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Réflexions sur le Judenrat de Tunis pendant l’occupation nazie Par le Dr Reuven (Roger) Cohen

 

Réflexions sur le Judenrat de Tunis pendant l’occupation nazie Par le Dr Reuven (Roger) Cohen

Soixante cinq ans se sont écoulés depuis la première édition du livre de Robert Borgel Etoile jaune et croix gammée, édité à Tunis, en Janvier 1944.

Il peut faire donc figure de document d’archives. Il a été réédité dans la Collection Témoignages de la Shoa, aux Editions Le Manuscrit en 2007. Serge Klasferld siège comme Président du Comité de lecture de la collection.

C’est dire qu’il a fallu près de cinquante ans avant que la Fondation pour la Mémoire de la Shoa décide d’évoquer, de première main, les affres que les nazis ont fait subir aux juifs de Tunisie pendant l’occupation de ce pays par leurs troupes. C’est dire aussi l’importance nouvelle que les historiens de la Shoa attachent à cette période de six mois pendant laquelle les Juifs de Tunisie ont souffert directement de l’occupation nazie, période que cette génération tend à taire, à occulter ou à minimiser, mais que l’histoire se refuse à effacer.

Il va de soit, et on ne saurait le répéter assez, que les responsables directs de tous ces maux dont ont souffert les Juifs de Tunisie pendant l’occupation nazie, furent ces individus gagnés au démoniaque : les officiers et les soldats nazis. Ils furent animés d’un zèle mauvais et mus par une politique criminelle qui avait fait du Juif le bouc émissaire qu’il fallait traiter comme un danger mortel pour la race aryenne et la civilisation occidentale. Un troupeau de bêtes pernicieuses à exploiter comme des sous esclaves et à faire disparaître par la faim, la vermine, les gaz ou les armes.

Cependant, je ne partage pas le sentiment de Claude Nataf, qui a préfacé et annoté la présente édition du livre de Robert Borgel, que ce silence, après ces « Six mois sous la botte » qu’a évoqués Paul Guez dans son livre édité de suite après la libération de la Tunisie du joug nazi, en juin 1943, est dû au fait que « comparés aux souffrances subies par les Communautés juives d’Europe, celles de la Communauté juive de Tunisie sont apparues insignifiantes, et les Juifs originaires de Tunisie eux-mêmes ont jugé que la pudeur leur commandait de ravaler leur douleur au rang des mauvais souvenirs qu’on n’évoque pas ».

Je ne partage pas son sentiment car un viol est un viol.

Et les Juifs de Tunisie ont souffert des sévices qui ont compris le travail forcé dans les camps, les réquisitions, les amendes collectives, les assassinats, les viols et les déportations, comme d’ailleurs le reconnaît Claude Nataf lui-même.

Non, je crois plutôt que la raison est autre. Pendant cette période de souffrances, la colère des Juifs contre la direction de la Communauté, particulièrement à Tunis, était telle que de suite après le départ des Nazis, personne n’était intéressé à recueillir leurs témoignages, témoignages qui auraient aiguisé les dissensions et libéré les manifestations de haine, comme cela se fit avec les rescapés des camps en Europe. Comme on s’en souvient, ceux qui retournèrent de « l’indicible » critiquèrent amèrement la conduite des Judenrats des différents ghettos, jusqu’à les accuser de collaboration avec le bourreau nazi.

Il semble que Robert Borgel ait écrit son livre pour éviter que cette critique virulente que les Juifs de Tunis ont portée contre la Direction de la Communauté pendant et après l’occupation, ne prenne des dimensions incontrôlables. Son père en avait été le chef.

Dans son livre, il insiste sur les sévices dont a souffert, en tant que responsable de la communauté, ce « vieillard de 70 ans » pendant cette période. Tout lecteur attentif ressentira un certain malaise face au ton pathétique qu’utilise Robert Borgel afin de décharger son père de la responsabilité de ces listes infâmes établies par la communauté. Ces listes désignaient ceux qui devaient se présenter aux Bureaux de la Communauté pour être enrôlés dans les Camps de Travail.

Le nombre des « enrôlés » dans ces camps était imposé par la Kommandantur. Mais leurs noms l’étaient par les chefs de la Communauté. Ce sont ces listes de noms qui ont provoqué parmi les membres de la communauté une amertume profonde qui se transforma rapidement en colère puis en accusations.

Paul Ghez et son équipe les avait établies. Mais sous la présidence de Moïse Borgel. Ces listes avaient soulevé alors une lourde polémique et avaient agité profondément les membres de la communauté quant à la loyauté de ses dirigeants.

Cette polémique reposait sur le fait que les fils et les proches des dirigeants de la communauté avaient été assignés à un travail « d’auxiliaires » dans les bureaux de la communauté, ou tout simplement libérés pour raison de santé. Tandis que les autres, incompétents ou pas, avaient été envoyés dans ces Camps, qui n’avaient de camp que le nom et qui le plus souvent consistaient en un espace en plein air entouré de barbelés. On était alors en Hiver, période des pluies diluviennes dans le nord de la Tunisie où les nazis avaient installés ces Camps de Travail.

Michel Abitbol dans son livre « Le Passé d’une discorde Juifs et Arabes depuis le VIIe siècle (Paris 1999) », souligne les sentiments de « haine des familles des travailleurs mobilisés à l’encontre de Paul Ghez […] De graves soupçons de « favoritisme » pèsent dès le départ sur l’action du Comité (il s’agit du Comité d’administration de la Communauté et son remplacement par un Judenrat de neuf membres, ainsi que le souligne l’auteur) qui aurait fait porter tout le poids de la mobilisation sur les épaules des classes les plus démunies de la population juive : une division de classe très nette sépare en effet les « recruteurs » – notables et intellectuels appartenant aux milieux aisés peuplant les différents services créés par le Comité de la main-d’œuvre – des « recrutés », provenant dans leur écrasante majorité des couches populaires du ghetto. » (p.394). Mais ce qui était plus grave encore, ce fut la création par Paul Ghez d’une « unité de rafleurs dont la tâche est de débusquer les planqués et les évadés des camps. Cette unité aux fonctions particulièrement difficiles suscite de violents remous au sein de la communauté » (ibidem).

C’est cette polémique qu’il m’a semblé important de retracer, en m’appuyant sur le livre de Borgel et sur d’autres ouvrages. Je regrette de ne pouvoir recourir pour l’instant aux archives existantes, et aux témoignages que les metteurs en scène du documentaire filmé « Matter of Time », où j’ai rempli le rôle de conseiller historique, n’ont pas jugé bon d’intégrer à leur film, par crainte sans doute d’éveiller cette polémique occultée.

Or, en histoire, ce sont les polémiques rejetées dans le silence, qui, une fois replacées au grand jour font avancer la connaissance de la réalité passée.

Robert Borgel, torturé dans son intégrité, relate néanmoins en quelques lignes la brutalité morale de cette polémique : « De toutes les servitudes de l’occupation, le travail forcé, et son complément le recrutement des travailleurs, par les Juifs eux-mêmes, est sans conteste la plus pénible, la plus odieuse. »

Cependant, il me semble que dans ces conditions de servitude, il aurait été plus moral que les chefs de la Communauté fasse régner une certaine égalité dans le recrutement des travailleurs forcés, sans autre discrimination que leur état de santé et les compétences qui les rendaient réellement indispensables à la bonne marche de la Communauté sous le joug nazi.

Malheureusement, nous devons reconnaître que, selon le cours habituel des choses, les fils et les proches des notables n’ont pas été envoyés dans les camps.

C’est ce qui a décidé l’écrivain Albert Memmi à renoncer, par sentiment moral, à sa dispense pour état de santé et de quitter la place dont on l’avait gratifié, de droit, dans les bureaux de la communauté. Il la quitta pour s’enrôler dans les Camps : « Comment puis-je y rester alors que tous les jeunes Juifs sont battus, humiliés, assassinés dans les camps ! A la grande stupeur des directeurs de notre bureau, et à l’étonnement de mes camarades qui se moquent de moi et me portent tout à la fois du respect, je demande que l’on me joigne aux travailleurs. Je ne recherche même pas une once de fierté par cette décision, et il est fort possible que je me conduise comme un imbécile. [… ] Puisque ma chance m’a doté d’un certain niveau de culture, j’irai dans le camp aider les autres. »

Robert Borgel, dans son livre, ne parle que d’une manière vague des « imperfections » du service de recrutement qu’avait mis en place Paul Ghez. Mais il corrige de suite l’impression que pourrait créer dans l’esprit du lecteur cette remarque en soulignant que « tel quel, avec ses imperfections mêmes, ce rôle ingrat devait être assumé. Certains seraient tentés de puiser, dans des griefs particuliers, un ressentiment à l’encontre du service; d’autres, s’écartant de la réalité, oublient de reconnaître l’état de nécessité » . Argument fumeux.

Albert Memmi, dans son livre ‘La statue de Sel’, est plus précis que Borgel et nous rappelle qu’un des notables insista sur le fait que les chefs de la Communauté avaient décidé sciemment de cette discrimination : « J’ai voulu sauver l’élite de la communauté, avait expliqué sans rire un des notables »écrit Memmi .

Il est bien entendu que ce rôle ingrat, imposé aux Chefs de la Communauté par les nazis, devait être exécuté afin d’éviter le chaos qu’auraient créé les représailles nazies s’il n’avait pas été accompli.
Mais ce que nous soutenons, c’est que justement dans cet état de choses et afin d’éviter les haines au sein de la communauté dans ces moments difficiles, les notables auraient dû aiguiser plus en encore leur sens moral et éviter les inégalités basées sur les hiérarchies sociales. Le renforcement de la solidarité communautaire était un élément vital pour celle-ci afin de survivre décemment aux affres nazies. Au moment où les agents du Protectorat français, sous l’ordre de Vichy, avaient retiré leur responsabilité sur les agissements nazis contre les Juifs, et où certains courants au sein de la société tunisienne poussaient le petit peuple à collaborer avec les nazis, les responsables de la Communauté auraient dû exprimer plus encore, et au grand jour, leur sens moral et oublier leurs privilèges de notables.

Or, ce manquement impardonnable a été tu.

Le mettre à jour, après 67 ans, me semble impératif, afin que notre « mémoire » soit plus proche de la réalité passée et que les musées Historiques qui nous la relatent ne demeurent vaines entreprises.
N’oublions pas que les dangers encourus par les « enrôlés » étaient mortels,qu’ils étaient soumis chaque jour à des bombardements.

Paul Sébag les évoque dans son livre « Histoire des Juifs de Tunisie Des origines à nos jours, Paris, 1991. « Ce sont surtout les bombardements incessants auxquels ils étaient exposés qui faisaient de leur vie un enfer et amenèrent nombre d’entre eux à s’évader . » Et Robert Borgel souligne, à la page 333 de son livre : « Bombardements, des travailleurs tombent. C’est à chaque fois la plaie qui s’ouvre, saigne devant la douleur, d’autant plus émouvante qu’elle est parfois muette et contractée, d’une pauvre mère à qui on rapporte, atrocement mutilés, les restes de son fils ».
 

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