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Tataouine, la ville des invisibles

 

Tataouine, la ville des invisibles

En deux mois, 30.000 Libyens ont trouvé refuge de l'autre côté de la frontière, en Tunisie. Seules quelques centaines vivent dans un camp ; les autres se sont fondés dans la population tant bien que mal.

Ils sont là mais on ne les voit pas. Ou si peu. Même le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) a failli passer à côté. Pourtant, le HCR sait bien que depuis un mois et demi, 55.000 Libyens ont passé le poste frontière de Baouaba pour fuir les combats qui s’intensifient dans l’ouest de leur pays. Presque 800 se sont installés dans le camp de réfugiés de Dehiba, première ville tunisienne après la frontière. Près de 800 autres ont poursuivi la route jusqu’au camp de Remada. Mais tous les autres? "Ils passent la frontière et c’est comme s’ils disparaissaient", reconnaît Kamel Deriche, chef d’opérations au HCR. Cet humanitaire algérien est arrivé vendredi soir à Tataouine, préfecture du gouvernorat du même nom, un gouvernorat pauvre qui s’étend comme un entonnoir vers le Sahara, coincé entre la Libye et l’Algérie.

Alors où sont-elles, ces familles qui ont chargé leur pick-up à la hâte du peu qu’elles pouvaient avant de tout abandonner devant l’avancée des forces de Kadhafi? La grande majorité est là, à Tataouine, une ville de 75.000 habitants, étendue et écrasée de chaleur. Elles sont là, tellement discrètes que leur nombre exact échappe à toute rigueur. Les chiffres varient de 22.000 à 32.000. Tout a commencé début avril. Saïd Benghayed s’en souvient bien. Saïd sortait de chez lui, dans la route principale de la ville, celle qui vient de la frontière et file vers le nord-ouest du pays. La jambe dans le plâtre, un homme est sorti d’une voiture immatriculée en Libye et lui a demandé s’il connaissait une maison à louer. Aytham Saïd, un rebelle blessé, venait mettre sa famille à l’abri. Ils étaient sept. Le Tunisien leur a offert l’un des deux appartements vides au-dessus de son magasin de meubles. Aujourd’hui, il héberge cinq familles libyennes dans ses deux appartements et une maison.

L’histoire s’est répétée des dizaines de fois dans la ville. Avec toujours ce même élan de solidarité. En voyant des voitures libyennes garées devant le magasin de meubles, d’autres se sont arrêtées, chaque jour plus nombreuses. "J’ai alors décidé de créer une association, explique Saïd Benghayed. Cela faisait longtemps que je voulais aider des personnes. Sous le régime de Ben Ali, on ne pouvait rien faire. Depuis la révolution, on peut agir spontanément." L’association Ihsan [charité] n’a d’ailleurs toujours pas reçu d’autorisation officielle mais elle fonctionne. Des appels ont été passés sur les ondes de radios locales et nationales pour demander de l’aide. Ihsan met ainsi en relation des réfugiés libyens avec des Tunisiens propriétaires de maison ou d’appartement vides. Elle distribue aussi des colis alimentaires. Tous les week-ends, des camions de Tunis, Sfax, Monastir… apportent de la nourriture donnée par des habitants de ces villes.

Dans la crainte d’attaques de miliciens de Kadhafi

La famille de Salah Youssef n’est pas passée par Ihsan pour trouver la villa où elle est aujourd’hui installée avec deux autres familles. Dix-sept personnes vivent ici. Salah Youssef, un fonctionnaire de 52 ans de Nalut, en Libye, connaît depuis longtemps les Boutabba de Tataouine. En arrivant dans la ville, il est allé voir un des hommes de la famille. Spontanément, celui-ci lui a ouvert la villa de son frère, Moustapha, boulanger dans le 5e arrondissement de Paris.

Cet été, Moustapha voudra peut-être venir passer ses vacances au pays. Que vont-ils faire? "On sera obligés de retourner à Nalut sous les bombardements", craint le père. "Peut-être que Moustapha restera à Tunis…", espère la mère, Warda. "Kadhadi aura dégagé d’ici là!", lance la fille, Reba, 27 ans, un diplôme de médecin mais qui est resté dans la maison abandonnée et se révèle désormais inutile.

Dans le salon, assise sur un des matelas qui font le tour de la pièce, Warda parle d’une voix mal assurée. Elle s’inquiète pour son frère qui se bat à Nalut. Elle s’inquiète pour sa maison qui risque d’être détruite. "Je ne dors plus, reconnaît cette femme de 45 ans, le visage alourdi par l’anxiété. Je ne sors jamais. Il y a des hommes étrangers. Je ne peux pas marcher dans la rue comme ça. À Nalut, il y avait la famille, c’était plus facile d’aller chez eux."

"Je ne sais pas combien de temps va durer cette cohabitation, s’interroge Saïd Benghayed. On a beau être proches, on n’a pas les mêmes mentalités. Les Libyens ne sont pas habitués à travailler comme nous, ils avaient leurs employés égyptiens, pakistanais… Un peu comme les pétromonarchies. Leurs femmes ne sortent pas. Les hommes sont fiers et nous ont souvent regardés de haut. D’ailleurs, ils ne veulent pas aller dans des camps." Ici, aucun Tunisien ne prononce le mot de réfugié en parlant des Libyens. Ce sont des "frères", des "invités".

Il y a une semaine, un camp a tout de même ouvert à la sortie de Tataouine, sous la responsabilité du Qatar. Il n’y aurait plus de maison libre dans la ville et le Qatar a mis le paquet pour le confort… Électricité, et bientôt climatisation, sous les tentes, aire de jeux pour les enfants, salle d’opération : 580 personnes vivent là. Devant l’entrée, un cerbère avec l’uniforme de l’armée tunisienne aboie sur tout ce qui bouge, détecteur de métaux à la main. Les hommes d’une compagnie de sécurité qatarie fouillent les sacs que portent ceux qui entrent.

La crainte d’attaques de miliciens de Kadhafi plane. Le 9 mai, deux Libyens avec deux grenades ont été arrêtés à l’hôtel Médina du centre-ville, qui héberge des réfugiés. Le 15 mai, un Algérien et un Libyen avec des ceintures d’explosifs ont été interceptés à Nekrif, entre Tataouine et la frontière. Trois jours plus tard, une voiture sans plaque, conduite par un Libyen, était contrôlée avec des GPS et télescopes dans le coffre. Ces hommes seraient des membres d’Aqmi (Al-Qaida au Maghreb islamique) affirment les autorités tunisiennes. Des miliciens de Kadhafi, répondent certains habitants de Tataouine.

L’aide de la communauté internationale se fait attendre

La ville est devenue la base arrière des rebelles libyens et pourrait devenir une cible. Depuis que les insurgés ont pris le poste frontière de Baouaba aux forces de Kadhafi, le 21 avril, les allers et retours entre le djebel libyen et Tataouine se multiplient. Certains rebelles restent quelques heures, d’autres plusieurs jours. "On laisse un homme dans chaque famille pour protéger les femmes et les enfants, explique Abdel Hamid. Les autres se battent." Le jeune homme de 25 ans, pantalon militaire, regard franc, sait de quoi il parle. Il est arrivé il y a deux semaines pour voir sa femme et son frère handicapé, et faire des radios après une blessure à la tête lors d’un bombardement. Il repart demain matin pour Zenten avec du ravitaillement pour la rébellion. C’est un ami de Yassin Nouri, commerçant de Tataouine, qui lui aussi fait la navette entre Tataouine et Nalut, parfois Zenten. Pain, jus de fruit, eau, lait, fromage, orange. Mais aussi jumelles professionnelles, bidon d’essence…

Assis sur des nattes sous un olivier, dans le quartier de Reqba, les deux hommes parlent peu. Abdel Hamid est pressé. Il a des "affaires" à régler. Des réunions se tiennent régulièrement dans la ville entre les rebelles de passage et ceux qui restent. Yassin Nouri laisse partir son ami avant de parler de ses appréhensions si la guerre se prolonge. La solidarité des Tunisiens a été spontanée, évidente. Une dizaine d’associations ont vu le jour pour distribuer vivres, logements… "Un jour, on ne pourra peut-être plus les aider, lâche Yassin Nouri. Nous ne sommes pas riches ici, même si les habitants du reste du pays nous aident." La présence des réfugiés a déjà multiplié le prix des tomates par trois, de 0,35 à 1,3 dinar (70 centimes d’euros), l’essence se fait rare. À l’hôpital, une trentaine de malades venaient chaque jour pour une consultation d’urgence. Ils sont aujourd’hui 200.

"Où est l’aide de la communauté internationale?, s’emporte le docteur Moncef Derza, chef du service des urgences à l’hôpital. Les Libyens doivent pouvoir faire leur révolution mais pas en menaçant la nôtre ni en déstabilisant notre région. Nous devons aider ces gens mais là, la ville arrive à saturation." Hier encore, une bagarre est intervenue dans un hôtel du centre, impliquant quatre ou cinq hommes, des Tunisiens et des Libyens. Des miliciens de Kadhafi, selon la rumeur.

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