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La fin du monde arabe, par Hussein Agha et Robert Malley

 

La fin du "monde arabe", par Hussein Agha et Robert Malley

 

Les foules qui ont précipité le départ du président Moubarak n'exigeaient pas uniquement la fin d'un régime inique, corrompu, oppressant et autoritaire. Elles ne protestaient pas seulement contre les privations, le chômage ou même le mépris avec lequel les traitaient leurs élites. Cela fait bien longtemps qu'elles souffrent de tels affronts, privées de nourriture et de parole. Ce pourquoi elles se sont battues est différent, à la fois plus abstrait et plus viscéral.

Le monde arabe est décédé. Les manifestants du Caire cherchent à le ressusciter.

Durant la période qui suivit la fin des années 1950, les Arabes pouvaient au moins se sentir fiers de leur lutte anticoloniale et se satisfaire du prestige de leurs dirigeants. Fiers de savoir que le monde arabe avait un sens et une mission : bâtir des nations indépendantes et résister à la domination étrangère.

Sous la houlette de Gamal Abdel Nasser, l'Egypte connut une économie délabrée et, en 1967, subit une défaite humiliante face à Israël. Néanmoins, Le Caire demeurait le coeur de la nation arabe. Le public arabe pouvait écouter Nasser railler contre l'Occident, le voir nationaliser le canal de Suez et narguer Israël. A la même époque, l'Algérie regagnait son indépendance et devenait le refuge des révolutionnaires du monde entier. L'Arabie saoudite imposait un embargo pétrolier qui secoua l'économie internationale. Yasser Arafat offrait aux Palestiniens une voix et projetait leur cause sur la scène mondiale. Le monde arabe subissant d'ignominieux revers politiques et militaires. Mais il résistait. L'Occident n'appréciait guère les sons émanant du Caire, d'Alger, de Bagdad et de Tripoli. Mais il prêtait attention.

Ce monde a vécu. La politique arabe est devenue muette. Mis à part le fait d'attendre de voir ce que fera le monde extérieur, les régimes arabes n'ont quasiment aucune stratégie vis-à-vis des problèmes qu'ils estiment vitaux pour leur avenir politique. La plupart se sont, au mieux, résignés à l'invasion de l'Irak ; au pire, ils l'ont facilitée. Depuis la guerre, l'influence du monde arabe sur le devenir de cette nation-clé a été négligeable. Sa seule contribution à la cause palestinienne aura été de soutenir un processus de paix auquel il ne croit guère.

Lorsque Israël entra en guerre contre le Hezbollah en 2006 et contre le Hamas deux ans plus tard, la plupart des dirigeants arabes encourageaient discrètement l'Etat juif et misaient sur sa victoire. Leur position vis-à-vis de l'Iran est inintelligible ; ils ont délégué la décision fatidique aux Etats-Unis, les poussant à une attitude agressive tout en les avertissant des conséquences dangereuses de cette approche.

L'Egypte et l'Arabie saoudite, piliers de l'ordre arabe, sont épuisées, dépourvues de toute cause autre que celle de freiner leur propre déclin. Pour l'Egypte, dont l'influence fut longtemps à son apogée, la chute n'en fut que plus brutale. Bien avant les images de la place Tahrir, le régime avait cédé toute prétention de leadership arabe. L'Egypte est absente de l'Irak ; sa politique envers Téhéran se résume à de vagues accusations et insultes. Elle n'a pu remporter son bras de fer avec la Syrie et, au Liban, sa politique s'est soldée par un cuisant échec. Elle ne pèse pas réellement sur le processus de paix israélo-arabe, n'a pas su réunifier le mouvement national palestinien et se voit accusée de complicité dans le siège de Gaza.

Riyad pour sa part n'a pu qu'observer l'ascension graduelle de l'influence iranienne dans la région. Au Yémen, elle fut humiliée en 2009 lorsqu'elle ne put venir à bout de rebelles huthis en dépit de ses innombrables avantages militaires et financiers. Ses tentatives de médiations régionales - entre Palestiniens et Libanais - furent balayées d'un revers de main par des entités locales sur lesquelles il n'y a guère longtemps elle exerçait une forte influence.

Le monde arabe est devenu passif ou, lorsque actif, impuissant. Alors qu'il se faisait auparavant le champion de causes perdues - unité arabe, résistance face à Israël -, désormais il ne combat plus pour rien. La population arabe éprouvait davantage de fierté pour les revers de naguère que pour le renoncement d'aujourd'hui.

Cette population met en cause non seulement les décisions de ses dirigeants mais aussi la manière dont ils les prennent. Là où les Etats-Unis et l'Europe saluent modération et coopération arabe, l'opinion publique perçoit surtout perte de dignité et d'autonomie. A l'indépendance, on a substitué un soutien militaire, financier et diplomatique occidental. Ces relations intimes ont eu des effets dévastateurs. Les Etats arabes souffrent désormais d'un mal plus sinistre que la pauvreté ou l'autoritarisme. Ils sont devenus contrefaits, perçus par les leurs comme inauthentiques.

Les révoltes égyptiennes, tunisiennes ou autres ne peuvent se comprendre sans tenir compte de cette puissante sensation de ne pouvoir être soi-même, de se voir dépossédé de son identité, contraint et forcé d'accepter des politiques aux antipodes de ce que l'on est. En ce sens, manifester dans la rue n'est pas un simple geste de protestation. C'est une déclaration d'autodétermination.

Ceux qui ne se reconnaissent plus dans leurs Etats ont dû chercher ailleurs. Certains sont attirés par des mouvements tels le Hamas, le Hezbollah ou les Frères musulmans, qui résistent et contestent l'ordre dominant. D'autres lorgnent du côté d'Etats non arabes, tels la Turquie - dont le gouvernement islamiste a pu mettre en oeuvre une diplomatie dynamique et indépendante - ou l'Iran - qui ignore menaces et injonctions provenant de l'Occident.

L'effondrement de l'ordre arabe bouleverse les rapports de forces. Les pouvoirs traditionnels se voient bousculés par d'autres, émergents, tel le Qatar. Al-Jazira s'est transformée en acteur politique à part entière, précisément parce qu'elle reflète plus fidèlement que d'autres la conscience populaire. Al-Jazira est devenue le nouveau Nasser. Le leader du monde arabe est désormais une station de télévision.

Les soulèvements populaires représentent une autre étape dans ce processus. Ils ont été facilités par un sentiment de confiance accru dans la capacité à tenir tête aux gouvernements, lui-même issu en partie des déboires américains en Irak et en Afghanistan ainsi que de la résistance du Hamas et du Hezbollah face à Israël.

Pour les Etats-Unis et l'Europe, ces révoltes mettent à nu la méprise d'une approche qui aura privilégié ceux des dirigeants arabes qui imitent faits et gestes occidentaux. Ces dirigeants auront été discrédités sans que l'Occident ne puisse en profiter. Plus l'Occident aura aidé Moubarak, plus il aura perdu l'Egypte. Les leaders régionaux sont prévenus : des relations fortes avec Washington ou l'Europe et un accord de paix avec Israël seront d'un piètre secours lorsque aura sonné l'heure de vérité.

Une injection massive d'aide économique visant à stabiliser des régimes chancelants a peu de chance de réussir. Les griefs ne sont pas essentiellement d'ordre matériel et l'un des principaux reproches vise justement la dépendance excessive envers l'étranger. Les appels à la réforme n'auront guère plus de succès. Un messager qui a soutenu le statu quo pendant des décennies ne peut être qu'un piètre apôtre du changement ; qui plus est, l'opinion arabe ne milite pas pour des changements dans la forme mais plutôt pour des transformations sur le fond. Mettre la pression sur les régimes arabes peut produire le contraire de l'effet escompté, permettant aux dirigeants d'accuser les manifestants de faire le jeu de l'étranger et de profiter d'un réflexe nationaliste.

En Europe comme aux Etats-Unis, il est coutumier de croire qu'une relance du processus de paix israélo-palestinien pourrait satisfaire l'opinion publique. C'est là à la fois se leurrer et se voiler la face. L'opinion n'a plus foi dans les efforts de paix courants qu'ils estiment plutôt être l'expression d'un agenda étranger. De plus, rien ne dit qu'un accord de paix accepté par l'Occident et les dirigeants arabes le serait également par les Arabes eux-mêmes. Vu les soupçons qui pèsent sur Washington et le discrédit dont souffrent les dirigeants arabes, un tel accord a plus de chances d'être perçu comme inique.

De cette transition inachevée entre monde arabe ancien et neuf, on sait peu de chose. Ce dont on peut être certain, c'est qu'elle donnera voix à un fort désir d'indépendance et de dignité nationale. Les gouvernements se verront contraints de se réinventer ; leurs populations exigeront qu'ils ressemblent davantage à la Turquie d'aujourd'hui qu'à l'Egypte d'hier. Pendant des décennies, le monde arabe aura été systématiquement vidé de tout sentiment de souveraineté, de liberté ou d'honneur. Il aura été vidé de tout sentiment politique. Cette époque est révolue. Aujourd'hui sonne la revanche du politique.

© Hussein Agha et Robert Malley

 

Hussein Agha

Politologue à l'université d'Oxford

Né à Beyrouth (Liban), il est membre du St Antony's College d'Oxford. Impliqué dans le processus de paix israélo-palestinien, il est, avec Ahmad Khalidi, auteur de notamment "A Palestinian National Security Framework" (Un cadre pour la sécurité nationale palestinienne), Chatham House, 2006.

Robert Malley

Directeur du programme Moyen-Orient

de l'International Crisis Group (ICG)

Né en 1963, il a été conseiller du président américain

Bill Clinton pour les affaires israélo-arabes, de 1998 à 2001. Il dirige une équipe de chercheurs dans la région pour l'ICG, ONG spécialisée dans la prévention et la résolution des conflits. 

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