué par l’accusation n’étant pas établi. 

L’affaire de l’opposition du Bey au transfert des forces de police, malaisément rapportée par Bourguiba et Bahi Ladgham, fortement contestée par le prévenu et le directeur adjoint du protocole, Hamadi Bahri, seuls présents à l’entretien dont il s’agissait, serait monté par Roger Seydoux, source unique de l’information litigieuse, pour , semant la zizanie entre le Palais, le gouvernement et les bourguibistes du Néo-destour, brider la petite négociation et, par là, calmer l’inquiétude des prépondérants. Trois officiers du Palais apportèrent certes, chacun un témoignage, mais étant presque identique sur le fond et aux allégations de Bourguiba, il est suspect. D’ailleurs, le contre-témoignage écrit, intitulé déclaration sur l’honneur, en date du 28 avril 2007, de l’un d’eux, le lieutenant-colonel, Kamal Âyari, dont la signature apposée sur ce document fut légalisée, conforte cette opinion et montre les limites que l’accusation dépassa allègrement dans son réquisitoire.

Il y déclare que « …M. Chedly Ben Ammar m’a demandé expressément, avec la plus grande courtoisie, de confirmer ou d’infirmer le témoignage sus-reproduit qui m’est attribué ; je lui est répondu que j’affirme, de la manière la plus nette, claire et précise que je n’ai jamais, directement ou indirectement, expressément ou implicitement, fait un tel témoignage, ni une allusion quelconque aux faits qui y sont rapportés, entièrement ou partiellement qui me sont en conséquence entièrement étrangers ; que je suis fort surpris qu’on m’ait attribué un tel témoignage ayant par ailleurs la conscience tranquille vis-à-vis de Dieu, des accusés, de leur famille, de mon pays et de l’Histoire ! ». Fait important; aucun témoin ne fut appelé à la barre et aucune confrontation n’eut lieu. L’accusation de rétention par le Bey des décrets relatifs à la Constituante que Tahar Ben Ammar contesta comme les autres, était également sans fondement puisque – ainsi que par exemple, le quotidien La Presse le rapporta, le décret de convocation de l’assemblée fut délibéré au conseil des ministres le 28 décembre 1955, et scellé par le Souverain le lendemain 29 décembre, la date qu’il portait. 

Le décret organisant les élections fut délibéré en conseil des ministres le 4 janvier 1956 et scellé par le Bey, le 6 janvier 1956!! Où se trouvait donc la rétention dont parlaient d’ailleurs différemment Bourguiba et Ladgham ?! Le maintien de l’article 3 du traité du Bardo reproché au Bey n’était pas plus établi. Le doute porté par Mohamed Farhat, président de la Haute Cour, et Ali Chérif, procureur de la République, sur l’adhésion de Tahar Ben Ammar à l’indépendance, pour fonder sa condamnation au moins à la dégradation nationale, entraîna cette réplique de l’accusé valant toutes les réponses : mais qui a signé le protocole d’indépendance ? Au grand dam de Bourguiba !

Aucun chef d’accusation ne fut donc retenu contre Tahar Ben Ammar par la Haute Cour qui se contenta d’une condamnation à une amende fiscale, parfaitement illégale. Mais elle coûta au prévenu innocent, un glorieux personnage qui honore tellement la Tunisie qu’il servit sans relâche et avec un immense dévouement, près de 5 mois d’emprisonnement et des souffrances morales qui sont d’autant plus intenses que la victime est innocente des chefs d’accusation portés contre elle. A son geôlier qui s’apprêtait à lui passer les menottes à la fin d’une audience du tribunal, il dira : «Menottez donc cette main qui signa l’autonomie et l’indépendance ».

Le 25 juillet 1969, Tahar Ben Ammar reçut le Grand Cordon de l’Ordre de l’Indépendance, mais nullement celui de la République, probablement en raison de son «hostilité à l’ordre nouveau». Le 10 mai 1966, il rendit l’âme dans la dignité. Certes, il bénéficia, sans qu’il le demandât, de la grâce-amnistiante (sic !), mais humiliante, de Bourguiba. Elle ne pouvait effacer ce qu’il endura et la profonde atteinte à son honneur qu’il subit. Seule sa réhabilitation par la représentation nationale, c’est-à-dire le peuple qu’il servit avec persévérance et dévouement exceptionnels, ferait justice de l’injustice.

Tahar Ben Ammar: «Menottez-moi donc cette main qui signa l'indépendance»

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