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Le Chagrin et la pitié, la France des années noires

 

Le Chagrin et la pitié, la France des années noires

 
Par Eric Neuhoff

 


Le film de Marcel Ophüls paraît en DVD.  Sortie en 1970, cette chronique de l'Occupation conserve toute sa force.

Si vous croyez que j'ai le temps d'aller voir un film qui dure quatre heures et demie !» Voilà ce que répondait un des protagonistes du Chagrin et la pitié au moment de sa sortie en salle, en 1970. Il faut dire que ce paysan auvergnat en avait connu d'autres. Il vivait pas loin de celui qui l'avait dénoncé aux autorités durant la guerre. C'est une des figures qui émergent de ce long documentaire, chronique d'une ville française sous l'Occupation, plongée en noir et blanc au cœur de Clermont-Ferrand.

On y découvrait une vérité rarement abordée à l'époque: nos compatriotes n'avaient pas tous été de valeureux résistants. La légende en prenait un coup. Résultat: le film, prévu au départ pour être diffusé à la télévision, dut être programmé au cinéma. Le succès fut à la mesure de l'entreprise: 600.000 spectateurs, un record pour le genre. Il est vrai que les apparitions des divers intervenants avaient de quoi passionner le public. Ne pas oublier que le livre de l'historien Robert Paxton, La France de Vichy, n'était pas encore paru.

Sur l'écran défilent une pléiade de témoins. Mendès France, intelligence et cheveux teints, raconte avec un certain humour le procès qu'on lui fit alors pour désertion. Détail croquignolet: son évasion fut retardée par la timidité d'un séducteur maladroit. Voici ce commerçant qui publie dans la presse locale un entrefilet pour certifier qu'il n'est pas juif, contrairement à une rumeur persistante.

Dans les bonus, Marcel Ophüls se demande si ce Marius Klein n'aurait pas inspiré Joseph Losey pour son célèbre Monsieur Klein. Une coiffeuse confesse son maréchalisme. Sous des lambris, Christian de La Mazière détaille son engagement de jeune homme dans la division Charlemagne. On s'aperçoit ensuite que la séquence a été tournée au château de Sigmaringen. L'effet est stupéfiant. Derrière ses lunettes fumées, La Mazière dit «les chleuhs». Dans d'autres ­bouches on relève les mots «boches», ­«doriphores», «frisés». Autre temps.

Des images d'actualité montrent des femmes tondues sur la place publique. En fond sonore, il y a la chanson de Brassens sur le sujet. Un agent anglais homosexuel ne cache pas sa liaison avec un soldat allemand. Un ancien de la Wehr­macht marie sa fille et arbore fièrement ses décorations au revers. Tous ces gens parlent avec une franchise inouïe. Le champion cycliste Raphaël Géminiani a ouvert un bar. Derrière son comptoir, parmi les bouteilles de whisky, il se souvient des années noires. Les femmes se peignaient la couture des bas sur le mollet. Il y a ceux que les Allemands gênaient à peine et ceux qui les voyaient partout. Drôles de sons de cloche.

Des lacunes mais pas d'erreurs

La chronologie zigzague. Les mêmes événements sont éclairés par une lumière différente. En gros, la période semble avoir été grise. Les langues se délient. Voici Jacques Duclos, Emmanuel d'Astier de La Vigerie. Des anonymes évoquent leur vie quotidienne. La nourri­ture était apparemment l'obsession principale. Dans son bureau londonien, Anthony Eden refuse de juger. Un pays qui n'a pas été occupé ne sait pas ce que pouvaient ressentir ses habitants. Avec ses 134.000 âmes, Clermont-Ferrand offre un échantillon de personnalités. Campagne française.

Ophüls accepte les reproches: des lacunes, oui, des erreurs, non. L'ensemble constitue une date. On n'a pas fait mieux. Ce qui frappe, en particulier, c'est la façon dont s'exprimaient les interrogés. Quel que soit le milieu, une langue impeccable, des phrases complètes, des adjectifs choisis. Le titre? Il est d'un pharmacien à qui sa petite-fille demandait ce qu'il avait ressenti de 1939 à 1944. Chapeau. Le Chagrin et la pitié resta longtemps mythique. Durant la campagne électorale de 1981, Jack Lang promit de le passer sur une chaîne publique. Promesse tenue : 20 millions de téléspectateurs se rivèrent à leur poste. On ne sait pas ce qu'en avait pensé Mitterrand. Qu'aurait-il dit, hein, si le réalisateur lui avait tendu le micro pour le film? ­Vichy? Quoi, Vichy?

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