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Les juifs de France ont-ils raison d'avoir peur?

Les juifs de France ont-ils raison d'avoir peur?

 

 

 

Tensions, sentiment de malaise et d'insécurité... Les récents débordements lors des manifestations contre Israël, à Paris ou en banlieue, ont encore accru l'inquiétude au sein d'une communauté où les velléités de départ se multiplient. Pourtant, beaucoup continuent de croire en la République et demandent à l'Etat d'être ferme contre l'antisémitisme. 

Pour beaucoup de juifs, l'antisémitisme prend désormais le visage de l'islamisme radical et reflète un échec de la République. Ici, lors du rassemblement devant l'ambassade d'Israël, à Paris, le 31 juillet.

 

Sarcelles (Val-d'Oise) et sa "petite Jérusalem" sont encore sous le choc. Dix jours après les incidents qui ont perturbé la manifestation (interdite) de soutien aux Palestiniens et embrasé les rues de cette ville de banlieue à l'importante communauté juive, l'incompréhension demeure. Ici, dans ce décor de cités multicolores, c'était différent, la synagogue et la mosquée cohabitaient bien. On se croyait épargné par les tensions, libre d'aller et venir, de parler entre voisins juifs et musulmans. En quelques heures, le bel édifice s'est effondré. Et l'inquiétude a poussé comme une mauvaise herbe sur les décombres de l'harmonie perdue. 

Corinne, 48 ans, habite Sarcelles depuis ses 9 ans. Jusqu'à il y a peu, elle n'imaginait pas sa vie ailleurs. Désormais, elle n'écarte plus l'idée d'un départ. "La semaine dernière, raconte-t-elle, un homme est monté dans le bus en hurlant : "Sortez les juifs !"" "Une scène inimaginable il y a quelques mois encore !" affirment Régine et Meyer, un couple rencontré dans la rue. "Les jeunes fréquentent les mêmes écoles, et souvent une altercation se terminait par la phrase : "Fais gaffe, c'est mon pote de collège !"" Aujourd'hui, on évite d'arborer la kippa. On la couvre d'une casquette. 

Des anecdotes de ce genre, chacun en a une à raconter. "On n'ose plus mettre de signes distinctifs d'aucune sorte, déplore cette femme de 74 ans interrogée lors de la manifestation de soutien à Israël, le 31 juillet à Paris. On ne dit rien. On n'ose plus rien dire. Je ne dis pas que je suis juive." A quelques mètres de là, Serge Klarsfeld, fondateur avec son épouse, Beate, de l'association Fils et filles de déportés juifs de France, militant pour la mémoire de la Shoah, ne cache pas son embarras. "La situation s'est incontestablement dégradée, affirme-t-il. On entend à nouveau crier "mort aux juifs", et des enfants juifs ont été tués à Toulouse par Mohamed Merah en 2012. Comment ne pas s'inquiéter, même si cela reste un mouvement minoritaire et ciblé?" 

Peur. Insécurité. Sentiment de malaise. Les mots ne sont en tout cas plus tabous. L'interminable conflit israélo-palestinien, rythmé par les interventions militaires de Tsahal dans la bande de Gaza, est venu attiser les braises d'une discorde qui, pour certains, ne date pas d'hier. "Le phénomène remonte au début des années 2000, estime le président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisé mitisme (Licra), Alain Jakubowicz. Il concerne la vie quotidienne de centaines, voire de milliers, de personnes, et pourrait avoir pour conséquence de vider certaines zones de la présence juive. A Vaulx-en-Velin (Rhône), près de Lyon, le nombre de familles juives a chuté de 250 à moins de 20. C'est dans cette ville qu'en 2010 la mairie avait fait hisser à son fronton un drapeau palestinien !" 

5 000 départs de France prévus

Pour beaucoup de juifs, l'antisémitisme agressif a un nouveau visage, celui d'islamistes radicaux et d'enfants perdus de la République en révolte contre ses valeurs. Les vieux relents des années 1930, précurseurs du nazisme et de la France du maréchal Pétain, se sont dissipés, même si la présence d'une extrême droite radicale, incarnée par les zélateurs d'Alain Soral et de Dieudonné, lors des deux manifestations interdites à Paris, n'a échappé à personne. "Pour moi, assure cependant Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France, le plus grand danger du XXIe siècle, c'est la montée du djihadisme, cette idéologie qui se propage de manière sournoise. Et qui n'est pas assez combattue par l'islam modéré." 

A l'appui de cet argument, d'autres témoins viennent ajouter le facteur démographique. On compte environ 600000 Français de confession juive et au moins dix fois plus de musulmans. Cet écart, dont on craint l'accroissement, suscite très vite l'angoisse lors des moments de tension, tout comme la hausse régulière des infractions enregistrées par le Service de protection de la communauté juive (SPCJ) au cours des quinze dernières années. D'après lui, en 2013, 40% des agressions racistes ont visé des juifs alors qu'ils ne représentent que 1% de la population. 

En 2013 toujours, une étude d'opinion effectuée par l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne avait déjà donné l'alarme. Selon ses conclusions, 85% des juifs français jugeaient que l'antisémitisme était un problème dans leur pays, et 88% d'entre eux dénonçaient une hausse de ses manifestations au cours des cinq dernières années, marquées par le drame de Toulouse mais aussi par le procès de l'assassinat d'Ilan Halimi, tué en 2006 par "le gang des Barbares" parce qu'il était juif.  

Résultat : près de 1 personne interrogée sur 2 (46%) se disait prête à émigrer. Là encore, les chiffres semblent attester une tendance à la hausse. Plus qu'auparavant, l'alya, la montée vers Israël, devient une solution privilégiée. D'après les statistiques fournies par le ministère de l'Immigration israélien, plus de 5000 départs de France sont prévus cette année. L'Agence juive, dirigée par l'ancien dissident soviétique Nathan Charansky, s'active pour les accueillir. Plusieurs sources à l'intérieur de la communauté française affirment qu'il faut ajouter à cette émigration officielle un chiffre "noir" de gens qui partent sans emprunter les canaux habituels. "Nous partons d'abord pour préserver la génération suivante. Ce n'est pas une peur de l'immédiat, c'est pour l'avenir de nos enfants", explique un rabbin parisien. 

La peur, mauvaise conseillère

En dépit des opérations militaires en cours, du danger des roquettes tirées par le Hamas, Israël apparaît de plus en plus comme une terre d'asile, où l'on se sentira moins en péril qu'à Paris ou Sarcelles. Pourtant, Sylvain, la soixantaine bien pesée, l'un des administrateurs de la synagogue du XIIe arrondissement, se veut un citoyen exemplaire. "J'ai été décoré par la France, je me définis d'abord comme un républicain, raconte cet ancien ouvrier de Renault ayant tracé son chemin au mérite, mais il y a encore trois familles qui partent dans mon quartier. Bien sûr, c'est périlleux là-bas, mais nous y sommes entre nous, tous solidaires." 

Partir? Rester? La douloureuse alternative fait débat au sein même de la communauté. Car, pour beaucoup, la peur demeure mauvaise conseillère. "Elle est en tout cas une très mauvaise raison de partir, souligne Alain Jakubowicz. Personne ne prétend que nous sommes dans une situation où les gens s'en vont toutes affaires cessantes. Il faut rappeler, calmement, que nous ne sommes pas dans une France antisémite, comme l'était celle de Vichy." L'attachement à la République est presque aussi vieux que la République elle-même, qui a émancipé les juifs. Dans les synagogues, on entonne régulièrement la prière pour la République, comme l'a fait le grand rabbin de France, Haïm Korsia, lors de la manifestation du 31 juillet. On y a aussi entendu à plusieurs reprises La Marseillaise, l'hymne national. 

"Il faut rétablir l'autorité"

Les institutions juives ont rappelé que l'émigration vers Israël devait se faire pour des motifs qui n'ont rien à voir avec la peur mais qui sont le fruit d'un engagement profond. Certains partants seraient-ils des "poltrons"? Une avocate israélienne dénonce ce sousentendu dans un courriel adressé à un site communautaire. "Vous n'avez pas le droit de critiquer les juifs qui font leur alya, écrit-elle, en les soupçonnant de motifs inavouables." Mais elle conclut : "Nous savons qu'une partie des juifs de France va rester dans ce pays." En clair, l'exode est encore un fantasme. 

Dans ce concert parfois discordant, un point rassemble : l'Etat doit agir. Jouer son rôle protecteur. A commencer par les élus. "J'ai été très choqué de voir des députés dans la manifestation propalestinienne du 23 juillet, assène Sylvain. En défilant aux côtés d'islamistes, ils perdent leur légitimité." Pourtant les pouvoirs publics n'ont pas ménagé leurs efforts. De Matignon à l'Elysée, en passant par la place Beauvau, adresse du ministère de l'Intérieur, tous les débordements ont été dénoncés avec vigueur, et des manifestations, interdites. Les messages de soutien à Israël ont aussi fait de François Hollande le président de la VeRépublique le plus favorable à l'Etat hébreu. 

"L'échec républicain du vivre-ensemble"

"Jamais je n'ai entendu de la part du gouvernement autant de déclarations destinées à rassurer les juifs de France, avance la sénatrice écologiste Esther Benbassa. En revanche, ce qui est extrêmement inquiétant, c'est la manière dont le conflit israélo-palestinien, qui est un conflit politique au Proche-Orient, est devenu, sur le sol français, un affrontement entre deux communautés." 

"Les tensions actuelles reflètent l'échec républicain du vivre-ensemble, reprend Delphine Horvilleur, femme rabbin qui officie au Mouvement juif libéral de France. Chacun croit appartenir à une communauté monolithique. Et plus on se sent menacé, plus on se définit de cette manière, alors même que c'est une illusion. Il y a urgence à retrouver des empathies multiples." Elle suggère l'intervention de personnalités hors du champ politique, tels les comédiens Jamel Debbouze ou Cyprien, star de YouTube, "leaders d'opinion d'une certaine jeunesse", plus audibles que les élus. Le président du Consistoire, Joël Mergui, propose quant à lui la création d'un ministère contre le racisme et l'antisémitisme. "Il existe des cellules interministérielles, mais, regrette-t-il, elles n'ont jusqu'alors jamais fonctionné." 

Pour conjurer l'inquiétude, chacun doit être mis à contribution. Mais c'est à l'Etat de montrer l'exemple, estime Serge Klarsfeld. "C'est à lui d'expliquer, d'intégrer à la société française ceux qui descendent dans la rue. Il faut rétablir l'autorité." A l'Elysée, le diagnostic est bien celui d'une "fracturation de la société française" traduite dans l'expression de plus en plus prégnante des différents sentiments communautaires. Pour rétablir la confiance, le président de la République réfléchit à un geste fort qui devrait marquer, à la rentrée, son soutien à la communauté juive de France. Une manière de lui dire qu'elle a tort d'avoir peur ?  

Par , Agnès Laurent,  et Arthur Stalla-Bourdillon

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