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Aux bons souvenirs des Bains Douches

Aux bons souvenirs des Bains Douches

 

  • Eric Delhaye

 

 

 

Le fameux établissement parisien rouvre ses portes cette semaine, dans une version new look. Retour sur une légende de la nuit.

La piscine est toujours là, avec sa faïence craquelée blanche et bleu givré. Si seulement elle pouvait parler. Elle nous raconterait le galion qui flottait lors d'une fête en l'honneur de Roman Polanski, ou Pierre Combescot se baignant en tutu alors qu'il venait de recevoir le prix Médicis. So eighties. Trente ans plus tard, la piscine est toujours là mais elle se prépare à dispenser des jets hydromassants à des visiteurs moins excentriques. Sans doute aura-t-elle moins d'anecdotes à raconter.

 

Un hôtel chic, un penthouse, un spa...

Nous sommes au 7, rue du Bourg-l'Abbé, dans le 3e arrondissement parisien. La façade présente toujours un porche monumental flanqué de naïades qui, à partir de 1885, annonçaient l'entrée des Bains Guerbois à ses clients – dont Marcel Proust – venus profiter de ses bains turcs et douches sulfureuses. Ainsi démarra l'histoire, dont un nouveau chapitre s'ouvre officiellement cette semaine : après avoir accueilli l'aftershow du défilé Dior le 6 mars dernier, les Bains rouvrent leurs portes, sous l'impulsion de Jean-Pierre Marois dont le père acheta les lieux dans les années 1960. Son idée : un hôtel chic de trente-neuf chambres et appartements, dont un Penthouse suite de 310 m² et un salon secret desservi par son propre ascenseur et accessible « pas à n'importe qui, et surtout, pas pour n'importe quoi ». Mais aussi une néo-brasserie chic, un club-salle de concerts, des expositions pointues, une résidence d'artistes et les Bains Guerbois devenus spa, avec leur piscine qui pourrait en raconter.

 

Le CBGB français

Sans que l'on sache la part du marketing et de la nostalgie, les Bains 2015 revendiquent l'héritage d'une histoire foldingue amorcée en 1978. En pleine déflagration punk, Jacques Renault et Fabrice Coat rachètent l'établissement en déshérence pour créer les Bains Douches, un club carrelé en noir et blanc selon la volonté du jeune designer Philippe Starck. Alors que le Palace s'adonne au disco à la manière du Studio 54 new-yorkais, les Bains Douches prennent modèle sur le CBGB. New Order, Blondie, The B52's et Marquis de Sade tournent alors sur les platines de Philippe Krootchey. Joy Division, Dead Kennedys et Suicide s'y produisent, même Depeche Mode qui donne son premier concert français en 1981. « C'était un club new wave et un peu chicos où l'on croisait Alain Pacadis, Thierry Ardisson qui ne faisait pas encore de la télé, et Béatrice Dalle qui était peut-être encore mineure mais qui était tellement belle qu'elle pouvait entrer partout », se remémore Philippe M., client puis « homme à tout faire » de l'endroit. Philippe se souvient d'une soirée plage nécessitant de couvrir le club de sable et de coquillages ; des Rolling Stones tournant le clip de Undercover Of The Night ; des filles pas toutes mannequins mais toutes sexy ; de Pauline Lafont dans la piscine ; de l'absence de barrières sociales ; de la drogue trop visible pour que ça dure. Mais la fermeture des Bains Douches, concomitante avec la mort de Fabrice Emaer qui était l'âme du Palace, annonce le changement d'époque que décrit Philippe : « Le Sida venait d'arriver à Paris et ceux qui avaient l'habitude de faire la fête ont tous eu des proches qui sont tombés malades. C'était la fin de l'insouciance. »

 

« Désolée... Ce soir, je crois que ça ne va pas être possible. »

Changement d'époque, changement de musique, changement de drogue aussi, la cocaïne des 80's supplantant l'héroïne des 70's. Les Bains Douches changent de nom, deviennent les Bains, et de patron. Pas le type que l'on attendait là. Juif pied-noir, Hubert Boukobza a fait fortune en ouvrant, à Saint-Michel, des restaurants grecs où tout le monde, des cuisiniers aux joueurs de sirtaki, est comme lui originaire de Tunisie. Boukobza est « un épicurien, un cochon et un enfant », tel qu'il se décrit dans son autobiographie, Mille et une nuits (2014, Robert Laffont). Il a surtout découvert d'un bloc la cocaïne et les filles faciles en rachetant pour 2,5 millions de francs, en 1984, ce club agonisant dont il décrit l'« ambiance d'héroïnomanie, blafarde ». Autour de lui : Guy Cuevas et Sylvie Grumbach, respectivement ex-DJ et ex-attachée de presse du Palace, Jonathan Amar qui connait tout Paris, et enfin Claude Challe, DJ tantrique et gourou de la nuit. Chacun rameute son réseau et une foule se casse bientôt les dents sur Marie-Line : « Désolée... Ce soir, je crois que ça ne va pas être possible », claque la physionomiste au visage des péquins comme des émirs, ne retenant que les looks les plus affutés.

 

Les stars du monde entier

« Hubert (Boukobza) a changé de peau, raconte Claude Challe. Il s'est mis à faire la fête comme ses clients, si bien que plus personne ne gérait quoi que ce soit. On nous a volé beaucoup d'argent mais on en gagnait tellement que ça n'avait aucune importance ! » Dans sa bio, Hubert Boukobza décrit le succès avec une délectation intacte : « Cette vieille blonde au corps d'athlète, c'est Ivana Trump ? Et lui, c'est qui ? Enfin, Hubert, c'est Kenzo ! Eddie Barclay est encore là. Julien Clerc aussi. Et Mike Tyson, de bonne humeur. Vanessa Paradis, mineure. Jean-Michel Basquiat voit tout sans regarder personne de ses yeux radiants. “Ella, elle l'a” écrit Michel Berger pour France Gall et Michel Jonasz descend dans la boîte sans jazz. Et soudain, cette fille qui entre, on dirait qu'elle a pleuré, c'est Madonna... Des confettis... Des confettis. » Mick Jagger, David Bowie et Andy Warhol ont leur habitudes. Marie-Line vire Lagerfeld. Liza Minelli est malade aux toilettes. Joe Cocker improvise un duo avec John McEnroe. Les piliers ont pour noms Jean Nouvel, Azzedine Alaïa, Julian Schnabel ou Roland Dumas. Sept soirs sur sept. On confond Garcimore et le sultan d'Oman. Dans le sillage du producteur Arnon Milchan, tout Hollywood s'encanaille autour des pâtes au caviar et des saladiers de poudre. Harrison Ford, Mickey Rourke et Stallone sont là, Robert De Niro devient un intime du patron. Après ses concerts parisiens, Prince a l'habitude d'y donner des aftershows entrés dans la légende. « C'était l'un des rares endroits au monde où ces gens venaient sans garde du corps, témoigne Claude Challe. Une nuit, je vois Bruce Springsteen accoudé au comptoir. Il était content de pouvoir enfin boire une bière sans être emmerdé. »

 

Le QG de Thierry Ardisson

« Entre deux interviews, il m'est arrivé de prendre de la coke dans le bureau d'Hubert avec Jack Nicholson », se souvient Thierry Ardisson qui avait surtout pratiqué l'héroïne entre 1974 et 1977. Agé de 39 ans en 1988, il y situe son premier talk-show, Bains de minuit (la piscine fait partie du générique). Chaque lundi, le tournage donne lieu à un nouveau défilé de célébrités : « On passait sur La 5 le vendredi à minuit, raconte-t-il. La chaîne avait créé cette émission pour s'attirer les bonnes grâces des gens branchés. Le reste du temps, c'étaient des émissions de merde ! » Aux Bains, la musique n'est plus qu'un fond sonore. Seuls comptent l'entre-gens, l'alcool, la came, le sexe. Un hédonisme jusqu'au-boutiste qui n'interdit pas les bonnes blagues. Ardisson : « On avait installé un miroir sans tain aux chiottes avec une caméra derrière et on filmait tous les mecs qui venaient se faire des lignes. On s'est bien marré. »

Sauf que les gens se lassent, les cerveaux vrillent et Hubert Boukobza disjoncte. « Il a voulu vivre comme les gens qu'il recevait mais il a fini par perdre le sens des réalités », observe Claude Challe qui, ayant quitté le navire en 1995, attribue le naufrage au capitanat de Cathy et David Guetta : « On leur a donné une pépite d'or et ils en ont fait une boîte digne de la Porte de Champerret. »

Surtout, l'époque a de nouveau changé. Les clubs sont devenus des entreprises où la dose de whisky est gérée par ordinateur. Le public s'est fractionné en tribus. Aux Bains, les gérants et les concepts se succédèrent avec plus ou moins de succès. En 2010, Hubert Boukobza, cocaïnomane et sous le coup d'une procédure d'expulsion, détruisit un mur porteur, mettant en péril la structure entière de l'immeuble. Les Bains menacèrent ruine. Ils reviennent à la vie, aujourd'hui, en revendiquant leur passé glorieux. Mais on ne revient pas en arrière dans une piscine où l'on peut désormais nager à contre-courant.

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