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Vers une glaciation des « printemps arabes » ? Par Gérard Fellous

 

Vers une glaciation des « printemps arabes » ?

 

 

Par Gérard Fellous

 

En ce mois de septembre 2012, assistons-nous à un changement de saison, passant brutalement d’un « printemps arabe », à un « hiver islamique », en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Liban et ailleurs dans le monde arabo-musulman ?

 

Cette évolution porterait en elle un triple risque:

 

--Accréditer l’idée d’un « complot » israélo-américain contre l’Islam. La « coalition sacrée » contre Israël a eu peu d’écho dans la rue arabe qui a été prise jusque-là par d’autres préoccupations qu’une artificiel solidarité avec les palestiniens. Reste que les difficultés économiques et financières dans lesquelles ces « révolutions » ont plongé les peuples libérés des dictatures trouvent comme bouc émissaire la puissance américaine, accusée d’être à l’origine de tous les maux d’un monde arabe profondément divisé. Pour sa part, Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah chiite a fait monter la tension dans la rue libanaise, non seulement en compétition avec les violences sunnites dans d’autres pays, mais également au lendemain de la mobilisation populaire massive réussie par le pape Benoit XVI.

 

--Faire progresser dans les opinions publiques le concept de blasphème, au détriment de la liberté d’expression et d’opinion. La tentative de reconstitution d’une Oumma, mise à mal par les soulèvements des peuples passe par un phénomène de victimisation qui est très vite apparu, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’islamophobie dont souffrirait le monde arabo-musulman qui trouverait ainsi une « unité négative », et une déculpabilisation.

 

Après les opérations d’instrumentalisation des « Versets sataniques » de Salman Rushdie, en 1988 , et des caricatures danoises du prophète Mahomet en 2005, voilà le prétexte d’une obscure vidéo exhumée du fouillis du web, « Innocense of muslims »,  qui tente de radicaliser les régimes islamiques naissants (Tunisie, Egypte, Libye…) autour du thème ancien de la diffamation des religions, appelé aussi blasphème.

 

--Légitimer les branches les plus extrémistes de l’islam, telle que le salafisme wahhabite. Les récentes violences de la rue arabe, avec l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye, la destruction de locaux diplomatiques dans plusieurs capitales, et jusqu’à l’apparition, en ce 15 septembre, au cœur de Paris, de quelques femmes entièrement voilées de noir, et d’une prière de rue, sont-elles l’œuvre d’un même deus ex machina, que nombre d’observateurs désignent comme étant, génériquement, les salafistes ?

 

Diffamation des religions

Après plus de dix ans de pressions sur les instances onusiennes afin d’obtenir, en droit international, la reconnaissance d’un délit de diffamation des religions (blasphème), l’Organisation de la coopération islamique (OCI), conduite par l’Iran,  vient de subir un sérieux revers. L’Assemblée générale de l’ONU, à la suite d’une résolution du Conseil des droits de l’homme de mars 2011, a en effet adopté par consensus (19 décembre 2011) une résolution qui exclue la protection d’une religion, collectivement, pour lui substituer la protection des personnes, conformément aux principes des Droits de l’homme défendus par les pays occidentaux.

 

L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) reprend ainsi toute sa force en proclamant : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». L’OCI, au nom de l’islam, a tenté de lui substituer, dans une « Déclaration des droits de l’homme en islam » (Le Caire, 5 aout 1990) une définition du blasphème selon laquelle : « Il est prohibé d’utiliser (l’information) ou de l’exploiter pour porter atteinte au sacré et à la dignité des prophètes ou à des fins pouvant nuire aux valeurs morales et susceptibles d’exposer la société à la désunion, à la désintégration ou à l’affaiblissement de la Foi ».

 

Les premières escarmouches remontent à mars 2007 lorsque l’OCI, soutenue par la Chine, la Russie et Cuba, réussissait à faire adopter par le Conseil des droits de l’homme (7e session) une résolution modifiant le mandat du Rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d’expression et d’opinion, en lui adjoignant la diffamation religieuse. La nomination et le rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme ont également fait l’objet de manœuvres destinées à imposer au Conseil des approches différentialistes.  Des résolutions identiques sont adoptées en mars 2008 et 2009, ne citant que l’islam comme religion victime de diffamation. En 2010, elle est élargie à la "christianophobie". Parallèlement , ces mêmes pays obtiennent la mise en place d’un « Comité ad hoc sur l’élaboration de normes complémentaires internationales pour le renforcement et la révision des instruments internationaux portant sur tous les aspects de la lutte contre le racisme, la discrimination, la xénophobie et l’intolérance », dont l’objectif est de modifier les textes onusiens afin d’y inclure la diffamation des religions.

 

La Conférence mondiale sur le racisme de Durban (2001), puis la conférence de suivi de Genève (avril 2009) avaient déjà  réussi, in extremis, à faire retirer, dans  le document final, toute allusion à la diffamation des religions. Mais cette question risque d’occuper la diplomatie internationale encore longtemps. Olivier Roy, directeur d’études à l’EHESS souligne que « dans les pays musulmans, c’est une question qui est beaucoup plus politique que religieuse. L’attaque contre l’islam est liée dans leur esprit au néo-colonialisme, à l’impérialisme ». Ainsi Al-Qaïda et les groupes fondamentalistes parlent-ils, en termes politiques et pas théologiques de « l’envahisseur américain qui attaque les musulmans ».  Ce spécialiste de l’islam décèle une « ambiguïté profonde sur ce concept de diffamation des religions, qu’on retrouve dans le terme islamophobie ».

 

Rappelons qu’en France, depuis 1791, il n’existe plus de délit spécifique de blasphème. La législation sur le blasphème a été effacée par le siècle des Lumières, en particulier lorsque Voltaire démontrait  que la torture et l’exécution pour blasphème du Chevalier de La Barre, fut une manifestation de l’obscurantisme des lois religieuses et de la nécessité de la liberté de pensée. Aujourd’hui certaines dispositions du code pénal permettent au Parquet de poursuivre l’incitation à la haine religieuse. La loi du 29 juillet 1881 modifiée s’applique à tout acte, parole ou écrit susceptible d’avoir de telles conséquences sur une personne.

 

Le salafisme à double visage

A l’arrivée au pouvoir, en Tunisie, ou en Egypte, des islamistes d’Ennadah, et des Frères musulmans, qui avaient particulièrement souffert des persécutions des pouvoirs dictatoriaux, les élections avaient révélé l’apparition dans les paysages politiques,  d’extrémistes politiques et religieux, comme les salafistes. Ceux-ci étaient déjà connus en Europe, et particulièrement en France. Qui sont-ils ?

 

Le salafisme, dont la racine arabe « salaf » veut dire le pur, le vrai, faisant référence aux premiers compagnons du Prophète, appelle au retour à « l’islam des origines », expurgé de toutes les influences ultérieures (la bidaa, ou innovations blâmables), c'est-à-dire des principes philosophiques humanistes, des Droits de l’homme, de la démocratie ou de la laïcité.

Les salafistes contemporains, financés par la Ligue islamique mondiale, se réfèrent principalement à deux idéologues, Mawdûdi (1903) et Sayyid Qotb (1929-1966).

  • Mawdûdi (d’origine pakistanaise) a déclaré la guerre à la démocratie, estimant qu’il n’y a de légitimité qu’en Dieu. Il a conçu un système politique complet découlant d’un verset du Coran « le hukm n’est qu’à Dieu », interprété comme voulant dire « la souveraineté de Dieu ». Ce principe est à la base de toute théocratie dans les pays musulmans. Il est contesté par ceux qui traduisent la même sentence par « le jugement de Dieu ».
  • Sayyid Qotb (condamné à mort et exécuté par Nasser) prône la Guerre sainte contre les ennemis intérieurs à la Oumma (impies, mauvais musulmans), et extérieurs (dans les pays de conquête).

Parmi les quatre écoles de pensée musulmane, le salafisme se rattache à l’école juridique et théologique « hanbalite » (fondée par l’imam Ahmed ibn Hanbal- 780-855). Il donnera naissance au « salafisme missionnaire » qui perdure jusqu’à nos jours, porté par la monarchie saoudienne wahhabite. Au XXe siècle la pensée salafiste se politise en se réformant sous l’influence des Frères musulmans, confrérie intégriste fondée en Egypte en 1928. Le fondement de cette évolution et de ces croisements  est l’application stricte de la Chariaa partout où vivent des musulmans, et l’instauration de Républiques islamiques sunnites. Les salafistes sont contre la mixité. Ils n’acceptent pas la liberté de conscience, punissant l’apostasie ; pas plus que la critique des dogmes et des religions, qualifiée de blasphèmes.

L’idéologie salafiste  est fondée depuis plus d’un demi- siècle sur trois piliers :

  • La religion, dîn ;
  • L’organisation éthico-politico-juridique de l’Etat (califat, imâmat  ou Etat islamique) fondée sur la Chariaa, loi révélée, intangible et immuable, régissant tous les comportements individuels et collectifs ;
  • Une communauté à la fois spirituelle et politique, la Oumma.

De leur réflexion sur ce qui serait les causes de la domination de l’Occident, les théoriciens du salafisme concluront tous en la nécessité de purifier et donc de ranimer la vie islamique.  C’est de même dans ces écrits que certains groupes islamiques puiseront la justification de l’usage de la violence pour islamiser les sociétés moyen-orientales et ré islamiser les populations musulmanes en Occident.

La seconde branche du salafiste, ayant les mêmes références idéologiques que la première,  est celle du salafiste révolutionnaire dit « djihadiste » ou « taire » (qui pratique l’excommunication), dont les adeptes prônent la guerre sainte (djihad), la violence, et se dit proche d’Al-Qaïda. Ultra-minoritaire, elle n’a officiellement aucune assise officielle en France et relèverait de la clandestinité. Elle s’est placée sous les feux de l’actualité, en mars 2012, avec les massacres perpétrés à Montauban et Toulouse, contre des militaires et une école juive, par Mohammed Mera, qui s’est revendiqué comme étant djihadiste.

La Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) recensait récemment 15 mosquées contrôlées par des salafistes, sur les 150 lieux de culte tenus par des radicaux sur le territoire, dont 32 dans la grande couronne parisienne, rassemblant une centaine de prédicateurs. En Ile-de-France il y aurait 5 000 à 6 000 salafistes, soit dix fois plus qu’il y a dix ans

La mission prosélyte du tabligh

Un autre mouvement extrémiste, le tabligh (jama’a at-tabligh –Association pour la prédication) est implanté en France. Considéré comme étant le plus important mouvement missionnaire de l’islam, il est né dans les années 1920. « Aujourd’hui, c’est une école de pensée fortement implantée en Inde, au Pakistan, et dans certaines régions d’Afghanistan. Il y a dans le tabligh, une vision conservatrice de l’islam, qui délimite son champ d’action à la pratique des dogmes », précise Karim Pakzad, chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris). Sa mission prosélyte est très importante. Il se réclame des traditions mystique et soufie.

Il est implanté et actif en France depuis 1968, et existe officiellement depuis avril 1972 sous la forme d’une association  « Foi et pratique » dont le centre national est le « Merkez Masjid al Rahma » (Mosquée de la miséricorde) à Saint-Denis. Il entend jouer un rôle déterminant dans la réislamisation des immigrés de la première génération, puis parmi les jeunes beurs.

Ce mouvement missionnaire qui affiche des objectifs uniquement religieux, à l’écart de tout engagement politique, présente néanmoins un double visage :

Une partie de ses adeptes s’affiche ostensiblement dans la société française en portant des « uniformes » très reconnaissables : longue barbe, habit pakistanais traditionnel (khamis) ou tunique blanche (djellabas), calotte blanche sur la tête (taguilla), pour les hommes ; voile intégral pour les femmes. D’origine maghrébine, majoritairement marocaine ou  chrétiens  convertis, généralement jeunes,  ses adeptes se déplacent par groupes pour faire du porte-à-porte, quadrillant un quartier, une banlieue ou le pays, comme des « chevaliers de la conversion et du piétisme, porte-drapeau d’un islam apostolique et ostentatoire », selon la formule de sociologue Mohamed Tozy.

… et sa version violente

Une seconde partie des militants du tabligh pratique l’invisibilité sociale, se coupant du monde, mais reliés par Internet. Pour certains observateurs, il aurait été détourné de ses engagements initiaux pour être utilisée comme une passerelle vers l’islamisme radical et combattant. Les services de police se sont particulièrement intéressés à certains prédicateurs qui se sont formés, pour des périodes de quatre mois, au Pakistan et en Inde, et qui auraient pu rejoindre des camps d’entrainement en Afghanistan.

L’association « Foi et pratique », qui se présente comme une branche du tabligh, s’est trouvée dans le collimateur des autorités françaises. Son président Cheikh Mohamed Hammami, par ailleurs l’un des fondateurs historiques du CFCM en 2003, a été menacé d’expulsion vers la Tunisie en 2012. La procédure était motivée par le fait qu’il a tenu, depuis plusieurs années au sein de la mosquée qu’il dirige, des prêches hostiles à la société occidentale. Enfin, le mouvement tabligh est fortement critiqué par les autres groupes missionnaires qui l’accusent de prêcher des croyances erronées qui n’appartiendraient pas à l’islam.

C’est dans ce contexte à la fois international et domestique que la France se trouve aujourd’hui confrontée, contre son gré, au phénomène de radicalisme religieux qui embrase le monde arabo-musulman.

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