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Tunisie : Peut-on tout dire au nom de la liberté d’expression ?

 

Tunisie : Peut-on tout dire au nom de la liberté d’expression ?

 

Les intégristes de la laïcité défendent becs et ongles l’initiative de la projection du film documentaire intitulé «Ni Allah Ni maître» de Nadia El Fani. Mais même dans des pays où la liberté d’expression est censée règner, on n’hésite pas à interdire, ou déprogrammer la diffusion d’un film quand les circonstances l’exigent.

«Je suis pour la liberté d’expression. Mais franchement, programmer un tel film dans un tel contexte est de la pure provocation». Ainsi s’exprime Leila, cadre sup en (pantalon moulant) dans une administration publique. «Je suis contre les islamistes, je ne voterai pour eux pour rien au monde. Mais je suis Musulman. Et à ce titre, je trouve que la projection du film «Ni Dieu, Ni Maître» est une atteinte à mes valeurs et à mes croyances, comme à celles de 99% des Tunisiens». Taoufik Ben Brik lui-même, peu suspect de sympathiser avec les courants religieux ne ménage pas ses critiques face à ce qu’il considère comme étant de la «pornographie idéologique».

Les jusqu’au-boutistes de la laïcité, eux, défendent becs et ongles l’initiative de la projection du film documentaire intitulé «Ni Allah Ni maître» de Nadia El Fani. Considérant que les Tunisiens ont gagné de haute lutte le droit de s’exprimer, indépendamment de leurs croyances, et de leurs opinions politiques ou religieuses. Toute expression serait-elle donc permise, dans la mesure où elle n’appelle pas à la violence.

On remarquera cependant que même dans des pays réputés comme étant sourcilleux sur les questions de liberté d’expression, on n’hésite pas à interdire, repousser ou déprogrammer la diffusion d’un film, ou d’un documentaire, quand les circonstances (ou certains intérêts) l’exigent.
La chaîne télé culturelle ARTE a ainsi déprogrammé le documentaire "Jénine, Jénine" qui devait être diffusé le 1er avril. Le film en question ne touchait pourtant directement les intérêts français, encore moins les fameuses «valeurs républicaines» de l’Hexagone. Ce qui n’a pas empêché les responsables de la chaîne télé franco-allemande de zapper le documentaire consacré aux violences atroces subies par les Palestiniens dans le camp de Jénine, au printemps 2002.
L’explication ? On la trouve dans l’hebdomadaire français «Le Nouvel Obs», peu suspect d’antisémitisme : «le Conseil des communautés juives de France, (…) a demandé "publiquement" l'intervention des autorités auprès d'ARTE pour que "Jénine, Jénine", "film de propagande palestinienne", soit déprogrammé».

"Octobre à Paris", le film documentaire sur la répression sanglante des manifestations d’Algériens en France, tourné en 1962, sortira dans les salles parisiennes, en octobre prochain. Après une censure qui a duré… 50 ans. S’agiraient-ils de cas rares et isolés, dus à l’influence de certains lobbies ? Pas nécessairement. Un petit tour d’horizon nous permettra de nous apercevoir que même dans les pays à tradition permissive, on ne se permet pas de tout passer, de tout dire, sous couvert de liberté d’expression fut-elle cinématographique.

Le long-métrage «La Vie de Brian» réalisé en 1979 par les britanniques Monty Python, a été interdit pendant huit ans en Irlande, et pendant un an en Norvège. Les Italiens attendront 1990, soit onze ans, avant de pouvoir voir ce film à l’humour corrosif dans leurs salles. Ce même film, qui se permet de tourner en dérision l’histoire biblique, a même été interdit jusqu'en 2001, dans l’île anglo-normande de Jersey. En mars 2011, en Allemagne, une chaîne télé est allé jusqu’à censurer deux épisodes de la série des «Simpsons» qui évoquaient d’une manière un peu cavalière une catastrophe nucléaire… en dessins-animés. Les exemples de films censurés, déprogrammés, reportés, pour cause de contexte défavorable abondent.

Il ne s’agit en aucun cas, ici, de faire l’éloge de la censure. Mais simplement de rappeler qu’il est courant, même dans le monde développé, d’éviter la diffusion des œuvres susceptibles de provoquer, à tort ou à raison, des troubles parmi les populations, à un moment donné. Que dire alors dans le contexte d’une Tunisie qui sort encore à peine d’une Révolution?
Or décider de projeter le documentaire de Nadia El Fani alors même que notre pays connait encore de graves turbulences est pour le moins une gageure. Loin de permettre la diffusion des valeurs modernistes, l’opération pourrait même de braquer davantage une société conservatrice traversée de courants contradictoires. Pis : les revendications athées de Nadia El Fani ne sont pas sans dangers pour les Tunisiens qui se battent contre l’obscurantisme. Avec des propos de ce genre, le risque est grand pour les réformistes, les défenseurs de la modernité, de se faire passer auprès du bon petit peuple, (l’amalgame aidant), pour des mécréants. Et ce faisant, Nadia El Fani et ses amis ne rendent pas vraiment service à la cause qu’ils prétendent défendre.
Même si rien ne justifie, rien n’excuse, le déchaînement de violence aux relents moyenâgeux qu’a essuyé le cinéma AfricArt.

Lotfi Ben Cheikh

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