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Mon voyage en Tunisie, par Emile Tubiana

Mon voyage en Tunisie, par Emile Tubiana

 

 

Après avoir vécu en France, en Israël et en Allemagne, et après avoir voyagé dans des pays lointains avec d’autres langues et civilisations, il y a plus de trente- trois ans j’avais découvert le pays qui me semblait le plus proche du mode de vie que j’avais connu lorsque je vivais en Tunisie. Je ne veux pas dire que les États-Unis et la Tunisie sont semblables, mais le mode de vie, lorsque les Français occupaient encore ce pays africain, était semblable. En ce temps-là, la population était composée d’une multitude d’ethnies. C’était ce mélange de races et de religions qui avait attiré mon attention le premier jour où j’avais mis les pieds sur le sol américain. C’était ce jour-là que j’avais téléphoné à ma femme qui était en Allemagne et lui avais annoncé ma découverte :

« J’ai trouvé mon pays et l’air que je respirais quand j’avais quatorze ans. » Ma femme était enthousiasmée par mes nouvelles, car elle savait que je ne me plaisais pas dans tous les pays où j’avais vécu. En tant que fils du peuple juif il n’est pas facile de trouver son petit coin. Je m’étais dit : « Je suis le seul à décider de ma destinée et du mode de vie que je veux choisir ».

Après quarante-six années d’absence de mon pays natal, j’entrepris mon premier voyage de New York vers le continent africain qui devait me rallier à ma ville natale. À mon retour de voyage, j’étais tellement heureux, que la nécessité de communiquer mes impressions s’est fait sentir. Ayant vécu des années en Israël et en Allemagne, ce besoin s’intensifia jusqu’au moment où enfin je pris la plume. J’avais laissé mon cœur conduire librement ma main et exprimer ce que j’avais ressenti objectivement durant ce court voyage en Tunisie. Mon intellect avait du mal à saisir et à communiquer les vibrations délicieuses qui me parvenaient je ne sais d’où et qui traversaient tout mon être. Ces sentiments me saisissaient fort agréablement.

Le fait de revoir mon pays après tant d’années me troublait, car la sensation de voir les images du passé qui se superposaient constamment aux images du présent créaient une certaine confusion. Avec cet afflux d’images il me semblait saisir les distances qui me séparaient du passé et du présent. Je tenais à garder la spontanéité de mon récit mais comme je n’avais jamais poursuivi d'études littéraires françaises depuis l’âge de quatorze ans, je ne pouvais pas tenir compte des coutumes et des règles de la langue française. Il m’était devenu clair que ni la logique, ni la science et ni la politique ne convenaient à l’état d’âme du moment, encore moins sachant que les mots « sentiment » ou « vibration » étaient étrangers à toutes ces notions.

Cette visite m’avait apporté de nouvelles expériences. Je me trouvais soudain propulsé dans un autre monde où les souvenirs et les scènes que je croyais perdus me revenaient à l’esprit. Je me sentais ainsi enrichi et revigoré d’une nouvelle ardeur. Les nouvelles et les anciennes expériences s’entremêlaient de sorte que je sentis le besoin de faire le tri et de me concentrer surtout sur tout ce qui est beau et bon. Je tenais particulièrement à communiquer tout ce qui me remplissait de joie et m’enveloppait d’amour. Par exemple, les épisodes de la vie de mes grands-parents, de celle de mes parents et de la population avec laquelle j’avais grandi. En bref tous ces épisodes qui avaient contribué à forger mes propres expériences.

Le mode de vie que j’ai connu renforçait les valeurs que m’avaient transmises mes aînés. Le paysage, la langue, les coutumes, les airs de musique et la cuisine m’ont permis aussi de saisir la profondeur de ces valeurs. Dans le monde actuel ces souvenirs qui me parviennent de loin alimentent encore mon âme assoiffée de tout ce qui est innocent et pur. Ces douces mémoires m’aident souvent à braver les durs moments qui viennent me surprendre comme des tempêtes en pleine campagne, ces souvenirs m’abritent encore comme le préau de notre jardin d’enfants lors d’une pluie torrentielle.

J’ai interrompu maintes fois le récit du voyage pour exprimer mon opinion sur certains sujets, qui me venaient à l’esprit. Afin de saisir les sentiments du moment et garder le coloris local et original à mon récit, j’ai employé des mots tunisiens lorsque les dialogues se tenaient dans la langue du pays ou lorsque les circonstances me permettaient d’insérer un proverbe ou une expression. Ainsi j’ai essayé de rester fidèle aux conversations et aux paroles tunisiennes. J’ai essayé d’expliquer l’usage des proverbes ou des expressions en les insérant dans le bon contexte.

La poésie sur ma ville natale m’est venue tout naturellement et je l’ai composée avec le simple langage. Je ne peux pas prétendre connaître la langue arabe littéraire, mais plutôt l’arabe tunisien et bédouin, que j’ai hérité de ma ville, de mes parents, de mes grands-parents et de mes arrière-grands-parents, sans sûrement oublier le peuple avec lequel mes ancêtres et moi-même avons vécu depuis des siècles.

Tout en écrivant j’étais conscient de ma responsabilité d’auteur. J’ai essayé de mon mieux de relater les faits tels qu’ils se présentaient. Si quelqu’un se sentait offensé par une phrase ou un mot, telle n’a pas été mon intention. J’espère que ce modeste récit sera apprécié par l’ancienne et les nouvelles générations.

Le mode de vie paisible et simple des habitants de notre ville était le cachet de nos aînés. Lorsque je me suis mis à écrire, une multitude de pensées s’alignèrent dans ma tête, chacune voulait attirer mon attention et s’emparer de mon récit. Comme je ne pouvais pas les insérer toutes, j’ai décidé de les présenter séparément. Maintenant que j’ai mis de l’ordre entre mon intellect, mes pensées et mon esprit, je pouvais commencer à entreprendre mon récit calmement et sans offenser mon âme.

Les pensées sur ma ville natale m’accompagnaient toujours. J’avais gardé d’excellents souvenirs de mon enfance. Je conservais jalousement certains sentiments et courants agréables qui me parvenaient, d’une profondeur inconnue. La vie harmonieuse des habitants de ma ville avait contribué amplement à mon éducation et à mon mode de vie. Les collines rocheuses et les plaines vertes qui contournent notre ville sont toujours présentes dans ma mémoire. Ma femme et mes enfants savent beaucoup sur Béja et la Tunisie, par mes récits, par les chansons et les proverbes que je leur transmets à certaines occasions. Dans ma maison j’ai entretenu une chambre que j’ai aménagée à la façon de chez nous, avec des tapis et des klimes afin de jouir de l’héritage de mes ancêtres et de la culture qui m’a été transmise. Depuis des années la musique tunisienne et arabe fait partie de ma collection de disques et de cassettes auprès d’autres musiques. Plus tard je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à avoir une telle collection.

Il y a dix-sept ans que ma maman nous a quittés pour l’autre monde, treize années après mon père. Ils étaient les derniers de ma plus étroite famille, qui nous quittaient. C’est à eux, à leurs familles et aux habitants de Béja que je dois une grande partie de mes connaissances du mode de vie judéo-tunisien et de sa culture.

Maman n’avait jamais mis les pieds dans une école. Peu importe, car ce qu’elle m’avait enseigné dépassait de loin tout ce que j’avais appris dans les hautes écoles. Ma maman m’avait appris dès mon jeune âge les chants de Louisa Tounsia, de Habiba Msika, de Saliha, du El Ofrit, puis le vrai sens de « l’amour » et de « la charité ». Elle me disait toujours :

« Ma Yenfaa Càn El Qalb Ouel Faal ». (Il n’y a que le cœur et les actes qui comptent.) En effet ces deux principes faisaient partie de ma croyance et de mes pensées.

J’ai été aussi gratifié d’un père, qui a su me transmettre beaucoup de leçons à travers toutes les histoires qu’il nous racontait et les proverbes qu’il employait. Il me disait souvent :

« LaKram Ta’ati Eteber Ouela Ghla, L’Armaz Charba Ma Mel Guerba Tkidha ». (Les généreux offrent les pierres précieuses quelle que soit leur valeur et les mesquins n’offrent même pas une goutte d’eau de leurs outres). Ce n’est qu’aujourd’hui que je découvre le sens de ces sagesses voilées. Aussi il me disait :

« Eli Ya’mel el Kher Ma Y Chaour ». (Celui qui veut faire du bien ne demande pas conseil.) Je commence à peine à discerner et à saisir le vrai sens de ces paroles.

Après tant d’années loin de ma ville, j’aurais sans doute perdu la langue judéo-tunisienne et nos traditions si ce n’était pour mes parents qui les ont conservées. En plus, je n’étais pas le seul à avoir gardé ces mœurs et ces traditions. Je suis toujours content de rencontrer des gens de mon pays. Le vendredi, le couscous avec viande et boulettes est resté le plat traditionnel et solennel de ma maison. J’ai maintenu ainsi la coutume de mes parents. Les plats tunisiens font toujours partie de notre cuisine. Pour n’en citer que quelques-uns : l’Hlalem, Lemhamssa le Nikitous, de la Kouara (pieds de veau), de la Harguemin, de la Gnaouya, Maghmouma, La Pkeila, Tajine el Fad et des dixaines d’autres plats. Sans omettre les dixaines de salades comme « Slata Mechouya, Slata Jida, Lemzaoura, Slata Khal » , etc. Il me prend parfois l’envie de manger une simple « A’ssida » (semoule cuite à l’eau). Combien de fois je me contentais de manger du pain et des olives ou alors du pain, de l’harissa et de l’huile d’olive. Voici ce que cela veut dire pour moi, un héritage, c’est de pouvoir être heureux avec peu. Une simple chanson ou une mélodie peut me rendre joyeux comme un enfant. Y a-t-il une joie plus belle que celle d’un enfant ?

« La joie ne doit jamais nous quitter, si nous voulons que la vie nous sourie », disait papa.

« Ezha Le Donya – Edonya Tezhalek » (Souris à la vie et la vie te sourira), nous disait maman. Et j’ajoute :

« Nous serions à l’aise, si nous ne nous souciions pas du lendemain. Laissez le destin faire son travail car tout est en nous ».

Il faut être gai et s’entourer de joie. Ne nous soucions pas du futur il sera toujours autrement que nous le pensons. Evidemment, il faut faire de son mieux dans toutes les circonstances, que ce soit dans le travail ou à la maison. Il n’est certes pas toujours possible de se tenir dans le même état d’âme, mais il faut essayer d’être son propre guide. Mon père me disait un jour :

« Lorsque les choses ne vont pas comme on l’aurait désiré, il faut s’offrir ou offrir à quelqu’un d’autre quelque chose qui fait plaisir ». Il ne faut jamais laisser la tristesse ou le souci nous dominer. Ce n’est pas seulement aux autres que l’on fait plaisir, mais c’est surtout à nous-mêmes, car en agissant ainsi nous ouvrons les sources de la joie et du bonheur pour nous et pour les autres.

 

LE VOL VERS L’ESPAGNE

En décembre j’avais planifié mon voyage pour le mois suivant de sorte qu’il coïnciderait avec mon anniversaire. Au mois de janvier je pris enfin le vol de New York à Madrid pour couper le voyage en deux trajets, en espérant me reposer un jour avant mon vol de Madrid vers Tunis. Je tenais à arriver en bonne forme la veille de mon anniversaire. L’avion qui me prenait à Madrid était presque vide. Malgré les places disponibles, je n’arrivais pas à m’endormir. Que pouvais-je faire d’autre dans un tuyau suspendu ? J’avais lu jusqu’ici la moitié d’un livre. L’envie me prit de me lever juste pour remuer mes jambes. J’aperçus un homme dans la soixantaine, avec qui l’hôtesse avait l’air de s’entretenir avec beaucoup d’attention. Tout d’abord je crus qu’il était malade, puis l’hôtesse se tourna vers moi en me disant qu’il avait peur de l’avion. Alors je me dirigeai vers lui. Il avait l’air enchanté que quelqu’un l’approchât. Il était agréable et sincère, puis il me dit :

« Moi, je n’aime pas l’avion » et il continua : « Ma femme veut que l’on passe les vacances à Palma de Majorque et je ne voulais pas la laisser partir seule. » J’essayais de le rassurer en lui disant :

« Mais Monsieur, vous n’avez pas raison de craindre l’avion ; il faudrait plutôt avoir peur des voitures car selon les statistiques il y a plus d’accidents de voiture que d’avion. » À quoi il répondit :

« Je ne roule pas en voiture, je reste à ma ferme avec mes petits-enfants. » Je répondis avec un sourire :

« Donc vous êtes grand-père ? » Il avait l’air d’être plus à l’aise et me répondit :

« C’est encore une raison de plus, pourquoi je n’aime pas l’avion, car je ne voudrais pas mourir dans un accident d’avion », à quoi je lui répondis :

« Nous ne pouvons rien faire, nous sommes à la merci du pilote et du bon fonctionnement de la mécanique et de l’électronique de cet avion, donc pourquoi s’inquiéter à l’avance ? » À cela il réagit spontanément :

« Si je meurs, je ne verrai plus mes petits-enfants jouer et en plus, je ne verrai plus le soleil. » Au moment même, je n’avais pas saisi l’envergure de cette déclaration et je continuais à le calmer. Une année plus tard j’avais réalisé ce qu’il voulait dire par :

« Je ne verrai plus le soleil. » En effet, aujourd’hui je lui donne raison, qu’il serait ridicule d’accepter volontairement de ne plus voir le soleil. C’est grâce à nos yeux que l’être en nous peut apercevoir tout ce que ce monde nous offre et si les yeux s’éteignaient, tout disparaîtrait. Même si nous devions développer par la suite un autre moyen de perception, ce ne serait plus le même. Cette expérience physique est unique et nous devons en profiter au maximum.

L’avion était un Boeing 767 tout nouveau. Durant le vol, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le pilote qui devait avoir une cinquantaine d’années et d’après lui, il comptait de nombreuses années de vol. Il admirait et flattait ce nouvel avion.

« C’est l’avion le plus facile à piloter », me disait-il. Il m’avait fait tant d’éloges sur cet appareil que je lui demandai à voir la cabine de pilotage. Bien que je ne comprenne rien aux avions et aux appareillages, je l’écoutais poliment. L’explication du pilote me paraissait logique mais je l’écoutais sans m’arrêter aux détails. Il me disait que cet avion était plus rapide que le jumbo jet. Cet avion, d’après les dires du pilote, possédait tout ce qu'il y avait de plus moderne en technologie et paraît-il qu’il était plus rentable. En effet nous avions mis à peine six heures de New York à Madrid. Il aurait pu me raconter tout ce qu’il voulait, pour moi c’était vraiment le meilleur avion, car il me transportait et m’approchait de ma ville natale.

Le lendemain vers neuf heures du matin le Boeing atterrit à l’aéroport de Madrid. Un ami m’attendait pour me conduire à l’hôtel. J’avais d’abord déposé mes valises et ensuite nous nous sommes assis dans le coin café de l’hôtel. Nous avons bavardé tout en dégustant notre café, ensuite il me conduisit vers l’ascenseur en me disant :

« Au revoir et à plus tard. » À peine entré dans ma chambre, fatigué du voyage, je me jetai sur le lit et en quelques minutes je m’étais endormi. Le lendemain je fus réveillé par le bruit soudain du téléphone.

« Avoir dormi jusqu’au matin, c’est un bon signe », me disais-je. Mais comme je tenais à être en bonne forme, j’avais passé la journée du jeudi à flâner dans ma chambre et sans même sortir de l’hôtel. Ainsi j’avais évité d’avoir le malaise du décalage horaire.

 

L’ARRIVÉE À TUNIS

Le vendredi je pris l’avion pour Tunis. Le vol s’annonçait bien. C’était pour la première que je voyais des hôtesses tunisiennes. Je les trouvais très aimables et charmantes et elles me mirent aussitôt à l’aise. Les voyageurs parlaient tunisien. Depuis bien longtemps je n’avais pas entendu parler cette langue en public et encore moins en avion. J’avais gardé la langue arabe grâce à ma maman et à la musique. La plupart de mes amis d’expression arabe que j’avais connus soit en Israël, soit en Europe ou aux États-Unis étaient d’Egypte, de l’Iraq, du Liban, de la Syrie, du Maroc et de l’Arabie Saoudite et rares étaient ceux de la Tunisie.

L’avion était un Airbus 320. C’était la première fois que je prenais cet avion. Celui-ci avait causé en son temps des controverses aux États-Unis. Il était beaucoup plus petit que l’avion avec lequel j’étais venu de New York. J’avais bien saisi pourquoi cet airbus ne pouvait pas alors faire la traversée de l’Atlantique.

Les passagers étaient très bruyants. J’entendais pour la première fois résonner des noms que depuis bien longtemps je n’avais plus entendus, comme : Salah, Moustafa, Ottman, Taoufik, Nour Edine, Chedli, etc. Je me sentais dans un monde différent mais qui ne m’était pas inconnu, au contraire il me rapprochait de mon enfance. Je n’osais pas aborder les passagers ou les hôtesses, je me conduisais comme à mon premier jour au jardin d’enfants, là aussi, je n’osais pas approcher les autres enfants ou la maîtresse.

En attendant, les hôtesses de Tunisair me voyant silencieux et tout seul dans la rangée croyaient que je craignais le vol. Pour me réconforter, une des hôtesses me demanda si je désirais boire. J'étais plongé dans mes pensées à faire la comparaison et l’analyse technique des avions, et des arguments du pilote américain. Je ne m’étais pas rendu compte que l’avion était en l’air depuis déjà un moment, car je n’avais pas entendu le bruit des moteurs. L’avion me paraissait suspendu dans le néant tellement il avançait lentement. Dehors il faisait sombre. J’essayais de voir à travers les hublots, mais je ne voyais rien. Après que nous eûmes dîné, je parlai tunisien ; pas de réaction de la part des hôtesses. Je conclus qu’elles me comprenaient. Jusqu’ici j’avais parlé le tunisien rien qu’avec mes parents. Je ne savais pas si la langue tunisienne avait changé depuis que j’avais quitté la Tunisie. Certains amis tunisiens me disaient que la jeunesse était complètement différente de celle que j’avais connue. Ma première rencontre avec les hôtesses me donnait l’impression que la langue était restée inchangée. Les hôtesses comprenaient bien ce que je leur disais. J’étais toujours plongé en moi-même, je n’avais pas réalisé combien le trajet était court et rapide. J’entendais pour la première fois le pilote annoncer les villes que nous allions survoler. Il me semblait entendre aussi le nom de Béja. Ce nom je ne l’avais jamais entendu en avion. Je me réjouissais de cette annonce. Le bruit des moteurs à réaction que je n’avais pas entendu jusqu’à présent me semblait soudain être fort. Il laissait un sifflement qui m’assourdissait. L’hôtesse se pencha vers moi en me disant :

« Nous survolons l’Algérie. » Je n’avais pas d'autre choix que de la croire. Une chose est certaine, il me semblait que notre avion était accroché dans les cieux et qu’il avançait lentement. Je lançai à nouveau un regard à travers le hublot je ne voyais rien, tellement l’obscurité était dense. Je m’efforçai encore une fois de voir par les hublots, cette fois-ci j’eus l’impression que nous venions de sortir d’une couche de nuages. Plus tard j’entrevis au loin quelques lumières. « Ça doit être un village ! » me disais-je. Je ne savais pas exactement où nous étions. Je me contentais de bavarder silencieusement avec ces lumières : « Chacune d’elles est une famille, un monde et moi, comme un seigneur, je disais à l’une, puis à l’autre, nous sommes des êtres humains qui partageons ensemble l’air de cette terre. Je ne voyais aucune frontière, il n’y avait rien que la distance et la vitesse qui nous séparaient. Je me laissais ainsi bercer par mon dialogue imaginaire avec des êtres que je n’avais jamais vus, mais qui me signalaient leur présence par cette lampe lumineuse.

Les souvenirs d’enfance se mêlaient dans ma tête : je revoyais le voyage en train de Béja à Duvivier. C’était en 1943 pendant la guerre, lorsque nous avions été évacués vers l’Algérie pour quelques jours. Les Allemands étaient aux portes de notre ville. Béja était en flammes et en fumée à cause des explosions des obus d’artillerie et des bombes de l’aviation allemande. Pour repousser ces tristes et malheureuses pensées et comme j’avais soif, je levais le doigt comme à l’école, cette fois-ci pour demander une boisson. Je ne voulais pas laisser ces souvenirs affreux de la guerre s’emparer de ce doux moment. Après m’être désaltéré, et pour effacer de ma mémoire ces scènes de théâtre d'opérations, j’imaginais les beaux champs verts et les collines ondulées qui entouraient notre paisible cité. Nous traversions la frontière et nous nous trouvions au-dessus des montagnes. Pendant la guerre ces montagnes nous abritaient des bombes et des obus allemands. En ce temps-là nous vivions dans une grotte, pas loin de Gardimaou, après avoir été refoulés d’Algérie pour cause de typhus, une maladie contagieuse. Les pics de ces montagnes me paraissaient si hauts et si aigus. Les avions allemands n’osaient pas arriver jusque-là. Je n’avais jamais rêvé de les survoler un jour. Je regrettais qu’il fasse nuit. Soudain du fond de cette obscurité quelques lumières me paraissaient surgir à nouveau, pour ensuite disparaître comme un éclair, puis, je fus interrompu par une voix qui parvenait des haut-parleurs :

« Attachez vos ceintures, nous venons de passer la frontière algéro-tunisienne et nous commencerons bientôt notre descente vers Tunis-Carthage. » Les lumières que je voyais auparavant avaient disparu dans le néant. Je ne pouvais pas saisir le mouvement de l’avion. Nous volions dans ce grand océan d’air vide et froid. Moi, plongé dans mon silence, je ne voyais rien bouger, notre avion était bercé comme s’il essayait de se frayer un chemin, puis le son d’une ancienne musique chatouilla mes oreilles. Ces airs de musique me paraissaient familiers. Je les connaissais de par les va-et-vient au magasin de mon père qui était dans la rue Kheredine, qui coupait le souk. Des fois, en sortant de l’école enfantine, je flânais dans les ruelles du quartier arabe qui menaient chez papa, en passant par la place Abd-el-Kader, avec ses cafés en plein air. Les airs de musique jouaient alors à longueur de journée. Les magasins collés l’un à l’autre se distinguaient par la couleur de leurs portes et par la diversité de leurs produits et de leurs étalages. Cette même musique emplissait mes oreilles tout le long du chemin et me plongeait dans des rêveries douces qui me faisaient oublier le temps. Quand je fus plus âgé, cette musique m’emportait dans un nouveau monde et je m’oubliais de sorte que j’arrivais tard à l’école. Ces airs de musique me parvenaient à travers de gros haut-parleurs accrochés parfois à un poteau et parfois aux grilles des fenêtres d’un des magasins ou d’un café. La musique venait d’un tourne-disque ou de la radio et jouait tellement fort qu’on avait l’impression qu’elle envahissait l’air. Un sentiment doux saisissait mon cœur. Il me semblait que le temps s’était arrêté là. En effet c’était une vieille musique. Les morceaux étaient choisis par une femme de ma génération, me disait l’hôtesse. C’est bien cette ancienne musique qui me ramenait à mon enfance. L’ambiance qui se dégageait de ses sons me donnait des frémissements agréables. Cette atmosphère était à la base de la culture locale. Elle réveille en moi les sens les plus sublimes. C’est à travers des chansons de geste que plusieurs histoires de nos ancêtres nous sont parvenues. Ces chansons de geste jouent un grand rôle dans l’éducation et dans la communication de certains faits historiques. J’aime bien écouter, de temps à autre, la musique tunisienne. Ces chansons, maman et mes grands-mères nous les chantaient. C’est dans ce genre de chansons qu’elles nous transmettaient certains faits, qu’elles-mêmes avaient vécus ou que leurs parents leur avaient transmis. Ces faits échappaient parfois aux historiens et même aux autorités d’alors. Hélas, je n’arrive pas à me rappeler toutes les chansons de geste que maman me chantait.

Les moteurs ronronnaient continuellement, le temps avait perdu son sens, j’avais presque oublié que je me trouvais encore en avion. Je me penchai encore une fois vers le hublot qui était à ma gauche, pour voir les lumières de Tunis. Je n’avais jamais vu jusque-là Tunis d’une vue aérienne réelle. L’avion volait bas, je voyais des lumières de-ci, de-là, ce devait être celles des alentours, je n’arrivais pas à identifier notre position. « Peu importe », me disais-je, « l’essentiel est d’arriver à Tunis, plus tard je retrouverai la direction de l’atterrissage ». En effet le trajet était très court, surtout pour moi, qui venais des États- Unis, où les distances sont assez grandes.

« Nous allons atterrir dans quelques instants à l’aéroport de Tunis-Carthage ! » disait une voix qui nous parvenait des haut-parleurs. J’allais voir pour la première fois l’aéroport de Tunis. J’étais saisi d’émotion, d’enthousiasme et de joie. Nous atterrissions dans la fraîcheur du mois de janvier.

« L’atterrissage était excellent ! » disaient les passagers assis derrière mon fauteuil et puis les applaudissements étaient si puissants que je n’avais pas saisi moi-même le moment où l’avion avait touché le sol. L’avion roula encore un peu jusqu’à atteindre la passerelle télescopique. Les voyageurs se pressaient pour emprunter la porte toute grande ouverte qui mène à la passerelle. J’avais pris lentement mes affaires que j’avais dans le porte-bagages et je commençais d’un pas nonchalant à marcher vers la sortie qui débouchait dans une salle assez grande pour accueillir tous les passagers de l’avion. Les hôtesses et les voyageurs me laissaient une première et nouvelle impression de la Tunisie que j’allais bientôt découvrir. En voyant les passagers je me rendais compte que les continents se rapprochaient, mais dans le fond je me rendais aussi compte que la cadence de la vie était plus ou moins pareille. Ceux qui arrivaient et ceux qui partaient créaient le rythme de la vie.

Quand j’étais jeune, je n’avais pas eu l'occasion de connaître l’aéroport. En ce temps-là rares étaient ceux qui pouvaient se permettre de prendre l’avion. L’aéroport m’était connu sous le nom de « Laaouina », mais c’était tout. Je jetais mon regard fouilleur vers toutes les directions comme un enfant qui voyage pour la première fois. L’aéroport était différent des autres que j’avais connus. Son architecture et son style étaient un mélange d’influences occidentale et orientale. J’étais calme, ému et absorbé par les pensées de ce qui allait m’attendre. À travers les vitres qui séparaient notre salle je pouvais entrevoir des femmes et des hommes qui attendaient patiemment le départ de leur avion. Une femme paraissait essuyer ses yeux pleins de larmes. « Elle devait certainement quitter les siens ou son amour », me disais-je. Nous devions encore passer par la police des frontières, puis par les douaniers.

Je continuais à observer les passants qui allaient en direction inverse. Parfois c’était des ouvriers de l’aéroport et parfois des hôtesses. J’étais à mon aise, je fis la queue comme tous les autres, certains passagers m’observaient comme s’ils me connaissaient, d’autres me regardaient d’un air doux et aimable, j’attendais patiemment mon tour. Les personnes qui étaient debout comme moi ne pouvaient pas savoir d’où je venais, ni combien ce voyage m’était cher. En réalité, je venais au rendez-vous avec mon enfance. Après quelques minutes d’attente mon tour arriva. Je tendis mon passeport à l’agent de frontière. Il le prit en main, le regarda, puis avec un visage curieux, il dit :

« Américain ? » Je ne pensais pas qu’il avait déjà eu l’occasion de voir un passeport américain avec l’inscription : « né à Béja ». Il me regarda et d’un air étonné il me dit :

 

« Vous êtes américain de Béja ? » Il regarda encore une fois mon passeport et ajouta :

« Vous connaissez Béja ? » croyant peut-être qu’il ne voyait pas clair et répéta encore une fois :

« Américain de Béja ? » Je ne répondais pas, je voulais voir sa réaction. Croyant que je ne comprenais pas le français, il continua :

« Il y a aussi Béja en Amérique ? » Puis il s’adressa à un collègue pour lui demander de me traduire ce qu’il me demandait, alors, je le surpris en lui disant :

« Oui il y a même plusieurs Béja sur le continent américain. » Le policier était tellement troublé, que j’ai cru qu’il était nécessaire de l’aider et avec mon accent béjaois je lui dis en arabe :

 

« Ou Càn Habit ! » ce qui veut dire « Certainement » et je continuai :

« Vous pensez bien, Ana Oueld Bàjà Hor » ce qui veut dire : « Je suis un pur Béjaois ». À ces mots il fit un sourire et me dit :

« Vous êtes donc un Béjaois de chez nous ? » Là, je répondis aussi en tunisien :

« Baji Ou Noss » (Je suis Béjaois et demi.) Le policier quitta spontanément sa cabine et, avec un sourire, il me tendit la main et me dit :

« Je suis aussi Béjaois. » Honnêtement, je n’avais pas reconnu son accent béjaois, mais quelle importance ? Les personnes qui attendaient derrière moi ayant saisi la situation changèrent aussitôt de file. Ainsi nous avons pu bavarder librement.

« C’est un Américain », disait un passager.

« Non ! C’est un de chez nous ! » répliqua l’autre, « je l’ai entendu dire des mots en arabe ». Puis, petit à petit, le flot des voyageurs se dissipa et je me trouvai seul avec ce policier que je n’avais jamais connu. Nous avons bavardé un bon moment.

Mon hôte, Salem, m’attendait dans la salle extérieure. Comme il ne me voyait pas sortir, il commença à s’inquiéter. En effet j’étais parmi les derniers à sortir. Salem n’avait aucune idée de cette rencontre avec le policier. Lorsqu’il m’aperçut, il fit d’abord un sourire, puis d’une voix gentille, il me demanda :

« Mais que s’est-il passé ? » Je répondis :

« Rien ! J’ai rencontré un policier qui paraît-il était de Béja. » Salem, avec un visage agréable, me dit :

« Vous le connaissez ? » Je fis :

« Non pas du tout ! » Salem hocha la tête et d’un ton calme fit :

« Vous, les Béjaois, vous êtes partout, comme un peuple à part, et vous avez un lien spécial entre vous. » À quoi je répondis :

« C’est exact, nous sommes très peu nombreux et de ce fait nous sommes précieux et spéciaux. » Puis pour ne pas éveiller un sentiment quelconque j’ajoutai :

« Mais nous sommes des bons enfants de la Tunisie, que nous soyons américains, français ou italiens, nous restons les mêmes dans notre pensée et dans notre mode de vie. » En réalité je n’étais pas sûr que le policier fût vraiment de Béja, ou s’il s’était fait passer pour tel pour me faire plaisir. Salem fit encore un geste pour m’indiquer le chemin et puis nous sortîmes dehors où le chauffeur nous attendait avec sa voiture.

Il se faisait déjà tard et la nuit avait étendu ses voiles sur Tunis.

« Ce chemin nous amènera de l’aéroport à l’hôtel Abou Nawas », me dit Salem. Je ne pouvais pas observer quoi que ce soit à travers la fenêtre de la voiture. Tout me paraissait étroit et les distances semblaient être très courtes.

« Voici l’hôtel ! » dit mon ami.

« Nous sommes déjà là ? » demandai-je. En effet il avait l’air d’un bel hôtel. Salem tout fier de lui-même s’exclama :

« C’est l’hôtel Abou Nawas ! » puis, il ajouta : « C’est un hôtel entièrement tunisien ».

« Que voulez-vous dire par entièrement tunisien ? » je lui demandai.

Salem d’un air aimable, essayant de ne pas me vexer, car après tout j’étais de nationalité américaine, et ne connaissant pas mon opinion à ce sujet, me dit :

« Les investisseurs américains avaient commencé la construction à leur façon. Leurs conditions étaient à l’encontre de l’esprit tunisien. Donc nous avons arrêté la construction et enfin nous avons trouvé des Kuwaitiens qui étaient prêts à investir dans ce projet à la façon tunisienne. »

 

L’entrée de l’hôtel était en effet majestueuse. Salem m’accompagna jusqu’à ma chambre, puis il me souhaita encore une fois la bienvenue et me laissa jouir de ma première nuit dans mon pays natal. La chambre qui m’avait été réservée était entièrement à mon gré. Après tant d’années d’éloignement de mon pays, aller dormir me semblait ridicule et de toute façon je n’avais pas sommeil. Après que Salem avait quitté l’hôtel, je me rendis aussitôt au foyer de l’hôtel pour regarder de près l’architecture que j’avais à peine entrevue, alors que je remplissais le formulaire de l’hôtel. Je regardai les détails, puis je me rendis par un escalator direct du foyer à un autre étage. Celui-ci était aménagé avec plusieurs restaurants et des salles de réception. L’ensemble était moderne comme à l’américaine mais maintenait jalousement le style tunisien qui ajoutait un air exotique à son architecture. Celle-ci évoquait bien l’histoire riche de la Tunisie qui date depuis des siècles. L’écho des Phéniciens, des Numides, des Romains, des Vandales et des Byzantins se mélangeait avec celui des Tunisiens, des Arabes, des Juifs, des Turcs et des Français et en dernier des Américains, pour créer dans chaque détail le style tunisien. J’aurais pu passer toute la nuit à observer et à admirer les traces qui me reliaient à mon enfance, mais il se faisait tard et je tenais à être en forme pour le lendemain.

 

Emile Tubiana

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Que de lyrisme!!',, la réalité est toute autre! Vu cette ville de ma naissance, après 40 années, n'avons pas la même optique. L'immeuble où j'habitais, un étage étété! Disparus à jamais le nid et ses cigognes! Rouillée la porte de l'école Franco-arabe, souk aux magasins si vivants, fermés, tristes. La rue qui mène au centre ville ( café Balland) quelques hommes assis, seule rescapée Tabarka, ville balnéaire, la mer eu un golf, la goulette, une ville méconnaissable, bref une semaine où les souvenirs et les regrets affluent!
Ne restent que les rares moments de l'enfance, ceux insouciants de l'adolescence! Point! Évoquer les tracas, les humiliations, les interdits d'activités professionnelles, suivant les premiers moisde l'indépendance, déflorent l'idéalisme du récit! Peut-être n'a t-il pas vécu l'après le protectorat! Ceci explique son feuilleton.

Magnifiquement magnifique! Très beau récit, et votre français n'a pas perdu de sa splendeur malgré les années passées aus états unis, ni votre arabe tunisien d'ailleurs. J'attends la suite avec impatience et j'espère que ce premier retour au sources sera le point de départ pour de nombreuses autres visites. C'est en quittant notre chère Tunisie qu'on se rend compte de son inestimable valeur.

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