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Jacob Lellouche, tunisien, arabo-andalou et juif

Jacob Lellouche dans son restaurant à la Goulette (Thierry Brésillo

 

Jacob Lellouche, tunisien, arabo-andalou et juif

Thierry Brésillon
 

 

Jacob Lellouche, la silhouette massive et la moustache rieuse, accueille dans une ancienne maison d’été de la Goulette où, depuis 1996, il tient ce qu’il revendique fièrement comme « le seul restaurant juif casher du monde arabe (en dehors du Maroc) ». Une rencontre rafraichissante dans cette Tunisie post-dictature où l’humeur est, il faut bien le dire, plus à l’anxiété qu’à l’euphorie.

 

« Chez Mamie Lily » est une institution dans ce quartier qui comptait autrefois quatorze synagogues pour une mosquée et une église, et où il ne reste aujourd’hui qu’une synagogue pour la douzaine de Juifs (en plus des résidents de la maison de retraite) qui vivent encore dans ce faubourg mythique de la banlieue nord de Tunis.

Mamie Lily n’est pas une figure de style, c’est la mère de Jacob Lellouche, qui passe toujours la matinée derrière les fourneaux. Mais l’idée de ce restaurant, c’est lui.

Cette note ne vise pas à alimenter la rubrique gastronomique et Chez Mamie Lily est plus qu’un restaurant. C’est un projet de vie et une démarche culturelle.

Décrispation identitaire

En 1996, Jacob Lellouche rentre de son exil parisien, pour y créer ce restaurant, dans une démarche moins économique qu’intellectuelle :

« Les circonstances m’ont amené à reprendre un restaurant espagnol à Paris. A travers l’Espagne, j’ai pris conscience de mon identité arabo-andalouse. La Méditerranée a été traversée d’un va-et-vient permanent entre les deux rives, et les Juifs se sont déplacés de d’Afrique du Nord vers l’Andalouse. Avec la Reconquista, à la fin du XVème siècle, certains sont revenus. D’autres ont été récupérés par l’Empire ottoman et installés à Salonique. »

« Identité arabo-andalouse », c’est plus qu’une nuance et en ces temps de crispation identitaire, revendiquer une identité hybride et nomade est un acte éminemment politique :

« Le judaïsme a été le support de cette circulation d’une culture à l’autre. La cuisine juive c’est d’abord une cuisine méditerranéenne qui s’est enrichie au fil de cette histoire des influences espagnole, turque, libyenne… »

Ce n’est pas menu qu’on vous remet chez Mamie Lily, mais un véritable manifeste de la décrispation identitaire et de l’ouverture culturelle.

Rendre leur Histoire aux Tunisiens

Le discours va évidemment à rebours de la réaffirmation quasi-incantatoire de l’identité arabo-musulman dont la société politique tunisienne est saisie, notamment depuis la Révolution.

« La Tunisie a été un carrefour, elle a donné trois papes à la chrétienté [dont Saint Gélase 1er au Vème siècle, ndr], une lignée d’empereurs à Rome… Quand on a eu cette importance là dans l’Histoire, il faut être conscient de son passé.

On veut réduire l’identité de la Tunisie à l’arabité et à l’islam. Il ne faut pas s’arrêter sur une seule page de l’album de famille, mais les regarder toutes et considérer l’évolution, plutôt qu’un moment figé. Notre identité est composite, berbère, phénicienne, grecque, turque, arabe… »

Cette tension entre la vision méditerranéenne et la vision arabo-islamique et orientale de l’Histoire et de l’identité tunisiennes n’est pas nouvelle, comme le note l’historien Driss Abassi :

« Ces deux identités peuvent être revendiquées simultanément, comme ce fut le cas dans les années 1960. Elles peuvent être valorisées hiérarchiquement, l’une des dimensions finissant par être marginalisées au détriment de l’autre, tel que ce fut le cas après les tournant des années 1970 ». (1)

C’est dire la portée de la table de Jacob Lellouche.

« Avec la Révolution, les Tunisiens ont réalisé qu’on les avait volés matériellement. Mais depuis des siècles on leur vole leur Histoire. Cela dit, il sera plus facile de la leur rendre, que de récupérer les avoirs des Trabelsi cachés dans les banques suisses ! C’est à nous la société civile de faire ce travail. »

Avec la démocratisation de l’après 14 janvier, il a pu mettre cette idée en pratique et créer l’association Dar el’Dhekra.

« Une démarche à la fois émotionnelle et scientifique. »

Mais l’objectif n’est pas de cultiver la nostalgie d’un monde englouti par l’exil des Juifs tunisiens. Cette mémoire s’adresse, au-delà des frontières communautaires, à l’actualité de la société tunisienne dans son ensemble.

Pas le Juif de service

C’est dans ce même esprit que Jacob Lellouche a été candidat comme tête de liste lors de l’élection de la Constituante en octobre dernier.

« Il n’était pas question pour moi d’être le Juif de service, simplement destiné à donner l’image d’une Tunisie tolérante. Je voulais démontrer qu’on pouvait être un citoyen et un candidat non-musulman en Tunisie. L’objectif n’était pas d’être élu, mais de provoquer la réflexion. »

Il n’a pas été élu, mais sa liste a tout de même récolté huit cents à la Goulette. Il se consacre essentiellement à son association, Dar el’Dhekra.

Elle a déjà à son actif, une exposition de photos anciennes illustrant l’ancienneté de la présence juive en Tunisie, du 9 au 24 mars. Un petit recueil des paroles de quelques unes des figures de la communauté juive tunisienne. Un musée virtuel sur internet préfigurant un véritable centre culturel.

A long terme, l’objectif est de faire inscrire l’Histoire de la présence juive en Tunisie dans les manuels scolaires, que beaucoup de Tunisiens associent au début de la colonisation, en 1881, alors qu’elle remonte à plus de trois mille ans.

Appels au meurtre

La persistance d’une petite communauté juive en Tunisie (1500 personnes), essentiellement concentrée à Djerba, ne pose aucun problème majorité des Tunisiens, c’est un même un motif de fierté.

Mais la radicalisation du discours religieux et l’importation des passions du conflit israélo-palestinien ont suscité des manifestations d’antisémitisme, marginales, et des appels au meurtre des juifs. Comme lors de l’accueil, début janvier, du leader du Hamas à Tunis, Ismaïl Haniye, lui même surpris par la virulence du propos.

Lors de la manifestation de dimanche 25 mars, un prédicateur à cru bon de renouveler cet appel au meurtre. Cette fois Jacob Lellouche a estimé de nécessaire de réagir, en tant que citoyen. Non en tant que juif. Pas question de se laisser enfermer dans l’enclos identitaire.

Le 9 mars dernier, Jacob Lellouche et l’historienne Sonia Fellous, au nom de l’association Dar el Dhekra, ont été reçu au Palais de Carthage par le Président de la République, Moncef Marzouki.

Installés à l’une des tables du restaurant, trois couples, dont une femme voilée. Certains boivent de la bière, on parle de culture et de politique en dégustant la cuisine juive de Mamie Lily.

Dans un dernier clin d’oeil, Jacob Lellouche murmure :

« Tu vois, c’est ça la Tunisie. »

 

(1) Quand la Tunisie s’invente, entre Orient et Occident, des imaginaires politiques. Driss Abassi, Autrement, 2009.

 

http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2012/04/01/jacob-lellouche-tunisien...

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