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L’Occident et l’Islam (VIIe-IXe siècle)

 

L'Occident et l'Islam (VIIe-IXe siècle)

 

La question des rapports entre l’Europe (l’Occident latin ici) et le monde musulman (l’Islam) continue, plus que jamais, de provoquer des débats. Continue, car ils ne sont en effet pas nouveaux, loin de là. En ne remontant qu’à la première moitié du XXe siècle, il suffit d’évoquer la thèse d’Henri Pirenne dans Mahomet et Charlemagne (1936). Nous ne trancherons pas de débat historiographique ici, mais nous essayerons de savoir quand et comment se sont rencontrés ces deux « civilisations », et quelle fut la nature de leurs rapports, de la naissance de l’islam jusqu’au règne de Charlemagne.

 

 

Une ignorance réciproque au VIIe siècle ?

 

 

La mort de Mahomet en 632 se situe en plein dans le règne du roi mérovingien Dagobert (629-639). Pourtant, tout les sépare.

 

Pour les Arabes qui viennent d’embrasser l’islam, le regnum francorumn’est pas connu spécifiquement, il fait partie d’un extrême occident où sont censés régner des rois barbares romanisés. Des Romains que les Arabes côtoient de loin par le biais de rapports de plus en plus fréquents (avant d’être ouvertement conflictuels) avec l’Empire byzantin, qu’ils auraient soutenu contre les Perses sassanides du vivant du Prophète. D’ailleurs, pendant plusieurs siècles, tous ces Romains seront regroupés sous le nom de Rûms.

 

En ce qui concerne les Occidentaux, l’ignorance est encore plus grande des choses qui se passent dans la péninsule Arabique, en tout cas dans la première moitié du VIIe siècle. En effet, tout semble changer dès les années 660. La Chronique de Frédégaire nous est ici précieuse ; elle évoque les problèmes du basileus Héraclius (610-641) avec les Sassanides. Puis, le(s) chroniqueur(s) se fait plus confus en évoquant le danger provoqué par l’arrivée de « peuples circoncis ». Il les appelle par deux noms : tout d’abord les Agarènes, qui font penser à Agar, servante d’Abraham et mère d’Ismaël ; puis les Sarrasins qui, selon les interprétations, ramène à sarakenoi, les « gens de la tente » en grec, ou àsharqiyyīn, les « Orientaux » en arabe. Frédégaire explique les attaques des Sarrasins par une démographie trop importante, qui les a poussés à fuir l’aride péninsule. A aucun moment il n’évoque leur religion. Le chroniqueur fait allusion à des événements très précis, même s’il ne les nomme pas tous, comme la bataille du Yarmouk (636), la mort d’Héraclius (641), la conquête de l’Egypte, et même le siège de Constantinople et le tribut qu’aurait payé l’empereur Constant II !

 

La Chronique de Frédégaire narre des événements vieux d’à peine vingt ans. Destinée à un public d’érudits et de gens de pouvoir, elle montre que les événements du Proche-Orient n’étaient nullement ignorés dans l’Occident latin de la fin du VIIe siècle. Ils étaient somme toute banals, un problème de plus des Byzantins avec des voisins turbulents. On n’y voyait en tout cas pas l’émergence d’une nouvelle religion.

 

Arabes et Europenses, d’Al Andalus à Poitiers

 

Si la conquête de l’Afrique du Nord concerne toujours l’Empire byzantin (et les peuples berbères), il en va différemment de l’Espagne. Celle-ci est gouvernée par les Wisigoths depuis presque trois siècles quand arrivent les Arabes et leurs alliés berbères. On peut ainsi considérer que la conquête de l’Espagne wisigothique par les Arabo-berbères est la première vraie rencontre entre l’Islam et l’Occident latin.

 

Toutefois, aucun des deux ne se voit réciproquement comme tels. Plus précisément, le facteur religieux ne semble pas rentrer en ligne de compte. C’est non seulement le cas quand les Arabes font de l’Espagne Al Andalus, mais également quand ils conquièrent la Septimanie (dont Narbonne et Carcassonne) avant d’être finalement battus par Charles Martel à Poitiers (732). La célèbre Chronique mozarabe (qui date des années 750) parle des « Arabes » ou des « Sarrasins », pas des musulmans, et elle les oppose aux Francs, aussi qualifiés « d’Europenses », mais pas de chrétiens, même si évidemment les références religieuses abondent par ailleurs.

 

Les relations ne sont de plus pas uniquement conflictuelles : les Arabo-berbères ont conquis l’Espagne grâce à l’aide d’un prince wisigoth rebelle ; d’autres alliances existent, comme celle entre le duc Eudes d’Aquitaine et le Berbère Munuza ; enfin, les Sarrasins ont occupé plusieurs villes importantes de Septimanie pendant de longues années (Narbonne n’est « libérée » qu’en 751 ou 759) sans que nous ayons des traces de révoltes des populations occupées.

 

Carolingiens et Abbassides

 

Nous avons mentionné plus haut la thèse d’Henri Pirenne. Nous renvoyons aux travaux de Maurice Lombard, qui lui a directement répondu, et surtout à la préface de Christophe Picard dans l’édition 2005 de Mahomet et Charlemagne, pour voir en quoi elle a été en grande partie revue. Résumons-la seulement : selon l’historien, les conquêtes musulmanes auraient repoussé le centre de gravité de l’Europe de la Méditerranée au nord du continent, favorisant l’émergence des Pippinides. Ainsi, sans Mahomet pas de Charlemagne.

 

Si les explications sont plus complexes, une chose est certaine, les Pippinides prennent concrètement le pouvoir dans une grande partie de l’Europe occidentale en 751, avec le couronnement de Pépin le Bref. On note alors qu’au même moment, en Orient, la dynastie des Omeyyades est renversée au profit des Abbassides. Ces derniers s’installent à Bagdad, tandis que le califat omeyyade renaîtra presque deux siècles plus tard, à Cordoue, en Al Andalus. En attendant, les émirs de la péninsule Ibérique sont déjà omeyyades (dès 756) et prêtent allégeance au calife abbasside du bout des lèvres. L’Occident latin se retrouve donc avec deux pôles musulmans.

 

C’est le père de Charlemagne, Pépin le Bref, qui continue les relations avec les Sarrasins, après les victoires de son propre père, Charles Martel, entre 732 et 737. D’abord conflictuelles, avec la (re)conquête de la Septimanie, dont la prise de Narbonne en 751 (ou 759). Puis diplomatiques : c’est le cas en Al Andalus, où le roi franc soutient un certain Sulaymân contre l’émir Abd el-Rahman Ier au début des années 760 ; enfin, avec le califat abbasside directement, quand Pépin le Bref envoie une ambassade à Al-Mansûr, entre 765 et 768, selon le Continuateur de Frédégaire. Le roi ne peut approfondir ces relations diplomatiques car il meurt en 768. Mais on peut facilement penser que sa volonté de rapprochement avec les Abbassides s’explique par la rivalité avec un ennemi commun, l’Empire byzantin. Ce qui se confirme avec son fils Charlemagne, prétendant au titre d’empereur.

 

Charlemagne et Al Andalus

 

C’est par Suleymân ibn al-Arabî, probablement celui que Pépin le Bref avait déjà aidé, que Charlemagne entre dans les affaires d’Al Andalus. Le gouverneur de Barcelone et Gérone se rend à Paderborn en 777 pour proposer au Franc une alliance contre l’émir de Cordoue ; il lui assure le soutien d’autres gouverneurs, dont celui de Saragosse. Les raisons pour lesquelles Charlemagne accepte sont un peu obscures : libérer les chrétiens, se tailler des territoires ? Quoiqu’il en soit, il se met en route dès le printemps 778. Il reçoit alors le soutien du pape Hadrien Ier qui, dans une lettre, évoque à son tour les Agarènes, qu’il compare aux Egyptiens incroyants noyés dans la mer Rouge par Dieu. L’image des musulmans évolue, mais l’ignorance de leur religion demeure.

 

La suite est connue : le gouverneur de Saragosse change d’avis à l’arrivée de Charlemagne et celui-ci doit renoncer au siège de la ville en apprenant la révolte des Saxons. Sur le chemin du retour, l’arrière-garde de son armée est massacrée par les Basques à Roncevaux. Des Basques qui deviennent des Sarrasins dans La Chanson de Roland (fin XIe siècle)…

 

Le roi franc est échaudé par cet échec. Il décide de créer comme glacis le royaume d’Aquitaine, qu’il confie à son tout jeune fils Louis (futur Louis le Pieux), puis de se rapprocher d’Abd el-Rahman Ier. Pourtant, quelques années plus tard, le même processus reprend : des rebelles viennent demander de l’aide à Louis d’Aquitaine en 790, puis à Charlemagne lui-même en 797, et encore en 799. Les habitants de Gérone se sont même soumis aux Francs dès 785 ! Ces derniers sont ainsi appelés à servir d’arbitres pour les conflits entre Andalous, au début du règne de l’émir al-Hakam Ier, vivement contesté, mais qui réagit par plusieurs razzias en pays franc, dont une qui conduit les Sarrasins aux portes de Narbonne et Carcassonne en 793.

 

C’est peut-être l’une des raisons qui explique la mobilisation des Carolingiens sur le terrain les années suivantes. Cela amène à la conquête de Barcelone en 801, aux conséquences décisives pour la péninsule, et au-delà, avec l’émergence de l’identité catalane. Quant à Charlemagne, empereur depuis moins d’un an, il continue une politique d’alliances et de raids les années suivantes, mais doit faire face à de plus en plus de difficultés, surtout avec l’essor de la piraterie sarrasine en Méditerranée occidentale, véritable casse-tête qui va occuper nombre de ses successeurs.

 

Charlemagne et Harûn al-Rashid

 

Les rapports du souverain franc avec l’autre pôle musulman, les Abbassides, sont plus pacifiques.

 

En 797, Charlemagne envoie au calife abbasside trois émissaires, dont un Juif, Isaac. Quatre ans plus tard, ils reviennent accompagnés d’un homme du calife, mais également d’un messager de l’émir aghlabide d’Ifriqiya. Accompagnant de nombreux cadeaux, les Francs découvrent l’éléphant Abulabaz. D’autres ambassades sont échangées les années suivantes, prouvant les bons rapports entre le calife et l’empereur. Tous deux se seraient entendus pour lutter ensemble contre Byzance et contre les émirs omeyyades de Cordoue.

 

Une connaissance précoce, des relations contrastées

 

L’Occident latin et l’Islam font donc connaissance assez rapidement. D’abord indirectement, quand les Latins apprennent par des chroniqueurs les conquêtes de peuples méconnus au détriment des Byzantins quelques années plus tôt ; puis directement, avec la conquête de l’Espagne wisigothique et de la Septimanie, et les razzias en Aquitaine.

 

Par la suite, les rapports se complexifient, avec des alliances politiques, soit avec des rebelles (en Al Andalus), soit avec le calife en personne. Avec les Abbassides justement, les relations continuent sporadiquement sous Louis le Pieux ; en ce qui concerne Al Andalus, cela oscille entre échanges et conflits, mais de façon de plus en plus locale à mesure que le pouvoir carolingien se fissure. Et la piraterie sarrasine demeure longtemps un problème, auquel viennent s’ajouter bien d’autres ensuite.

 

Ce qu’il faut noter, pour conclure, est que ces relations sont le plus souvent appréhendées de manière politique. Les nombreux conflits qui émaillent cette période ne se déroulent pas entre Chrétiens et musulmans, mais entre Francs et Sarrasins. Jean Flori note (cité par P. Sénac) : « les Sarrasins furent probablement perçus, en Gaule du Nord, comme des ennemis ordinaires, des envahisseurs comme les autres, à combattre comme tels ».

 

C’est en fait surtout à partir du XIe siècle que la guerre va devenir sainte, et le Sarrasin un Infidèle.

 

 

 

Bibliographie

 

- P. Sénac, Le monde carolingien et l’Islam, L’Harmattan, 2006.

 

- P. Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles), Maisonneuve & Larose, 2002.

 

- P. Sénac, L’image de l’Autre. Histoire de l’occident médiéval face à l’islam, Flammarion, 1983.

 

Chrétiens face à l’islam. Premiers temps, premières controverses (collectif), Bayard, 2009.

 

 

 

Pour aller plus loin

 

- H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, PUF, 2005 (réédition).

 

- M. Lombard, L’Islam dans sa première grandeur (VIIIe-XIe siècle), Flammarion, 1980 (réédition).

 

- J. Goody, L’islam en Europe. Histoire, échanges, conflits, La Découverte, 2006.

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