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Tunisie : un parti « salafiste » pour quoi faire ?

Mohamed Khoja, secrétaire général du Front de la réforme, le 8 juillet 2012 (Thierry Brésillon)

 

Tunisie : un parti « salafiste » pour quoi faire ?

 

Thierry Brésillon
Journaliste

 

 

Dimanche, le premier parti qualifié de « salafiste » autorisé en Tunisie, Jabhet al-islah, le Front de la réforme, a tenu son premier rassemblement public. Un micro-parti, mais appelé à jouer un rôle dans la paysage de l’islam politique.

Depuis plusieurs mois, des militants islamistes radicaux, ont défrayé la chronique. Reconnaissables à leur tenue, pantalon coupés, kamis (tunique longue), barbe et moustache rasée, ils ont rapidement occupé un espace médiatique et politique sous l’étiquette de « salafistes », dans le rôle du génie, turbulent et liberticide, sorti de la boîte de Pandore de la Révolution.

Le mouvement Ansar al Charia (les partisans de la Charia) incarne cette mouvance radicale, prompte à passer à l’action de terrain et qui rejette l’exercice du politique.

L’existence d’un parti « salafiste » légal suscite beaucoup de fantasmes dans l’opinion tunisienne. Pourtant, dans l’ambiance feutrée du Palais des Congrès, dimanche, on était loin de toute exaltation. Tout juste si les quelque 300 participants ne baillaient pas en écoutant les exposés traitant de politique et d’économie.

Politiser la jeunesse radicale

Le secrétaire général du Front de la réforme, Mohamed Khouja, visage austère, barbe courte et costume gris, ne s’identifie pas à la mouvance salafiste :

« Nous sommes salafistes au sens où nous nous référons aux Ancêtres (les salafs), les compagnons du Prophète, les savants qui leur ont succédé. Mais en Tunisie, “salafiste” désigne des gens qui portent une certaine tenue vestimentaire, dont la pensée n’accepte pas le dialogue. Les médias ont fait peur avec ce terme. Mais leurs violences étaient des réactions non-organisées. »

Une méthode que le Front de la réforme ne revendique pas. Plus précisément, il explique que le but du parti est plutôt de canaliser cette énergie radicale :

« Nous voulons amener ces gens à la politique. Nous voulons essayer de réunir cette jeunesse, de dialoguer avec elle et de l’écouter. Nous voulons leur faire comprendre que pour le moment notre rôle est de bâtir ce pays. »

Le message ne s’adresse pas seulement à ces salafistes qui ont bloqué l’Université de la Manouba pour imposer le droit de porter le niqab, qui ont saccagé quelques toiles au Palais El Abdellia ou font la police des mœurs à Sejnane. Mais aussi à des jeunes radicalisés, comme cet habitant du quartier populaire d’Ettadhamen qui clame :

« Ce qui distingue l’homme de l’animal c’est qu’il est prêt à mourir pour Dieu ! Moi je suis prêt à devenir un kamikaze de Dieu ! »

L’objectif est de les convaincre de se consacrer plutôt à la transformation de la Tunisie par la voie politique :

« Des gens sont allés en Syrie, en Irak pour mourir. Pourquoi aller mourir à l’étranger ? Il faut vivre ici. C’est plus utile et bien plus difficile de vivre en Tunisie “ fi sabil il’lah ” [dans la voie de Dieu, ndr] que d’aller mourir ailleurs. »

Contenir l’influence wahhabite

On évoque souvent une wahhabisation de l’islam tunisien, sous l’influence des prédicateurs et de la littérature en provenance des pays du Golfe, auxquels Ben Ali avait d’ailleurs ouvert les portes de la Tunisie.

Contrairement aux idées reçues, le Front de la réforme ne s’inscrit pas dans cette tendance, insiste Mohamed Khouja, il appelle plutôt à la contenir :

« Les jeunes n’ont pas trouvé de bonnes références en Tunisie, donc ils se dirigent vers l’Orient. Ce n’est pas leur faute. C’est la faute des oulémas tunisiens. Il faut que les savants malékites prêchent davantage. »

Une liberté guidée

Sur le fond, le message délivré lors de la conférence est sans surprise. Contre la laïcité, pour l’application de la charia…

Une idée centrale comme le rappelle Mohamed Khouja :

« Nous vivons dans un cadre spécifique. La démocratie européenne ne peut pas être appliquée ici. Nous sommes musulmans. On ne peut pas imposer aux gens ce que nous pensons, mais nous faisons en sorte que la demande de la charia soit une émanation du peuple. »

Jeribi Ahmed Taha, un jeune militant, décrit le régime islamique qu’il appelle de ses vœux :

« C’est le peuple qui choisit ses dirigeants : ils doivent être savants dans la religion, savoir distinguer le hallal (licite) du haram (l’illicite) mais aussi bien connaître la vie quotidienne des gens.

Nous respectons les pensées différentes, mais dans le respect de notre identité islamique. Nous voulons une liberté guidée par le Coran et la tradition du Prophète. »

Deux visions concurrentes

Comme le Hizb et’Tahrir (le parti de la libération), toujours non-autorisé mais qui a réuni 2 000 militants deux semaines plus tôt, la perspective finale est la restauration du califat. Mais là où Hizb et’Tahrir recherche un big bang islamique international, le Front de la réforme veut procéder étape par étape. D’abord la Tunisie, puis le Maghreb, puis les pays arabes enfin tout le monde musulman.

La comparaison provoquera la colère des intéressés, mais le Hizb et’Tahrir est à l’islamisme ce que les trotskystes sont au communisme : ils défendaient l’internationalisation de la révolution, quand Staline visait d’abord l’institutionnalisation du communisme dans un seul pays.

Dans l’espace politique de l’islamisme radical, ce sont donc deux visions concurrentes. Pour l’instant, celle d’Hizb et’Tahrir semble trouver plus d’écho chez les jeunes déçus par le réalisme politique d’Ennahdha.

L’aiguillon d’Ennahdha

Le plus intéressant est de savoir comment le Front de la réforme se situe par rapport au parti au pouvoir. Mohamed Khouja a la dent dure :

« Ennahdha a fait trop de concessions aux partis laïques et aux partis de gauche pour accéder au pouvoir. Il a renoncé à réclamer l’application de la charia, alors que nous refusons de mettre cette exigence de côté. Mais notre projet et nos références sont les mêmes. »

D’ailleurs Rached Ghannouchi, président du Mouvement Ennahdha a fait une brève et silencieuse apparition au début de la réunion.

Décrite par un militant, la complémentarité est plus claire :

« Nous, nous revendiquons publiquement l’application de la charia. Alors que pour Ennahdha c’est implicite, parce qu’ils doivent faire des concessions. Mais notre parti sera un soutien pour Ennahdha. »

En somme, quand Ennahdha est en passe de consacrer, lors de son congrès, sa transformation de parti clandestin en parti de gouvernement, le Front de la réforme a pour fonction d’offrir un cadre pour politiser et structurer idéologiquement les enfants perdus de l’islamisme radical, tout en aiguillonant le parti majoritaire sur sa dimension religieuse, afin de contre-balancer le poids des partis « laïques ».

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