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Tunisie : La seconde révolution est en marche

Tunisie : La seconde révolution est en marche

 

 

«Je suis de la race des guerriers. Ils peuvent me tuer mais jamais me faire taire. Je préfère de loin mourir pour mes idées plutôt que de vieillesse», disait le martyr Chokri Belaid. C'est désormais la devise de tout le peuple tunisien.

Par Rashid Sherif*

En cette terre africaine ancestrale plusieurs fois millénaire, Tounès autrefois nommée Ifriqiya, nous traversons une crise chronique structurelle économique, sociale, politique et culturelle mise en évidence par la révolution du 14 janvier 2011, aggravée depuis les élections du 23 octobre 2011, pourtant supposées inaugurer un espoir de changement malgré l'absence de la moitié de l'électorat.

Il y a déjà six mois, l'assassinat du martyr Chokri Belaid a transformé cette crise en véritable tremblement de terre. L'écho de sa lutte hardie ne fait que s'amplifier à la suite de ce vil assassinat politique. Son exemple lumineux stimule la participation active citoyenne. Il fut de la race des grands patriotes, digne et intègre. Il a vécu et survit par la force de l'incarnation de ses idées, comme il se plait à le dire lui-même et tout comme le souligne si bien le Mahatma Gandhi qui disait: «Nous-nous devons d'incarner le changement que nous proposons au monde».

Chokri se savait menacé et l'avait signalé aux autorités qui ne firent rien pour le protéger, bien au contraire, ils s'étaient ouvertement acharnés sur sa personne, lui imputant leurs échecs et leur incompétence, même en son absence temporaire du pays (au Maroc). Ce meurtre les hantera pour longtemps.

Chokri répétait souvent: «Ils peuvent me tuer, mais jamais me faire taire». Cette chaude voix éloquente et toujours actuelle vibre parmi nous. Six mois après leur forfait, ces mains criminelles ont frappé cette fois le député du Front populaire Mohamed Brahmi, le 25 juillet dernier, et pour cause, exécutant et commanditaires clairement soupçonnés semblent assurés de l'impunité, ils ne courent ni se cachent.

 

Un choc émotionnel collectif

Le crime perpétré au grand jour le 6 février dernier est semblable en tous points à ceux de la "Main rouge" fasciste française dont le lâche assassinat de Farhat Hached demeure vif dans nos mémoires – épisode isolé sur notre territoire avant ce fatidique 6 février. La population surprise par cette agression brutale avait réagi dans son deuil par une profonde tristesse mêlée de consternation proche de la stupeur: crime politique, crime d'Etat, crime de lèse-humanité. Il s'agit bien d'un choc émotionnel collectif induit.

L'objectif de ce choc criminel, comme chacun sait, est de semer la terreur dans le pays voire la panique et provoquer ainsi un état émotionnel que nous pouvons décrire comme «attente anxieuse» d'une menace obscure, plus ou moins intense, de ce qui pourrait encore advenir, source de stress diffus.

Après avoir essayé de diviser le pays en deux blocs opposés, croyants et mécréants, l'intention ici est de fragmenter, atomiser la population pour l'affaiblir davantage. Avoir peur, c'est craindre pour soi et les siens, se réfugier dans l'isolement derrière sa porte close. Or, l'afflux massif et spectaculaire de la population le jour de l'enterrement de Chokri reflète à l'inverse la plus ample clameur d'indignation et de rage impuissante dans une profonde communion jamais connue auparavant.

Cette catastrophe provoquée contre un peuple pacifique déjà sous le poids écrasant d'évènements pénibles quotidiens n'a donc pas réussi à fragmenter ce peuple ni à réactiver la peur fomentée durant des décades par l'ancien régime. Toutefois l'effet de stupeur initiale s'est traduit par un phénomène psychique d'inhibition de l'action suivi d'un vécu de malaise d'intensité variable selon le cas et parfois même de symptômes apparemment dépressifs.

Les effets intenses d'un tel choc émotionnel collectif induit par surprise pourraient expliquer le fait que ni la population ni les partis d'opposition n'ont pu réagir avec discernement pour prendre des initiatives efficaces, remettre en question le pouvoir en place, responsable politique et moral du crime. Ce fut pourtant le glas qui a sonné pour Ennahdha et son gouvernement. Or, c'est plutôt ce même pouvoir qui a froidement gardé l'initiative en prenant les devants par une feinte de se charger lui-même de la tâche par l'annonce maquillée de la chute de son gouvernement, tirant partie de l'affaire sous la forme d'un gouvernement bis.

Quelques semaines de tractations politicardes ont servi de manœuvre dilatoire par diversion et pour disperser les traces du crime demeuré impuni à ce jour. Rien ne devait changer comme l'avait avancé honteusement le président provisoire en déclarant à l'étranger que «le peuple tunisien avait absorbé le choc». La suite des évènements allait étayer un enlisement progressif et une fuite en avant d'un pouvoir abusif aux abois.

En somme, notre peuple en souffrance sous le coup de cette agression soudaine sans précèdent avait enregistré la perte catastrophique et brutale d'un dirigeant politique brillant, clairvoyant, généreux et désintéressé, un enfant du pays aux origines humbles dont la stature se projetait de façon décisive sur la scène nationale.

Frappé d'un deuil déchirant, le peuple ne disposait pas de forces adéquates organisées pour répondre à l'agression. La désunion des partis politiques d'opposition et leur absence flagrante d'actualisation de leur vision du champ sociopolitique ont alors fait pencher le rapport de force en faveur d'Ennahdha, dépourvu par ailleurs d'une idéologie et d'un programme de gouvernement propres.

Bref, l'ensemble de ces circonstances imbriquées n'a donc pas permis la réponse politique adéquate à l'agression subie par la nation endeuillée.

 

Scénario bis: échec et retour en boomerang

Nous voici, six mois après. Ce qui fut planifié et exécuté le 25 juillet dernier, sous forme de «remake» du même scénario par l'assassinat de Mohamed Brahmi avec le même modus operandi, en vue d'une aggravation calculée par renforcement du choc émotionnel initial, a été un véritable fiasco pour ses commanditaires. L'intention d'entrainer une banalisation du crime politique n'a pas réussi non plus.

En effet, d'une part la population dans son ensemble s'était déjà remise de sa stupeur paralysante, retrouvant une mobilité psychologique, politique et sociale face aux manœuvres habituelles du pouvoir et aux agressions violentes de ses alliés.

D'autre part, le paysage sociopolitique avait subi entre-temps une mutation qualitative à la suite d'une coordination des partis d'opposition en rangs serrés et d'une organisation efficace des mouvements sociaux et des structures professionnelles appuyées par l'UGTT et l'UTICA.

Notons en particulier la reprise des initiatives citoyennes par les femmes, les jeunes et les travailleurs dans maints secteurs, lesquels avaient peu-à-peu récupéré leur espace sur le devant de la scène comme il en fut durant l'Intifadha – juste retour des choses après avoir été écartés(es) et même invisibilisés(es) dans l'intervalle.

La réponse à la nouvelle agression à l'identique ne s'est donc pas faite attendre cette fois-ci. D'emblée, le peuple souverain occupe pacifiquement la rue. Son exigence légitime immédiate de chute du gouvernement et dissolution de l'Assemblée nationale constituante (ANC) est maintenue jour et nuit à travers la pluralité des initiatives locales et régionales, l'efficacité du mouvement national de désobéissance civile suivi de grandes manifestations massives et la gigantesque mobilisation au Bardo la nuit du 6 août.

Toutes ces forces populaires de mieux en mieux organisées adhèrent à un plan d'action politique commun clair et net. Il s'agit en fin de compte de substituer la carence des instances actuelles du pouvoir de l'Etat par des structures provisoires dotées de capacités technico-administratives confirmées afin d'éviter une catastrophe imminente précipitée par un pouvoir chancelant.

Les membres rebelles de l'ANC et les partis d'opposition coalisés ont immédiatement emboité le pas à l'initiative de ce large mouvement populaire pacifique en appuyant ses revendications, se gardant toutefois de se substituer à lui.

Avant le 14 janvier 2011, le peuple insurgé s'était retrouvé seul dans un combat inégal, les mains nues, face à la machine répressive de la dictature – en l'absence des partis et surtout du mouvement Ennahdha comme volatilisé.

A présent, passant de charybde en scylla, ce même peuple se retrouve dans un renouveau de l'oppression par les tenants d'un gouvernement transitoire dominé par Ennahdha à tendance théocratique laquelle accapare les rouages de l'Etat avec la claire détermination de s'éterniser au pouvoir.

Il s'agit cette fois-ci d'une lutte populaire autrement complexe contre une mouvance obscurantiste réactionnaire et misogyne dangereuse dont les relents de violence des années antérieures présents dans nos mémoires lui servent encore de moyen coercitif pour réactiver la peur des citoyens déjà reléguée dans un passé d'opprobre.

Ennahdha hérite d'un système dictatorial qu'il cherche à mettre à profit. Or, la donne a bel et bien changé. Le peuple insurgé lutte à présent activement contre le nouveau pouvoir oppresseur tandis que l'armée républicaine se charge de nettoyer les foyers de terroristes à la solde de ce pouvoir – dût-il s'en défendre du bout des lèvres.

La mobilisation populaire pacifique massive et continue dans la plus grande fermeté ne peut qu'encourager les partis alliés et autres organisations sociales et syndicales à soutenir avec autant de fermeté les exigences populaires.

En ceci donc, tout comme pour Farhat Hached, les assassinats politiques de Belaid et Brahmi auront été vains quant aux bénéfices escomptés par leurs commanditaires. Mieux encore, ces martyrs et bien d'autres auront vaincu leurs ennemis par-delà la mort par le sacrifice-même de leurs précieuses vies. C'est donc échec et retour en boomerang du nouvel épisode criminel contre ses auteurs.

 

Le peuple enfin souverain

Le peuple à nouveau insurgé reprend l'initiative de ses objectifs de base encore insatisfaits : «Shoghl, Hourria, Karama Watania» (Travail, liberté et dignité nationale). L'équation politique de l'actuelle Intifadha met en présence la volonté du peuple dans sa grande majorité en alliance avec les forces sociales, l'UGTT, l'UTICA et celles de l'opposition coalisée, face à Ennahdha et ses acolytes de bas rang.

Voyons d'abord l'état d'usure rapide d'Ennahdha et la faillite de sa gouvernance. Cette mouvance obscure liée à la centrale de Londres des Frères Musulmans se trouve démystifiée et déchue par la volonté populaire, source de toute légitimité.

Il en est de même ces jours-ci en Egypte. En voici un bref tableau peu reluisant...

Déchéance d'abord par le mépris hautain vis-à-vis de notre peuple, son histoire plusieurs fois millénaire et sa culture propre; par la négation aggravante de l'identité réelle du pays et de son drapeau, symbole de l'Etat; par l'instrumentalisation politique abusive de la religion qu'elle rabaisse; par les basses manœuvres divisionnistes du peuple; par le clientélisme honteux auprès des nécessiteux et les laissés-pour-compte; par le dépassement illégal du mandat d'un an de l'ANC, matrice provisoire de l'ensemble des pouvoirs transitoires de l'Etat, dominée par Ennahdha avec ses atermoiements, ses blocages constants, son louvoiement, son double langage et ses manœuvres dilatoires qui ont converti l'ANC en un cirque pitoyable et couteux.

Déchéance également par l'incompétence évidente de ce gouvernement qui se succède à lui-même malgré sa faillite, qui concentre en fait tous les pouvoirs, entraine la ruine de l'économie et l'intensification aiguë des conflits sociaux.

Déchéance par l'instrumentalisation politique de la justice; par le harcèlement continu des citoyennes, des jeunes, des journalistes, des artistes, des universitaires, des zitouniens et des opposants; par ses engagements financiers auprès de sources étrangères au-delà de ses prérogatives de gouvernement transitoire appelé à gérer les affaires courantes; par sa protection flagrante et l'usage de milices fascistes, les «ligues» du chaos, sa complaisance auprès d'adeptes salafistes, ses «enfants» dégénérés, venus d'un autre âge en débordement constant de violence dans les rues et les mosquées en toute impunité, aussitôt passés à la vitesse supérieure par des actions armées criminelles et terroristes; enfin de par ses appuis étrangers contraires à l'intérêt national.

En second lieu, sur ce nouvel échiquier politique se situent les partis d'opposition. Leur large coalition augure d'une crédibilité nécessaire pour mettre sur pied un gouvernement provisoire alternatif et les structures qui doivent rapidement achever cette période transitoire. C'est leur mission urgente au sein d'un projet commun de salut national pour sauver la patrie en danger.

Finalement, à la base, se situe le peuple souverain et rebelle dans son immense majorité, toutes générations – inclus enfants et femmes portant hijab – et couches sociales confondues en dehors de toute oblitération idéologique. Ce grand corps social pacifique et insurgé a dit clairement «basta!» sur la place publique à travers l'ensemble du pays. Assez de violence politique, de menaces, de mépris vis-à-vis des aspirations légitimes à la sécurité publique, à une vie digne en toute convivialité et dans la paix.

Outre la grande masse des citoyens(es) indépendants(es) et actifs(ves), cette force populaire se présente sous la forme de mouvements sociaux engagés dans l'action citoyenne. L'ensemble manifeste à l'évidence une reprise salutaire de l'initiative sur le terrain, sans aucune trace de peur ni de stupeur. Ce grand corps vivant s'exprime au Bardo et partout ailleurs sur le mode horizontal de la démocratie directe au sein de l'agora. La rapidité de la réaction populaire à la suite de la récidive du crime politique est ainsi révélatrice de la prompte récupération de ces forces populaires éminemment saines et si belles face à la violence politique criminelle, au discours hors la loi menaçant et radical d'Ennahdha.

Il existe un contraste saisissant d'une part entre la démonstration de force à la Kasbah, à grand renfort de moyens de l'Etat et de troupes soudoyées, menées au doigt et à la baguette en rang strict face à un orateur grandiloquent qui s'imagine en prophète aux portes de La Mecque; et d'autre part le rendez-vous citoyen spontané de milliers de patriotes au Bardo et ailleurs dans une complicité joyeuse, un climat de communion et de grâce inoubliable, source d'espoir.

L'unité des forces patriotiques dans sa longue marche est sous-tendue par une mission sacrée, et par le legs des martyrs Farhat Hached, Chokri Belaid, Mohamed Brahmi et tant d'autres patriotes sacrifiés tout au long de notre histoire de libération nationale encore inachevée.

Aussi, nos héros demeurent-ils bien vivants dans notre mémoire par leur esprit rebelle, leur volonté tenace et inébranlable de lutte contre les forces des ténèbres, afin de guider nos pas de géants sur la même voie, tel un phare au bout de la nuit.

Blog de l'auteur. 

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