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GTB GAZOUZ - Le Site qui désaltère.

Envoyé par ladouda 
GTB GAZOUZ - Le Site qui désaltère.
27 septembre 2015, 01:30
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Aziz ne saura jamais ce que venaient faire là, ces bateaux, ni les raisons de la présence de ces soldats et de leurs commandants.

Alors que les marins, à bord des galères s’affairaient à remonter les chaloupes et à enrouler les cordages, la troupe avait retrouvé la terre ferme. Chaque homme après avoir récupéré son cheval, s’était placé en bon ordre, après des semaines de navigation en méditerranée, il fallait rejoindre le casernement de Borj El Kebir dans le Palais de La Rose quartier de commandement de la cavalerie beylicale autrefois installé là par le Général Kheiréddine Pacha.

Un autre convoi s’était formé avec quelques dignitaires qui entouraient Ali Pacha Bey, le monarque devait se rendre à Dar El Tej le palais d’été que le Bey s’était fait construire un an auparavant à La Marsa. Nous sommes en 1856 et le Bey de Tunis vient de livrer bataille dans la guerre de Crimée aux côtés des Ottomans, des Britanniques et des Français contre la Russie.

Un carrosse est venu attendre le souverain, d’autres attelages tout autant prestigieux prennent en charge les membres de la cour. L’un deux s’arrête devant trois femmes entièrement voilées de soieries délicates, elles montent et un officier referme aussitôt la portière. Que ces trois femmes aient pu faire un si long voyage avec autant d’hommes de guerre, intrigue, mais personne ne se risquerait à interroger un compagnon de combat de peur d’être dénoncé au Bey.
Une demi-heure après Ali Pacha Bey retrouve son palais de Dar El Tej. Après un an d’absence du souverain, le palais reprend son animation, on a déjà préparé le retour du Bey ; les cuivres brillent tout autant que les meubles et les dorures, les couleurs des somptueux tapis ont été ravivées, pas une bougie ne manque dans les immenses candélabres, et dans certaines pièces les domestiques s’affairent encore.

La salle du trône a été préparée, des bouquets de jasmin embaument, il est vrai que le jasmin est la fleur préféré du Bey ; ce soir Ali Pacha prononcera un discours devant ses ministres pour faire un récit des batailles notamment pendant le siège de Sébastopol.

Dans un pavillon voisin, les mystérieuses femmes voilées, s’installent, des ordres ont été donnés pour qu’elles disposent du meilleur confort. Qui sont ces trois inconnues, l’une s’appelle Leila, Leila Rahmar, elle était circassienne, fille d’un chef de tribu du Caucase rencontré sur le théâtre des opérations en Crimée, elle est accompagnée de ses deux servantes Baddia et Ilehm.

On ne sait si ce sont des prises de guerre, car aux côtés des troupes russes adversaires de la coalition ottomane et européenne, des caucasiens avaient été enrôlés en nombre, ou bien des jeunes filles issues de tribus amies, envoyées à la cour de Tunis pour parfaire leur éducation religieuse, La Zitouna de Tunis n’est-elle pas l’une des plus importantes universités coraniques du monde ?

La fatigue du voyage, la découverte d’une terre inconnue, la chaleur moite de l’air firent qu’elles s’endormirent dans le profond sofa qui occupait l’un des côtés du salon. Le lendemain dès l’aube les trois jeunes filles sont réveillées par le muezzin qui lance son appel à la prière d’une mosquée voisine.

Bientôt, le pavillon s’anime, deux femmes habillées à la mode tunisienne s’approchent de la belle odalisque et de ses compagnes et leur demandent si elles souhaitent faire leur prière dans le salon ou dans la salle de prière du palais beylical réservée aux femmes. Malheureusement le parler arabe tunisien n’est absolument pas compréhensible pour les trois jeunes femmes ; certes elles comprennent l’arabe coranique à travers leur lecture du livre sacré ; mais l’arabe courant est éloigné de la langue et des dialectes des Tcherkesses plus généralement appelé l’adyguéen (l’adyguéen est une des langues parlées par les tribus tcherkesses en Circassie).

Avec quelques mots empruntés au coran et quelques gestes tout le monde finit par se comprendre. Après la prière, deux autres domestiques arrivent pour la toilette, celle-ci doit être complétée, en effet les ablutions qui précèdent la prière ne sont qu’un rite religieux et non une vraie toilette. Leïla, Badia et Ilhem s’y soumettent de bonne grâce ; puis vient l’heure du petit déjeuner. Dans le Caucase on consomme un lait de jument fermenté et du beurre rance passé sur des galettes, parfois même du poisson fumé ; à la cour beylicale le matin on prend un café turc, un thé et parfois même du chocolat mousseux, Leïla comprit qu’il fallait désormais apprendre à vivre autrement, mais la richesse et le confort du lieu permettaient d’envisager ces changements avec moins d’appréhension.


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27 septembre 2015, 09:03
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Dans l’après-midi on annonce la venue du Bey dans le pavillon. Celui-ci entre accompagné d’un homme portant une énorme moustache. Habituellement, la coutume exige qu’une femme musulmane ne retire pas son voile devant un étranger, mais devant le bey qui a rang de roi, Leïla ne porte pas le voile à son visage.

Elle est surprise lorsque l’homme qui accompagne le bey s’adresse à elle en langage tcherkesse. Il faut préciser que le Général Khéreddine Pacha, commandant en chef des troupes beylicales quelques années auparavant, était circassien ; il avait fait venir à Tunis des hommes qui appartenaient aux tribus de cette région. La plupart étaient restés en Tunisie comme l’homme qui servait d’interprète au Bey.

La décision fut prise d’enseigner l’arabe dialectal à Leïla et ses compagnes, puis celles-ci seraient engagées dans le harem royal.

Avant de repartir le Bey regarda avec insistance dans la direction de Leïla, la beauté de la jeune circassienne le frappa, c’est sans doute à ce moment là qu’il décida d’en faire l’une de ses épouses.

Quelques mois passèrent, Leïla parlait désormais l’arabe dialectal, elle était une bonne musulmane, elle se rendait aussi à la mosquée. Ali Pacha Bey n’avait en rien renoncé à son projet de mariage. Celui-ci fut décidé pour le printemps.

Bien qu’elle soit la dernière épouse dans l’ordre du temps, La jeune femme était très remarquée pour sa beauté et son intelligence. Elle finit par gagner des privilèges comme celui d’accompagner le Bey au Saf Saf. Pour que le monarque se repose de sa courte chevauchée, on avait disposé dans l’un des bâtiments du Saf Saf un petit salon où le Bey venait prendre ses rafraîchissements, il y était rarement accompagné de courtisans, mais Leïla avait pris l’habitude de lui tenir compagnie.

La vie au palais était paisible, mais un peu ennuyeuse ; lorsqu’elle ne devait pas se soumettre à un acte officiel, Leïla lisait beaucoup, on lui avait appris le Français qui était une langue très prisée à la cour et elle s’était essayée aux auteurs français.

De l’autre côté du palais on parlait plutôt de politique ; le budget du royaume était mal en point, la guerre de Crimée n’avait rien arrangé, l’argent manquait et l’on chuchotait que des puissances étrangères (les Britanniques, les Français et les Italiens) pourraient intervenir.

Moulay le fils cadet du Bey intriguait contre son frère et son père. C’était un très bel homme qui avait été instruit à l’école militaire de Paris, il parlait plusieurs langues et on le disait très intelligent.

Un jour qu’il accompagnait son père au Saf Saf , il se retrouva par hasard non loin de Leïla, elle fut éblouie par la beauté du jeune homme, elle fit un geste maladroit qui découvrit une partie de son visage, Moulay à son tour tomba sous le charme de la jeune femme.

Le soir, une fois de retour au palais chacun eut du mal à s’endormir. Mais cet amour naissant était impossible à s’accomplir. Moulay envoya néanmoins des émissaires afin d’échanger quelques messages auxquels il fut répondu tout aussi discrètement. Bref on ne sait si Leïla encouragea ou pas son prétendant à lui déclarer sa flamme, le fait est que chacun savait très exactement ce que pensait l’autre.

Un jour Leïla fit la demande au bey de se rendre au bazar pour y acheter des pièces de soie venues semble-t-il de Chine ; la coutume ne permet pas à une femme de quitter le harem. Mais le Bey ne pouvait rien refuser à son épouse préférée.

Leïla accompagnée de ses deux servantes se dirigea vers le bazar mais quelques rues plus loin, elle prit la route du Saf Saf. A l’entrée on fit savoir à la belle inconnue que le Prince Moulay l’attendait dans le salon réservé à la famille beylicale.

L’entretien fut extrêmement courtois. Leïla ne découvrit pas son visage et Moulay dit qu’il respecterait les usages de la cour, tout en lui déclarant un amour éternel.

Les visites au Saf Saf de l’inconnue furent peu nombreuses et les entretiens toujours aussi courtois et surtout, toujours aussi platoniques.

Cela faisait trois ans que Leïla la belle circassienne était arrivée en Tunisie. L’automne 1859 commença par de fortes pluies et un vent très violent. Depuis le Conseil de La Régence on apprit qu’Ali Pacha Bey était au plus mal, effectivement le Bey s’était alité, frappé d’un mal que les médecins ne surent découvrir, au tout début de novembre, le pays fut déclaré en deuil pendant trois jours, le bey de Tunis Ali Pacha Bey venait de mourir.

La succession a toujours été un sujet délicat et épineux à Tunis. Certes la cour beylicale avait adopté la loi salique et la loi de primogéniture masculine, en fait celle-ci se résumait au principe de masculinité au sein de la famille et de la dynastie. Mais chacun sait que les choses ne se passaient pas toujours ainsi. Au palais du Bardo, la famille semble réunie, mais parmi les cadres de l’armée un sentiment pro Moulay monte n’est-il pas un des leurs puisqu’il a toujours été un de leurs commandants. Après le deuil national, le Conseil de Régence se réunit et décide après une très forte pression des militaires, de désigner Moulay Idriss Pacha, Bey de Tunis.

L’avènement de Moulay n’est pas considéré comme un coup de force puisque le trône reste à la dynastie créée par le lointain aïeul Hussein. D’autre part depuis la nomination de Mourad 1er Bey fondateur de la dynastie mouradite dans cette très lointaine année 1613, le diwan instance suprême dans l’empire ottoman, placée sous l’autorité du sultan d’Istanbul n’exerce plus sa prééminence sur le Bey de Tunis.


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28 septembre 2015, 12:34
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Le Palais du Bardo est en fête, les lions monumentaux qui ornent le grand escalier de l’entrée sont rehaussés de drapeaux aux couleurs du Bey, sur le toit du palais flotte l’immense pavillon aux couleurs rouge et verte, dans la médina, on a baissé le rideau, et dans les rues se presse une foule endimanchée. Pour Tunis c’est jour de fête.

Moulay Pacha Bey est désormais installé, sa gloire naissante ne lui a pas fait oublier la belle Leïla, qui demeure comme les autres veuves de Ali Pacha, au Palais El Tej à La Marsa. La tradition voulait que le nouveau Bey se construise un autre palais pour ne pas gêner les veuves de son prédécesseur.

Moulay en construisant un pavillon annexe pour les veuves et en gardant le palais pour lui-même, innova, en même temps il était poussé par les circonstances, car les caisses du trésor étaient vides.

Une seule femme fut autorisée à rester, c’était la belle circassienne Leïla, dernière femme du précédent Bey. Ce fut aussi la première épouse du nouveau Bey.

Le couple ainsi formé, était beaucoup mieux assorti, d’abord en raison de l’âge à quelques mois près, les deux époux avaient le même âge, ensuite par le goût de la modernité qu’ils avaient en commun. Ils parlaient tous deux français, ce qui permettait à la cour de ressembler aux cours européennes les plus raffinées qui avaient adopté la langue française ; enfin pour le plaisir renouvelé de se retrouver ensemble au palais de la Marsa et parfois au Saf Saf.
La vie s’écoula ainsi de manière paisible et lorsque Moulay Idriss épousa d’autres femmes, comme la coutume l’imposait, il laissa à Leïla le soin de gérer au mieux le harem.

Moulay consultait souvent son épouse de cœur, quand une décision importante exigeait une longue réflexion. La fin des années soixante et les années soixante-dix furent importantes pour le royaume.
L’insouciance et l’incurie des Beys successifs avaient ruiné le pays, Moulay bien qu’ayant augmenté considérablement les impôts ne put éviter la banqueroute de l’Etat qui fut prononcée en 1869, une commission internationale formée de l’Angleterre, de la France et de l’Italie fut désignée pour gérer le budget du royaume.

Ceci donna aux deux pays les plus proches : l’Italie et la France l’occasion de se livrer à une forte surenchère. L’Italie depuis le XVIIIème siècle renforçait son influence en Tunisie, celle-ci lui était disputée par la France qui appuyée par l’Angleterre souhaitait conserver la maîtrise du passage entre la méditerranée orientale dans laquelle se trouvait le canal de Suez récemment percé, et la méditerranée occidentale qui conduisait au détroit de Gibraltar.

Moulay Pacha Bey fut obligé d’arbitrer entre les grandes puissances.

A la fin des années 70, alors que la colonie italienne comptait près de 50 000 âmes contre moins de 10 000 français, suite à des révoltes non réprimées à la frontière algérienne et dans la région de Kairouan, le Bey en appelle à la protection de la France. En 1881 un traité est signé entre la France et le Bey de Tunis donnant à la France le rôle de protecteur ce fut le traité du Bardo. La Tunisie devint protectorat français.

Le Bey conserva ses attributs de monarque mais la souveraineté fut déléguée à La France.

Le Bey vécut toutes ces années dans un profond désarroi, lui le soldat, le combattant, sentait bien le pouvoir lui échapper, mais il était incapable d’affirmer son autorité.

Au palais, les rencontres, les discussions, les conseils se multipliaient, les émissaires des puissances voisines se présentaient sans discontinuer. Ce fut une période d’intense activité diplomatique. Le Bey était occupé et soucieux. Il délaissa sa Leïla, seuls quelques moments de calme permettaient une visite au Saf Saf ; le salon aux profonds sofas n’avait pas été modifié, seuls les coussins avaient été quelque peu rafraichis.

Les visites devinrent peu à peu protocolaires ; la passion des toutes premières années avait peu à peu disparu.

Léïla était une femme mûre, la très jeune odalisque débarquée sur la plage de La Marsa, quelques vingt trois ans plus tôt avait acquis l’assurance d’une femme exerçant un réel pouvoir. On lui demandait conseil, parfois elle assistait son époux devant des ambassadeurs ; elle exprimait même son avis qui dans les négociations parfois serrées mettait ses interlocuteurs étrangers dans une position délicate.

L’année 1882 débuta fort mal, les troupes françaises s’étaient définitivement installées, petit à petit l’administration du pays passait aux mains des nouveaux maîtres de la Tunisie ; épuisé par tant d’années de lutte pour redresser son pays, Moulay Idriss, attrapa une mauvaise bronchite qui se transforma rapidement en pneumonie, des médecins français furent appelés à son chevet, mais ils ne purent rien faire contre l’évolution foudroyante de la maladie.

Le Bey s’éteignit au début de mars 1882. N’ayant pas d’enfant mâle et pas de frère vivant, aucun descendant direct ne put monter sur le trône. Le Résident français laissa la succession se dérouler selon les principes et coutumes de la famille beylicale. Le plus proche parent Rachid Mustapha, cousin du Bey décédé fut désigné pour succéder au défunt Bey.


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29 septembre 2015, 14:50
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Bien sûr un deuil national fut décrété au cours duquel le peuple fut appelé à s’associer en fréquentant le plus assidument possible la mosquée.

A la mi-mars Sidi Rachid Mustapha Pacha Bey fut intronisé Bey de Tunis. Les festivités furent très discrètes et sans commune mesure avec celles qui avaient présidé à la montée sur le trône de Moulay Idriss. Un peu parce que le peuple boudait le nouveau pouvoir, plus ou moins installé par les armes, un peu parce que l’influence du Bey semblait pâlir à vue d’œil, et beaucoup parce que la très grande pauvreté avait fait son apparition. Rachid Pacha promit de redonner à manger à tout le monde et il s’installa au palais d’Hammam-Lif pour y passer la fin de l’hiver et une partie du printemps.

Souffrant d’asthme il avait besoin des bienfaits des thermes installés non loin du palais, comme la source d’Aïn El Bey qui offrait une eau limpide et bienfaisante. Rachid qui avait la cinquantaine bien sonnée était un homme de bon sens, calme et réfléchi ; il connaissait les difficultés du pays et avait mesuré avec précision ses capacités d’intervention et le champ de ses possibilités. En outre il avait trois épouses et cinq enfants.

Néanmoins il avait entendu parler de Leïla Rahmar, de son sens politique et du sang froid qu’elle manifestait devant les hôtes étrangers du Bey. Voulant satisfaire sa curiosité, il la fit appeler au palais pour vérifier par lui-même de ses capacités en matière de diplomatie.

Dès le premier contact il fut pris par le charme de cette dame qui bien qu’ayant des formes légèrement plus alourdies qu’autrefois, possédait une très belle prestance. L’entretien qui devait durer quelques minutes se prolongea au-delà du temps prévu. On congédia l’audience suivante et la discussion s’éternisant on repoussa la suivante.

A la fin de l’entretien Rachid semblait conquis.

Très vite on évoqua un possible mariage. Bien que deux fois veuve de Beys, Leïla ne pouvait s’opposer à la volonté du monarque qui avait tout pouvoir sur ses sujets. Ainsi le souhait du nouveau Bey fut exaucé et Leïla devint pour la troisième fois de suite l’épouse du Bey ; toutefois ne pouvant donner d’enfant au Bey, son statut fut ramené à celui de simple membre du harem.

Leïla recommença à s’ennuyer ; elle se réfugia dans la lecture et découvrit la poésie des auteurs romantiques français. Etant la seule femme du harem à parler un français impeccable, le Bey la fit venir pour servir d’interprète lors de ses rencontres avec le Résident Général qui lui ne parlait pas l’arabe. Ce contact avec la politique l’intéressait, mais ces rencontres étant épisodiques elle finit par ne plus y prendre plaisir. Elle pensait de manière nostalgique à Moulay qui fut son seul et véritable amour.

A son tour elle tomba malade, sentant ses forces l’abandonner, elle demanda qu’on l’emmène une dernière fois au Saf Saf. Elle entra voilée dans le salon où tant de souvenirs l’attachaient, une dernière fois elle s’allongea dans le profond sofa ; elle ferma les yeux, son esprit se mit à vagabonder à travers les lieux et les années, elle s’endormit profondément et ceux qui la retrouvèrent endormie à tout jamais, crurent apercevoir sur ses lèvres le beau sourire qui avait enchanté tant d’hommes à la cour, et qui en avait retenu trois ; trois beys successifs. (Toute ressemblance avec des personnages ayant existé n’est que pure coïncidence)




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30 septembre 2015, 12:53
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CHAPITRE 3

La danse du diable

- je ne sais plus pourquoi, j’ai repris mon petit Larousse et j’ai retrouvé au milieu des pages, une photo jaunie de ma petite sœur ; j’ai tout de suite pensé à vous. Avez-vous des nouvelles du Boukornine ?

- la photo de votre sœur, lorsqu’elle était petite, me fait penser à un personnage étrange et mystérieux qui effrayait les enfants surtout les petites filles. On l’appelait le Boussadia, savez-vous d’où venait-il et connaissez-vous la légende qui le suivait ?

L’esclavage en terre d’islam est un sujet tabou. Lorsque l’islam prend naissance, l’esclavage existe partout dans la plaine arabique, il est très largement répandu, non seulement dans les tribus de bédouins, mais également dans les villes où vivent les sédentaires. Une idée reçue voudrait que l’esclavagisme n’a été pratiqué que par les chrétiens et banni par le prophète.

Cette affirmation trouve naissance dans un propos de Mahomet qui déclare : «  je serai l’adversaire de celui qui asservit un homme libre, qui le vend pour avoir de l’argent ». Mais en fait l’esclavage sévit tout au long du Moyen-âge et dans les années qui suivirent ; il revêt sans doute, en terre d’islam, un caractère différent par rapport au monde grec ou romain ou plus tard chrétien, il n’en reste pas moins une pratique qui s’est poursuivie, dans le monde arabe jusqu’en 1846 en Tunisie, année où un décret beylical finit par le supprimer et partout dans les pays du golfe arabique jusqu’au 20ième siècle, il ne sera aboli en Arabie Saoudite qu’en 1970

La Tunisie a une longue histoire qui la lie à l’esclavage. On connait plusieurs types d’esclavage: celui venu d’Afrique noire et pratiqué par les caravaniers remontant le désert, il y a un esclavage venue d’Asie et notamment les caucasiens dont le Général Kheireddine en est le digne exemple, qui étaient d’abord vendus aux sultans ottomans puis revendus en Afrique du Nord et l’esclavage venu des actes de piraterie qui sévissaient sur tout le bassin méditerranéen celui-ci touchait de nombreux chrétiens qui une fois vendus en Tunisie ou dans le Maghreb se convertissaient à l’islam pour échapper à leur condition (malgré la parole de Mahomet l’esclavage s’appliquait aussi aux musulmans, mais de nombreux maîtres libéraient les esclaves pour peu qu’ils se convertissent).

Tunis avait son souk aux esclaves, dont l’activité journalière était extrêmement importante. Les descendants d’esclaves d’origine africaine, avait conservé de leurs lointaines contrées des danses et des musiques pratiquées par un personnage aussi surprenant que mystérieux : le Boussadia.

Le Boussadia (l’orthographe Boussaâdiah est également admise) est un personnage mythique du folklore populaire tunisien ; danseur et musicien de rues, mi saltimbanque mi sorcier ou griot, il évoque par sa gestuelle et sa musique les danses populaires d’Afrique noire.

Vivant d’une mendicité déguisée, on pouvait le rencontrer dans les rues, les places, les marchés, là où de nombreux passants étaient susceptibles de s’arrêter et de regarder, un peu amusés pour les adultes, un peu terrorisés pour les enfants, ses gestes apparemment ridicules et pourtant si bien coordonnés.

Son costume varie selon le type de spectacle qu’il souhaite offrir. En général sur le visage il porte un masque de cuir qui ne laisse apparaître que les yeux, comme si la partie du corps qui peut exprimer nos sentiments et nos pensées doit être cachée pour ne laisser qu’un seul signe d’humanité à travers la mobilité des yeux. Il porte un bonnet conique très pointu et très grand prolongeant virtuellement, par un lien invisible le monde réel au monde imaginaire ou surnaturel.

Le Boussadia porte une longue robe couverte de haillons, ces lanières de tissu multicolore cousues en bandelettes pendantes figurent des peaux d’animaux donnant à ce voyageur venu de nulle part une grande proximité avec le monde animal et la nature. Parfois des objets métalliques pendent de ses haillons, on les entend cliqueter lorsqu’il entreprend des danses burlesques, faites de tourbillons et d’immobilisation soudaines. Il s’accompagne de petites cymbales de cuivre ou de fer et parfois d’un tambourin qui rythme ses danses.

On raconte de nombreuses légendes sur ce personnage énigmatique. La plus répandue voudrait que le Boussadia représente un père dont la fille nommée Saadia aurait été enlevée et vendue comme esclave. Il va ainsi de rues en rues, de places en places, de villages en villages pour divertir les enfants, dans l’espoir de découvrir sa fille parmi les jeunes spectateurs. De nombreuses mères pour exorciser le mauvais sort, et afin de ne jamais connaître une telle infortune, donnaient de la semoule à leurs jeunes enfants ceux-ci la versaient dans l’outre en peau de chèvre qu’il portait solidement attachée à la ceinture.

Une autre légende raconte que le Boussadia recherche les filles qui ont un point rouge dans l’œil ; c’était la terreur chez les fillettes qui se regardaient toutes dans la glace pour chercher le point rouge.
On racontait aussi que Boussadia avait un autre nom, en arabe ‘sarak bou kloud’ qui signifie ‘voleur de cœur’ et qu’il volait les enfants pour leur prendre leur cœur.

Enfants, nous avons tous assisté aux spectacles de Boussadia, morts de trouille nous restions cependant plantés là, à rire de ses gestes saccadés et comiques, mais d’un rire craintif, lorsque faisant un tour sur lui-même il s’approchait du groupe d’enfants du premier rang c’était la débandade ; les adultes affranchis de toutes les légendes riaient de bon cœur.

Pourtant dans ces attitudes, ces moments d’immobilisation où les yeux vous transperçaient jusqu’au plus profond de vous-même, j’ai cru lire une profonde détresse, je n’ai sans doute pas été le seul, car le numéro terminé, les parents donnaient souvent une pièce à leurs enfants qu’ils allaient déposer au creux de la cymbale renversée.

Aujourd’hui ce personnage secret et mystérieux semble avoir disparu des rues de Tunis et des autres villes tunisiennes. En France les petits garçons et les petites filles croient de moins en moins au père Noël, les contes de Perrault et de Grimm font de moins en moins rêver nos enfants, et les romans de Jules Verne sont devenus réalité.


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01 octobre 2015, 14:29
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Moncef habitait la médina, non loin du marché aux esclaves, dans lequel son grand-père avait été vendu après une de ces terribles razzias pratiquées dans son village natal près de Tombouctou. Il avait seulement 20 ans lorsqu’à la suite d’une guerre entre tribus, il avait été fait prisonnier et vendu à un groupe de caravaniers.

Après bien des jours de marche, lui et de nombreux autres villageois furent triés et revendus au Grand Marché aux esclaves de Ghadamès (en Lybie).

Un autre groupe de caravaniers arabes l’acheta et repris une longue marche jusqu’à Tunis. C’est là dans la médina au Marché aux esclaves de Tunis qu’il fut vendu à une princesse beylicale. Moncef connaissait parfaitement le grand bâtiment et sa cour à arcades sous lequel s’entassaient ces pauvres malheureux. Du haut du grand escalier central, un homme à la voix forte lançait les enchères. Dès l’achat réalisé, on remettait l’esclave à l’acheteur. Le grand père de Moncef fut donc employé aux tâches ménagères dans la grande maison de la princesse, après vingt ans de loyaux services la princesse mourut ; les plus fidèles serviteurs furent affranchis.

C’est ainsi que le père de Moncef naquit et vécu en citoyen libre. De cette douloureuse histoire Moncef en garda une trace indélébile : il devint excessivement méfiant à l’égard des autres, et il garda la marque du pays de ses ancêtres, Le Mali : la peau noire.

Il y avait en Tunisie une population noire peu nombreuse, mais très bien intégrée. Tous descendants d’esclaves africains ; à l’origine animistes leurs parents s’étaient convertis à l’islam. Cependant ils n’occupaient pas de postes importants et n’exerçaient aucune fonction officielle.

C’est donc vers ce qu’on appelle aujourd’hui ‘les petits boulots’ que se tournait cette population : ils étaient portefaix au marché, parfois ‘homme de peine’ auprès d’un maçon, ou alors conducteur de charrette et pour ceux qui avaient le goût du spectacle : Boussadia ou musiciens.

Le père de Moncef avait travaillé toute sa vie au marché, il portait des caisses de marchandises qui l’avaient marqué physiquement pour un très maigre salaire, tout au plus le seul vrai avantage dont il bénéficiait, était celui de pouvoir se procurer gratuitement, des légumes et des fruits pour nourrir la famille.

Enfant, Moncef était un garçon vif et intelligent, à l’école franco-arabe il avait appris à lire le coran, il était le seul de la famille à pouvoir lire l’Arabe et un tout petit peu le Français, mais c’était suffisant pour la vie courante. Tout en respectant les traditions familiales, son caractère indépendant le conduisait à se distinguer de ses frères et sœurs. Son plus grand plaisir était de descendre de la médina et de déambuler attentif au spectacle de la rue. Il suivait parfois les musiciens de rue ou le Boussadia et ne perdait rien de leurs gestes, de leurs manières, de leur savoir-faire.

Un jour en se promenant il crut reconnaître l’un de ces musiciens, il l’interpela et il put ainsi engager une conversation avec lui. Moncef lui raconta qu’il aurait bien aimé comme lui jouer de la musique et danser. Sans le dissuader l’homme lui fit part de la difficulté de l’entreprise. Il lui proposa néanmoins de le revoir et lui donna rendez-vous pour le lendemain dans un café maure non loin de la place Halfaouine.

Le lendemain après-midi, Moncef, ponctuel se rendit jusqu’à Halfaouine, le musicien qui était également noir lui montra dans une petite salle une sorte de castelet et lui dit que le propriétaire du café pour attirer les clients, animait le soir un théâtre de marionnettes, or pour assurer son spectacle il avait besoin d’un complice qui devait lui passer les personnages et faire quelques bruits pour rendre le spectacle plus vivant.

Or le jeune qui assurait cette mission devait se rendre à Sfax où son père venait de trouver du travail, l’occasion était belle, Moncef sans consulter ses parents accepta ; pour la peine on lui promit quelques pièces et le droit de boire une limonade de temps en temps.

Il rentra chez lui le cœur en joie et fit part de son nouveau travail à son père ; celui-ci fronça les sourcils et prit la mine sombre et renfrognée de quelqu’un qui vient d’apprendre une mauvaise nouvelle, puis il donna toutes les raisons qui montraient que c’était une mauvaise idée et qu’à son âge il valait mieux qu’il trouve un travail au souk ou au marché parce qu’il serait ainsi assuré de manger toujours un morceau de pain. Mais rien n’y fit, Moncef avait depuis longtemps décidé de devenir artiste et tant pis s’il fallait commencer par passer des marionnettes.

Le café Ben Tahar, vu de l’extérieur ne payait pas de mine, aux beaux jours on déployait quelques tables sur une terrasse particulièrement étroite. L’intérieur était plus spacieux, mais meublé sobrement : à côté de la salle principale il y avait une autre salle où était installé le théâtre de marionnettes ; une douzaine de chaises bien fatiguées était rangées pour le spectacle.

La Tunisie avait une longue tradition du spectacle de marionnettes.

Les tous premiers spectacles mettaient en scène des figurines venues d’Orient. Mais c’est avec l’arrivée des Siciliens que le théâtre de marionnettes prit son essor. Ils développèrent leur fameux ‘opera dei pupi’ qui raconte les exploits du chevalier Roland face aux infidèles à Roncevaux. La passion sicilienne pour les aventures de Roland leur vient des longues périodes de domination normande sur l’île.

Plusieurs théâtres de marionnettes avaient vu le jour, et le public petit à petit s’était diversifié : et même s’ils ne comprenaient rien à l’Italien ou au Sicilien, les Français, les Arabes, les Juifs, étaient assidus à ces spectacles où l’on retrouvait ‘Orlando furioso’ (Roland), le félon Ganelon et le petit chat malin, Verticchio à qui on faisait les tours les plus pendables, mais qui savait redresser toutes les situations et retombait comme tous les chats du monde sur ses pattes. Le marionnettiste s’appelait ‘un pupazzaro’ (dérivé du mot ‘pupa’ : marionnette); une histoire suave se racontait à Tunis à son propos.

Un jour qu’il magnifiait un récit où Roland faisait face aux Sarrazins il déclara dans son emportement: «  Roland prit son épée Durandal et tua d’un seul coup trente trois infidèles », la salle protesta et lui dit : « baisse un peu le nombre, ça fait trop », imperturbable le ‘pupazzaro’ reprit « Roland pris son épée Durandal et tua vint cinq infidèles » ; le chahut repris de plus belle, le ‘pupazzaro’ dépité se tourna vers la salle et dit : « vous n’avez qu’à le dire vous-même le nombre », il reprit sa phrase « Roland prit son épée Durandal et tua…….. » , il marqua un arrêt et la salle reprit en chœur : « trois infidèles ».

Ce théâtre était si populaire qu’un théâtre s’ouvrit dans le café maure de la place Halfaouine, les marionnettes siciliennes étaient transportées et servaient aux marionnettistes tunisiens qui s’exprimaient en arabe et célébraient les exploits des combattants arabes contre les croisés. Ainsi s’était développé tout un contexte qui célébrait le courage, la vaillance et l’énergie de la nation arabe face à l’envahisseur chrétien.

Ce théâtre devint très populaire au point qu’il effraya les autorités françaises qui l’interdirent sauf pendant les fêtes de ramadan.


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02 octobre 2015, 14:33
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Mais ce qui faisait l’originalité de ce théâtre c’est qu’il avait adopté le personnage le plus connu du monde oriental et arabe : Karakouz.

Ce personnage venait de la tradition turque et ottomane, mais contrairement aux ‘pupi’ c’était un théâtre d’ombres, les figurines étaient dessinées et découpées dans le modèle du costume turc : pantalon bouffant et fez ottoman ; le héros principal était Karakouz, il avait un complice Hachiwaz personnage gauche et hideux, ils formaient ensemble un couple de joyeux lurons.

Karakouz était le polichinelle musulman, comme le guignol lyonnais il avait une liberté de ton telle qu’il pouvait reprendre toutes les rumeurs, les petites histoires, les dérisions mais aussi les poncifs sur les femmes qui se murmuraient de la médina à la kasbah.

Les propos des personnages étaient ponctués par le rythme de la Derbouka qui venait couvrir les rires des spectateurs. Karakouz était si célèbre qu’il avait franchi les frontières de la langue arabe et était devenu une sorte d’archétype pour la manière de s’habiller, de parler, de se comporter.

C’est ce Karakouz que Moncef devait contribuer à faire vivre. Petit à petit il avait appris la technique du mouvement des figurines, il connaissait tous les textes de base qui constituaient l’architecture des récits, il savait aussi que tous les jours il fallait apporter des anecdotes, des indiscrétions des faits divers bref tout ce qui bruissait dans les ateliers des souks et dans les rues de la ville européenne.

Moncef n’avait pas son pareil pour rapporter à son maître le bon mot, la bonne histoire tout ce qui allait alimenter le débit improvisé mais continu de la parole du marionnettiste. Cela faisait huit mois que Moncef était voué à son occupation lorsque le propriétaire et acteur du théâtre resta alité, il demanda à Moncef d’ouvrir le café et s’il s’en sentait le courage d’animer le théâtre de marionnettes.
Rien ne pouvait faire autant plaisir au jeune garçon, non pas la maladie du patron, que le fait de jouer enfin pour un public, de mettre sa voix sur le mouvement des figurines.

Le soir Moncef d’une voix mal assurée donna vie à Karakouz, à son compère Hachiwaz à la bourgeoise à la capeline, à la femme maladroite et empruntée qui essuyait les moqueries des deux compères. Toutes les hésitations et maladresses donnaient corps aux personnages, les rendaient plus fragiles, mais aussi plus ridicules et plus comiques. La soirée se solda par un triomphe, lorsque Moncef sortie du castelet ce fut un tonnerre d’applaudissements.

Les jours qui suivirent furent tout autant réussis. Le patron revint quelques jours après, il apprit très vite que Moncef s’était tiré d’affaire. Le soir Moncef reprit son rôle d’apprenti, mais dès les premières phrases la salle protesta vigoureusement : « on veut l’autre, on veut l’autre ! » criait-elle, le patron du café eut beau expliquer que son aide était encore jeune et inexpérimenté, il n’y eut rien à faire, Moncef passa derrière le castelet et avec sa voix mal assuré et encore plus hésitant que les autres jours mit en scène ses personnages, leur donna vie, les faisant passer tantôt pour des imprudents, d’autres fois pour des maladroits, sa propre maladresse se confondait avec celle de ses figurines et ses erreurs devenaient les erreurs de Karakouz, le public riait de bon cœur, la soirée était avancée ; de loin, le cafetier-marionnettiste lui fit signe d’arrêter, Moncef était grisé, il aurait voulu que ces instants ne s’arrêtent jamais.

Pourtant il fallut conclure pour laisser aux spectateurs le temps de devenir des clients du café et consommer.

Lorsque le dernier client quitta l’établissement et qu’il fallut terminer le nettoyage du café, pendant qu’il s’affairait, Moncef sentit une main se poser sur son épaule, son patron lui demanda alors de devenir le marionnettiste ; après tout, cela lui donnait plus de temps pour s’occuper des boissons et du service. C’est ainsi que Monsef devint l’un des marionnettistes les plus prisés de la capitale.

En cette année 1935 les spectacles prenaient une tournure plus politique, les théâtres, les cabarets les spectacles ne manquaient pas d’allusions à la volonté d’indépendance ; un parti nationaliste le néo-destour prônait, un certain desserrement de l’autorité que faisait peser la France, on parlait d’autonomie interne du pays, des négociations furent entreprises entre le gouvernement du front populaire et Bourghiba le nouveau leader du néo-destour.

L’échec de ces négociations donna lieu à des révoltes sanglantes réprimées durement. Bourghiba arrêté, fut assigné à résidence en France, tous les spectacles, y compris les spectacles de marionnettes et de théâtre d’ombre, qui avaient introduit depuis longtemps des dialogues qui moquaient le policier et toute autre forme d’autorité, furent rigoureusement interdits et Karakouz fut considéré comme trop subversif pour poursuivre sa carrière.

Celle de Moncef s’arrêta net, désormais il ne lui restait plus que son intelligence et sa très grande habileté à s’exprimer devant un public ; Il fallut se reconvertir et comme certains de ses camarades d’infortune issus de cette Afrique plus méridionale qu’on appelle l’Afrique noire, il devint Boussadia.

Moncef traina ainsi son amertume et sa nostalgie, il inventa une danse faite de mouvements saccadés et de gestes suggestifs qui mimaient l’homme qui suffoque, il était le seul Boussadia à exécuter cette danse mystérieuse; tous les spectateurs connaissaient Monsef l’ancien marionnettiste devenu Boussadia et tous lui réclamaient à la fin de son numéro: la danse du diable.


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04 octobre 2015, 23:12
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Cependant Luciano qui avait mal accepté le statut instable de sa sœur, pressait Biagio de régulariser sa situation. Biagio qui ne voulait pas déplaire à son beau-frère en fit la promesse, sans pour autant s’exécuter. Les mois passèrent, on changea bientôt de siècle.

La première année du nouveau siècle était passée, Suzza tomba enceinte pour la troisième fois. Luciano perdit alors patience et somma Biagio de respecter son engagement, mais surtout d’assumer toutes ses responsabilités familiales et de régulariser une situation qui n’avait que trop duré.

Biagio ne souhaitait pas entrer en conflit, il ne cherchait pas à s’opposer ouvertement, du reste en signe de gage il déclarait qu’il avait reconnu ses enfants, qu’il leur avait donné son nom et qu’il s’acquitterait de sa dette envers Suzza le plus tôt possible. Un petit ‘Paolo’ diminutif ‘Paolino’ en ‘cumissaro’ c’était ‘Paulino’, vint s’ajouter à la nombreuse famille.

Biagio reconnu ce nouvel enfant, mais dans la précipitation des évènements il ne corrigea pas l’erreur de l’employé de l’état civil qui rédigea le nom de famille Gurreri au lieu de Gurrieri. Ainsi le dernier enfant n’avait pas le même nom que ses trois autres frères.

A la naissance de ‘Paulino’ le conflit entre Luciano et Biagio prit un tour aigu. Luciano interpella très sèchement son ancien ami et le menaça de prendre toutes les dispositions qui s’imposaient. Biagio soit qu’il fut pris par son travail soit qu’il s’appliqua à faire traîner les choses, ne prit pas l’avertissement au sérieux.

Le coup de théâtre se produisit à l’initiative de Luciano, lassé du comportement pour le moins indolent de Biagio décida de faire en sorte que sa sœur ait une situation régulière et stable. N’étant pas en mesure d’obliger Biagio à s’exécuter, il prit des dispositions afin que sa sœur devint néanmoins et par le mariage : Biagina Gurrieri.

Pour les Italiens qui étaient sous statut particulier, il n’y avait pas de mariage civil. On se mariait à l’église qui enregistrait les actes pour les transmettre ensuite au consulat d’Italie, celui-ci transformait l’acte religieux en acte civil qui ne devenait officiel que lorsque l’autorité italienne adressait le document aux autorités françaises.

Il convient de préciser que jusqu’à la Révolution, la France était soumise à ces mêmes règles, seul le mariage religieux était reconnu.

Les registres paroissiaux tenaient alors lieu d’état civil. La loi du 20 septembre 1792 instaure définitivement le mariage civil qui devient le seul valable aux yeux de la loi ; il doit précéder toute cérémonie religieuse.

Le non respect de cette règle est constitutif d’un délit (sauf pour la Tunisie qui bénéficie d’une dérogation). Le baptême républicain fut également institué au nom du principe que seules les municipalités étaient habilitées à établir des actes civils (loi du 8 juin 1794-20 prairial an II).

Mais à l’inverse du mariage aucun texte législatif ne vint officialiser la mesure ; ce qui le rendit facultatif ; de fait il tomba en désuétude. En Italie les choses étaient plus compliquées, après l’unité italienne, le nouvel état s’intéressa à la reconnaissance d’une cérémonie strictement civile, notamment pour les athées; mais la pression exercée par l’église rendit la mesure inefficace officialisant le statut quo, jusqu’au concordat de 1929 qui reconnu le mariage religieux comme seul acte d’état civil.

L’obligation du mariage civil fut instituée bien plus tard au milieu du XXème siècle.

Luciano se rendit donc à la nouvelle belle cathédrale de Tunis, (appelée aussi cathédrale Saint Vincent de Paul, elle fut construite entre 1893 et 1897, Biagio contribua sans doute à son édification car les ‘Scalpellini’ furent largement mis à contribution). Elle se dressait magnifiquement belle au tout début d’une très grande esplanade : l’esplanade de la Marine qui à l’origine en 1885 n’était qu’un immense champ tout en longueur, boueux et mal odorant car des égouts à ciel ouvert (les khandaqs) le parcouraient et se déversaient dans le lac Bahira appelé aussi Chicly, du nom de l’île et du château en ruine qui se trouvait au milieu du lac et qui aurait été construit selon la légende lors de la conquête de Tunis par Barberousse ; en réalité la présence de vestiges romains rendent l’hypothèse improbable.

Il rencontre le curé et fait dresser à l’insu de Biagio, des actes de mariage au nom de Biagio Gurrieri et de Biagina Caruso. Les bans publiés il ne manquait plus que la cérémonie officielle qui fut fixée au samedi 16 mai 1903 jour de la St Honoré comme si symboliquement celui-ci rétablirait Biagina dans son honneur.

Le Curé était-il dans la confidence, il est difficile de le savoir, mais le coup fut préparé dans la plus totale discrétion. Ainsi ce samedi 16 mai par une très belle journée de printemps, Biagina au bras de son frère Luciano qui joua pour l’occasion le rôle du futur époux entra dans l’église pour épouser Biagio Gurrieri.

Pour la famille Caruso qu’importait cette entorse à la morale chrétienne puisque ‘Dieu reconnaitrait les siens’, néanmoins cet évènement devint  le deuxième grand secret de famille.


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06 octobre 2015, 12:17
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CHAPITRE 4
Le paradis des Lotophages

- Saviez-vous qu’Ulysse au cours de son voyage a débarqué en Afrique, précisément en Tunisie?

- Oui bien sûr non seulement cet épisode est connu, mais les romains connaissaient Ulysse, notamment ceux qui ont occupé Carthage et sa région ; celui-ci est représenté dans une mosaïque romaine du musée du Bardo trouvée à Dougga, attaché au mat de son navire résistant au chant des sirènes.

Le périple d’Ulysse à travers la méditerranée orientale et centrale fait suite à la guerre de Troie. Ulysse roi d’Ithaque avait rejoint la coalition des Achéens commandée par Agamemnon, cette guerre dura dix ans et se termina par la défaite des Troyens. La guerre finie Ulysse à la tête de sa flotte de douze bateaux prit la mer pour rentrer chez lui. Une tempête obligea les navires à se réfugier sur l’île aux cyclopes qui n’ont qu’un seul œil au milieu du front.

Pour échapper à la mort et en utilisant un stratagème dont il avait le secret il crève l’unique œil du roi Polyphème et s’enfuit. Il est obligé alors d’affronter le courroux de Poséidon dieu de la mer et père de Polyphème, qui en dépit de l’accord de Zeus et des autres dieux qui l’autorisèrent à retourner dans son pays s’acharna sur Ulysse et ses hommes. Tous ses bateaux se fracassèrent sur les récifs, sauf le sien.

Alors commence un long voyage qui va durer dix autres années où il va connaître avec ses compagnons des aventures extraordinaires. Parmi celles-ci figure la courte halte qu’il effectue sur l’île de Djerba.
Lorsqu’Ulysse aborda cette terre inconnue, il ne pouvait se douter que trois de ses marins, ceux qui furent désignés pour débarquer et faire le récit de leur rencontre avec les habitants qu’ils soient hospitaliers ou hostiles, refuseraient de reprendre la mer, oubliant le nom de leurs compagnons, le but de leur mission, les aventures qui les avaient conduits là et jusqu’à leur propre nom.

Retrouvés par des émissaires envoyés pour les rechercher, ils étaient dans un état de demi-inconscience. Ils prononçaient avec insistance le mot ‘lotos’. Lorsque Ulysse et ses compagnons entreprirent d’interroger ces hommes dépourvus de mémoire et de volonté ils apprirent peu de choses ou plutôt ils découvrirent que les trois marins ne savaient plus d’où ils venaient, que leur seul souhait était de rester dans cet extraordinaire pays dont les habitants étaient très accueillants et hospitaliers et se nourrissaient d’un petit fruit sucré qu’ils appelaient ‘lotos’.

C’est ainsi que cette terre inconnue fut nommée l’île aux Lotophages.

Selon toutes les études entreprises par les spécialistes et les historiens sur le parcours d’Ulysse en méditerranée, cette île est identifiée comme l’île de Djerba (c’est la seule halte en terre d’Afrique que le roi d’Ithaque ait effectué).

Selon la légende, les Lotophages étaient donc des mangeurs de lotos.

Contrairement à ce que l’orthographe de ce mot peut laisser penser les lotos ne sont pas les fruits du lotus (plante aquatique endémique des zones humides et marécageuses) mais des petits fruits très sucrés, dont les vertus sont telles qu’elles vous font oublier d’où vous êtes venu et vous incitent à demeurer parmi ces populations du reste accueillantes et paisibles.

Dans les explications les plus contemporaines, on définit le lotos, comme pouvant être la datte du palmier dattier (phœnix dactylifera) présente sur l’île de Djerba, d’autres pensent qu’il s’agit du jujube, le fruit du jujubier, peut-être parce que cet arbre est très répandu sur l’île mais sans doute aussi parce qu’il évoque l’ascension nocturne de Mahomet accompagné de l’Ange Gabriel vers le ciel, où ils virent le jujubier, ‘cet arbre immense et magnifique dont les fruits ressemblaient à des papillons d’or’.

Une autre interprétation tout autant intéressante m’a été délivrée par des habitants de Djerba, il s’agirait d’une toute petite pomme, pas plus grosse qu’une cerise de couleurs verte et rouge extrêmement exquise et sucrée et que l’on ne trouve qu’à cet endroit.



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08 octobre 2015, 23:12
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Mais plus que le mot lui-même, arrêtons-nous sur la symbolique que la mythologie a caché derrière cette escale djerbienne. Pour ceux qui font un long voyage n’oublions jamais d’où l’on vient. La maxime, bien entendu, peut aisément se transposer dans la vraie vie, mais comme dans toutes les légendes laissons l’imagination voguer et vagabonder

Si les lotophages étaient si paisibles et accueillants c’est parce que leur terre et leur mer sont un véritable don du ciel. Ils vivent sur une terre plutôt aride dont ils ont su récupérer et préserver l’eau des très rares mais violentes pluies par un système sophistiqué de bassins souterrains.

Mais ils ont su aussi exploiter la configuration du sous sol qui leur donne des puits artésiens, ces puits ont été réalisés bien des siècles avant que les moines d’Artois ne mettent en évidence ce phénomène.

Si bien que les lotophages essentiellement cueilleurs et cultivateurs était un peuple heureux et sans histoire. Zeus avait doté ce petit paradis d’un arbre mythique, le lotos dont les fruits avaient ce pouvoir magique d’effacer de la mémoire des visiteurs qui faisaient halte dans l’île, tout ce qu’ils avaient appris d’avant de déguster les fameux fruits.

Si bien que les nouveaux venus devenaient à leur tour des lotophages aussi calmes et paisibles que leurs hôtes. Ceci perpétuait la douceur de vivre qui envahissait les habitants de cette île.

Les lotophages étaient aussi des pêcheurs, mais ils ne jetaient pas comme tous les pêcheurs leurs filets. Ils avaient inventé un stratagème grâce aux branches de leur arbre miracle, le lotos, qu’ils enfonçaient dans les eaux peu profondes de leur rivage afin d’établir un couloir qui entraînait progressivement, les poissons qui s’y risquaient à ne plus retrouver leur chemin et à devoir seulement avancer jusqu’à un vaste enclos en forme de nasse dont ils ne pouvaient s’échapper.

Ainsi le mythe du lotos se poursuivait, atteignait les poissons et l’abondant vivier permettait à chacun de se nourrir à sa faim. Ce principe est très connu et encore utilisé à Djerba et dans de nombreuses contrées dans le monde, il nous vient pourtant de cette très lointaine antiquité.

Homère dans le chant IX de l’Odyssée consacre à peine quelques lignes aux Lothophages, il s’éloigne très vite de cette terre de l’oubli et son héros nous laisse sur notre faim, mais nous en savons assez pour nous laisser entraîner vers les rives de l’imaginaire et laisser libre cours à nos rêves.

Bien des années plus tard les romains en entreprenant leur voyage vers le sud de la Tunisie et la Lybie où ils créèrent la province de Cyrénaïque, firent halte à Djerba pour y fonder plusieurs comptoirs.

La voie romaine qu’ils créèrent et qui rattacha l’île à la terre ferme, de Zarzis à El Kantara, est toujours utilisée de nos jours.



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