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Les écrivains italiens de Tunisie (1896 – 1956)

Les écrivains italiens de Tunisie (1896 – 1956): En quête de leur patrie littéraire

 

Par Alessio Loreti

 

Cultures, identités et expérimentations littéraires dans les écrits des Italiens de Tunisie: tel est le thème d’une excellente thèse de doctorat soutenue avec succès par Alessio Loretti, en décembre dernier, à l’Université UPEC Paris Créteil. 
Attaché à sa famille maternelle qui est tunisienne de naissance, son attention de chercheur a toujours été attirée par un domaine encore assez négligé par les comparatistes : les écrits des Italiens de Tunisie . Il y consacre sa thèse dans un premier bilan de recherche qu’il compte poursuivre et approfondir. C’est ce qu’il explique à Leaders.

Après mon baccalauréat en lettres classiques à Rome, je n’ai pas opté tout de suite pour des études littéraires. J’ai obtenu dans un premier temps un diplôme en économie et gestion à l’Università Commerciale Bocconi de Milan (2001), puis un master en études du Proche et Moyen-Orient à la School of Oriental and African Studies de Londres (2002). 

Mais j’étais depuis très longtemps intéressé aux vicissitudes des Italiens de Tunisie durant la période coloniale; cela me passionnait tout particulièrement puisque ma famille maternelle est tunisienne de naissance. Tout en exerçant mes fonctions d’enseignant au sein de l’Éducation nationale, j’ai décidé de poursuivre des études en littérature francophone (2003), afin de concentrer mes recherches sur les écrits épars d’un certain nombre d’auteurs méconnus et à la marge des littératures tunisienne, italienne et francophone.

Il a été question d’abord de rassembler ces écrits dispersés entre plusieurs bibliothèques italiennes, tunisoises et parisiennes, avant de trouver un dénominateur commun qui ne saurait pas se limiter à la seule «filiation» italienne. En revanche, j’ai exclu du corpus tout texte dont l’auteur n’intervient pas dans le débat franco-italien en Tunisie coloniale ou qui ne reflète pas l’imaginaire de la communauté italienne. L’arc temporel va de 1896, lorsque le premier ouvrage d’un Italien de Tunis fut publié, jusqu’à l’indépendance du pays en 1956. 

Après le repérage de ces écrits, leur classement a représenté une difficulté majeure. Face au cloisonnement des disciplines et à la tentation de vouloir tout cataloguer de façon artificielle, les écrivains italiens de Tunisie nous prouvent qu’une multiple appartenance identitaire est viable sans qu’il y ait obligatoirement d’exclusion mutuelle. D’ailleurs, les Italiens de Tunisie ne représentent pas un cas unique de métissage culturel et linguistique dans le monde (voir par exemple les communautés européennes d’Afrique du Sud, les Canadiens francophones ou encore les Italiens d’Egypte). Une écriture sui generis, tunisienne mais d’expression allogène, émerge d’un dialogue entre des mondes parfois en concurrence. Le rôle documentaire sociologique et ethnologique de cette littérature minoritaire et marginale est loin d’être insignifiante, car elle nous décrit la « rupture » entre les communautés italienne et française en Tunisie coloniale. Cette écriture reflète ainsi l’interaction entre des cultures étrangères et l’expression d’identités partagées ou en relations conflictuelles. Ainsi, comment le mythe de Carthage est revisité par les puissances coloniales presque vingt siècles après la rédaction de l’Énéide ? Le débat culturel qui s’engage est des plus passionnants. 

Le rôle de l’Histoire dans la vocation littéraire de ces auteurs est déterminant: l’aspect historique ne représente donc pas simplement l’arrière-plan de leur écriture. L’interprétation d’un passé que la France, l’Italie et la Tunisie partagent, est divergente : l’histoire antique est réinterprétée dans le discours colonial, alors que la communauté italienne de Tunisie intervient régulièrement dans ce débat.

Une seule patrie littéraire possible: la Tunisie

Selon Armand Guibert (1906-1990), dans les années trente, Tunis constituait un observatoire ouvert vers l’Autre et vers l’étranger, offrant un terreau propice aux expériences interculturelles. Il nous fait remarquer que «la colline de Carthage est un assez bon proscénium d’où la voix peut aisément franchir les mers avec les préjugés, un de ces hauts lieux d’où un poème peut avoir sur quelques âmes choisies plus d’efficacité qu’une conférence de la paix».

Les îles évoquant par définition la particularité, l’indépendance, la marginalité, aux yeux de Guibert, la Tunisie représente donc une grande «île» méridionale, la plus éloignée des îles méditerranéennes, derrière la Corse, la Sardaigne, Ischia et Capri, la Sicile, Malte, Pantelleria et Lampedusa.

En Tunisie, l’étranger participe à une confrontation de voix disparates, provenant de l’Orient et de l’Occident :
lieu d’échanges au confluent des courants de l’histoire, sordide et aérée selon les quartiers, ici tortueuse, là rectiligne, sentant le safran, le curcuma, la coriandre, la citronnade, l’anisette, l’huile chaude, la saumure et le jasmin, elle brassait tout un magma humain, issu de mille venelles, qui trottinait sans hâte entre les mosquées de rites divers, parmi les souks couverts de claies et de cotonnades, sous les ficus bien taillés d’une large avenue. Si le port, éloigné de la mer, ignorait le rythme et le frisson de la houle, on y voyait des mahonnes du sud décharger des gargoulettes géantes, et des voiliers siciliens à la cale accueillante.

Ainsi, l’écrivain issu d’un univers humain aussi diversifié trouve sa raison d’être dans le rôle d’arbitre qu’il s’attribue, entre des forces en conflit qui l’interpellent. Il s’agit ensuite de partager ces expériences en les traduisant en écrits, parfois dans l’urgence ou sans aucune virtuosité littéraire, ce qui toutefois n’empêche pas l’écrivain d’être efficace et fidèle aux réalités qu’il observe.

À la fin de mon étude, j’arrive à la conclusion que la seule patrie littéraire possible de ces écrivains est la Tunisie. Après la recherche de soi-même qui suit son cours depuis son indépendance, serait-elle prête à accueillir ses écrivains exilés qui expriment bien son cosmopolitisme culturel, même si allogène et lié pour la plupart à une situation coloniale destinée à être éradiquée car injuste, dont la Tunisie fut le théâtre, malgré elle?

A.L.

(*)Les écrits des Italiens de Tunisie (1896-1956) : cultures, identités et expérimentations littéraires, thèse soutenue publiquement à l’Université Paris-Est.

(**) Armand Guibert, ibid., p. 54.

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