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Un musée militaire désarmant

 

 

Un musée militaire désarmant

Grâce notamment à la Frauenkirche restaurée, au chef-d'oeuvre de l'art baroque qu'est le musée du Zwinger et à l'opéra construit par Semper, Dresde ne manquait déjà pas d'atouts pour attirer les touristes. Depuis samedi 15 octobre, la "Florence de l'Elbe" possède une nouvelle corde à son arc : le musée de la Bundeswehr, l'armée allemande.

Si la Grande-Bretagne et la France peuvent se permettre d'avoir un musée vantant les mérites de leurs armées (encore que...), le nazisme interdit à l'Allemagne d'en faire autant. De fait, le moins que l'on puisse dire est que le musée qui vient d'ouvrir ses portes n'est pas franchement un outil de propagande à la gloire de la chose militaire.

 

Comment pourrait-il en être autrement ? Le lieu même l'interdit. Bombardée le 13 février 1945 par les forces britanniques et américaines, Dresde est devenue un symbole de l'absurdité et de la cruauté de la guerre. En quelques heures, 3 000 tonnes de bombes y tuèrent environ 35 000 personnes. Pour l'exemple. Pour achever de démoraliser les Allemands et précipiter la chute du régime nazi.

 

Le choix de l'architecte retenu il y a une dizaine d'années pour transformer en musée l'arsenal construit à la fin du XIXe siècle ne laissait pas non plus place au doute. Né en 1946 dans une famille juive polonaise, Daniel Libeskind est célèbre en Allemagne pour avoir conçu le bouleversant musée juif de Berlin. A Dresde, l'architecte a rompu l'harmonie classique du bâtiment existant en y enfonçant un "coin", un immense triangle de verre et d'acier de près de 30 mètres de haut dont la pointe la plus élevée attire le regard vers le ciel, là où les bombardiers lâchaient leur cargaison. "Mon intention n'était pas de préserver la façade du musée et de simplement ajouter par-derrière une extension invisible. Je voulais créer une césure audacieuse, une dislocation fondamentale. Pénétrer l'arsenal historique et créer une nouvelle expérience. L'architecture va engager le public à réfléchir sur la question fondamentale de la violence organisée et sur l'imbrication de l'histoire militaire et du destin d'une ville", explique l'architecte.

Le contenu de l'exposition suit cette logique. Loin de n'être consacré qu'à la guerre, le musée entend proposer une vision anthropologique de la violence. Ses 10 000 m2 et plus de 10 000 objets exposés peuvent se résumer à l'installation vidéo de l'artiste Charles Sandison. Projetée dès l'entrée du musée, celle-ci bombarde le visiteur de deux mots : "amour" et "haine". Et non pas "guerre" et "paix". Passé ce mur d'images, le visiteur a le choix : suivre dans l'ancien bâtiment un parcours chronologique classique - l'armée des origines à nos jours - ou dans le "coin Libeskind" onze parcours thématiques dont les intitulés suffisent à décrire l'originalité : "Guerre et mémoire", "Politique et violence", "L'armée et la mode", "La guerre et les jeux", "Armée et langage", "Armée et musique", "La formation des corps", "L'animal et l'armée", "La guerre et la souffrance", "L'armée et la technologie", "Protection et destruction". Des missiles balistiques, un mouton à trois pattes, victime d'une mine alors qu'il servait d'éclaireur à un régiment, la carcasse d'un véhicule militaire allemand attaqué en Afghanistan en 2004..., le musée multiplie la présentation d'objets (et de documents) qui font froid dans le dos.

L'architecture de Daniel Libeskind offre une hauteur sous plafond qui permet d'exposer des objets bien trop grands pour un musée traditionnel, comme un missile V2 conçu par les nazis, un hélicoptère Alouette ou un ensemble de 23 bombes et missiles qui semblent s'abattre sur les visiteurs. Les objets spectaculaires ne sont pas toujours les plus effrayants. En témoignent ce livre pour enfants intitulé Les Champignons vénéneux, assimilant les juifs à de véritables poisons, cette boîte de pilules permettant aux soldats de se tenir éveillés plusieurs dizaines d'heures d'affilée ou encore ce petit film montrant les effets d'un gaz de combat testé sur un chat enfermé dans une boîte transparente.

Bref, bien que les organisateurs s'en défendent et que sept militaires fassent partie du comité scientifique, difficile de ne pas qualifier cette exposition d'antiguerre. Pas à une provocation près, les responsables ont prévu d'ouvrir en 2013 une exposition temporaire sur le thème "Armée et sexualité".

Encore marqués par le refus de Berlin de participer aux opérations de l'OTAN en Libye, les Occidentaux verront dans ce musée une manifestation supplémentaire du pacifisme allemand. Cela ne correspond pourtant qu'à une partie de la réalité. Non seulement la Bundeswehr est très engagée dans certaines opérations de l'OTAN, notamment en Afghanistan, mais, discrètement, son industrie de la défense est en train de tailler des croupières à ses rivales, notamment la française.

Fin juin, le gouvernement a ainsi pris la décision très contestée de livrer plus de 200 chars à l'Arabie saoudite, rompant avec une politique consistant à ne pas livrer d'armes dans une région en guerre. Et quelques jours avant l'inauguration du Musée de Dresde, l'armée de l'air prenait livraison d'un premier drone d'EADS, un bijou de technologie d'1,3 milliard d'euros capable de voler 40 heures d'affilée à plus de 20 000 mètres d'altitude. Nous voilà rassurés : à l'avenir, le musée aura toujours de quoi épater les visiteurs.

lemaître@lemonde.fr

 
Frédéric Lemaître

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