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Il est devenu impossible d’être juif et arabe à la fois

"Il est devenu impossible d’être juif et arabe à la fois"

 

 

 

Par Marie Lemonnier

 

 

Avec "Juifs et musulmans. Si loin, si proches", le réalisateur Karim Miské, qui s’était déjà brillamment illustré avec son film "Musulmans de France" en 2010, confirme son goût du risque – et  son talent – pour s’attaquer aux sujets explosifs. De la naissance de l’islam jusqu’aux récents conflits du Proche Orient, en passant par les civilisations de Bagdad et de Cordoue, près de 1.400 ans d’histoire sont retracés dans cette captivante série en quatre parties, qu’Arte diffusera les 22 et 29 octobre à partir de 22h30. En avant-première, "Le Nouvel Observateur" vous propose de visionner le premier épisode : "Les Origines, 610-721". Entretien avec le réalisateur.

Nous savons tous que cette histoire des relations entre juifs et musulmans finit mal. Pourquoi avoir choisi le récit chronologique qui nous conduit inéluctablement vers l’impasse actuelle ?

- C’est une histoire si complexe qu’il me semblait inutile de la rendre plus compliquée encore en ne la rendant pas de façon chronologique. Et puis quand les ruptures sont consommées, il est inutile de le nier. Regarder les choses, c’est déjà se donner les moyens d’agir sur la réalité. Aujourd’hui, sur fond de conflit israélo-palestinien, n’importe quel juif ou musulman est considéré comme l’ennemi de l’autre, réel ou potentiel. Cette conclusion est certes un peu désespérante, mais c’est notre monde contemporain qui est comme cela.

Quand on regarde l’histoire longue en revanche, le film montre bien que sur 14 siècles de relations entre juifs et musulmans, il y en a treize où cela ne se passe pas si mal, à l’exception de la période almohade (1147-1232) et des massacres de Grenade (1066). C’est une relation complexe, dans un contexte d’inégalité classique au Moyen Age – le statut de dhimmi (le protégé), mais globalement, la situation est plus favorable aux minorités en terres d’islam qu’elle ne l’était en Europe chrétienne.

En faisant vos recherches, quelles découvertes avez-vous faites ?

- Je savais par exemple l’influence du judaïsme sur l’islam. En revanche, je connaissais moins l’influence inverse, culturelle, mais aussi religieuse. Saadia Gaon notamment, un grand rabbin du Xe siècle, est l’auteur de la plus importante traduction arabe de la Bible hébraïque, connue sous le nom de Tafsîr, "le Commentaire". Dans ses écrits, il emprunte volontiers les méthodes du kalâm, la théologie islamique qui est elle-même inspirée de la philosophie grecque. Si chacun vit dans sa communauté, on voit que les emprunts, y compris en matière théologique, ne posent alors aucun problème.

Aujourd’hui, on a l’impression que l’islam est figé, et pourtant, à certaines époques, cela ne gênait pas un émir d’enfreindre la loi religieuse qui voulait qu’un juif ne commande pas. Ce sera le cas en Andalousie par exemple, quand Samuel ibn Nagrela devient en 1027 à Grenade le premier juif élevé au rang de grand vizir et chef des armées.

Et sur la partie contemporaine ?

- Ce n’était pas une découverte, mais ce travail m’a permis d’avoir une meilleure conscience du fait que le nationalisme, inventé en Europe, a complètement cassé le monde commun judéo-musulman. Avec la montée du nationalisme, les individus ont été obligés de choisir une identité plutôt que les autres, il est devenu impossible d’être traversé par plusieurs appartenances. Il est devenu impossible, en fait, d’être juif et arabe à la fois.

Quand, selon vous, la rupture devient-elle inéluctable ?

- C’est un processus qui commence avec l’intrusion de l’Europe en Afrique et la colonisation, et qui va s’accélérer avec les deux nationalismes rivaux. Adolphe Crémieux va évidemment jouer un rôle important. Il est à l’origine des Alliances israélites universelles, qui ont été un levier d’émancipation puissant des juifs du monde musulman, et du décret Crémieux de 1870, qui a donné la nationalité française aux juifs d’Afrique. Pour lui, il s’agissait presque d’un programme messianique, il voulait sauver les juifs de l’indigénat. Ça les a fait basculer d’un univers mental à un autre. Les juifs vont se trouver embarqués vers l’Occident. Surtout, le sionisme et le nationalisme arabe ont fait en sorte qu’on n’ait plus rien en commun avec l’autre, devenu irréductiblement autre.

En 150 ans, ces mouvements historiques ont réussi à presque tout détruire. La perte des juifs a été une perte très lourde pour le monde musulman, qui a provoqué un repli identitaire morbide. Dans le monde arabe, il est quasiment devenu impossible de parler de ce qu’a été la présence juive au Maghreb. C’est presque orwelien, cette volonté d’effacer ce qui a existé. Or il s’agit de notre histoire. On peut penser ce que l’on veut du conflit israélo-palestinien, on ne doit pas pour autant priver les gens de leur histoire.

Malgré toute leur ambivalence, les heures de la "convivance" semblent définitivement révolues. Dès lors, quel espoir apporter aux jeunes générations ?

- Mais ce sont elles qui sont porteuses d’espoir. Ce qu’il se passe en ce moment est très intéressant. En même temps que mon film, sort le documentaire de Kamal Hachkar, "Tinghir-Jérusalem, les échos du Mellah". Hachkar est allé dans l’Atlas de ses origines puis en Israël, pour faire remonter la mémoire enfouie auprès de ceux qui ont connu la présence juive au Maroc. Et il y a bien d’autres initiatives. On trouve à présent chez certains le désir de retrouver ce qui a été perdu, des deux côtés. La génération actuelle veut renouer avec cette mémoire. Les discours idéologiques nous dépossèdent de ce que l’on est. Il faut refuser le déni ou même l’effacement de la réalité.

Le conflit israélo-palestinien a l’air sans issue, face à cela, la seule chose possible est de parler de la réalité de cette relation. Car elle a existé. Juifs et musulmans ont des références communes. Les juifs venus d’Afrique ont indubitablement gardé quelque chose d’oriental qui les rapproche davantage des musulmans que des chrétiens et de l’Europe. Mais effectivement, il n’y a pas que de l’amour, il y a de la haine. C’est tragiquement humain. Elaborer une citoyenneté qui dépasse l’appartenance ethnique ou religieuse n'est objectivement pas une question simple. Elle oblige à s’interroger sur ce que nous avons en commun.

Propos recueillis par Marie Lemonnier

 

 > "Juifs et musulmans. Si loin, si proches". Episode 1 : Les Origines. De 610 à 721 : la naissance de l'Islam, son expansion de la Perse à l’Espagne et la place des minorités religieuses - polythéistes, juifs et chrétiens - dans cet empire.

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