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Vichy : Alexandre Jardin réécrit son grand-père en salaud absolu

 

Vichy : Alexandre Jardin réécrit son grand-père en salaud absolu

Dans « Des gens très bien », l'écrivain dresse le portrait d'un collabo impliqué dans la rafle du Vél d'Hiv.

C'est entendu, les enfants de collabos ont un lourd héritage à traîner. Mais ceux qui écrivent, suffisamment nombreux pour constituer un véritable sous-genre français de la littérature de la Shoah, doivent parfois subir les jugements assassins des historiens et autres critiques. Après Ramon de Dominique Fernandez unanimement salué l'année dernière, « Des gens très bien » du romancier à succès Alexandre Jardin consterne.

Dans ce récit, l'écrivain – systématiquement qualifié de « gentil » par la presse – se penche sur le passé de son grand-père, Jean Jardin, directeur de cabinet de Pierre Laval d'avril 1942 à octobre 1943. Et les 16 et 17 juillet 1942, la rafle du Vel d'Hiv.

L'ouvrage d'Alexandre Jardin tourne principalement autour de cette date : puisque Jean Jardin était proche de Pierre Laval à cette période, il est inimaginable qu'il n'ait pas su ce qu'il allait advenir des 13 000 personnes arrêtées puis, pour la quasi-totalité, déportées. Pire, non seulement il savait mais il était l'un des protagonistes de l'opération.

« Bousquet, soyons sérieux, n'est qu'un clampin »

Dans son livre, Alexandre Jardin raconte la matinée du 16 juillet 1942. Jean Jardin fume, s'inquiète de l'arrestation de seulement 13 000 juifs au lieu des 25 000 prises espérées. L'Express a mis en ligne des extraits, dont celui-ci :

« Le Vél d'Hiv commence à bien se remplir, leur affirme-t-on au téléphone. Mais l'objectif raisonnable de 25 000 arrestations paraît hors de portée. On en escompte à peine 13 000. Aïe ! Jardin se gratte le nez, éteint sa cigarette et entame son premier litre de café.

Encore des ennuis en ligne de mire, des tracas avec les Allemands qui vont venir pleurnicher dans son bureau ; surtout le SS Dannecker et ce désagréable général Oberg, chef suprême de la SS et de la police (Höherer SS - und Polizeiführer pour la France), qui se montre parfois si insistant…

Parce que Bousquet, soyons sérieux, n'est qu'un clampin nommé par le pouvoir qui se hausse du col ; dégourdi, et capable d'initiatives glaçantes on le sait bien, mais assez benêt pour signer des papiers compromettants ou parader devant des photographes.

Les choses sérieuses, l'arbitrage de haute politique dans l'ombre, les marchandages plus vastes avec l'occupant, c'est Laval ; et Laval, c'est lui, Jardin. »

Il ne fait aucun doute que Jean Jardin a collaboré. Haut dignitaire du régime de Vichy, il semble peu probable qu'il n'ait rien su, rien vu. L'ennui, pour Alexandre Jardin, est que son récit écrit avec force réalisme n'est pas documenté. Sa thèse ne s'appuie pas sur des archives qu'il croit inexistantes parce que soigneusement dissimulées (détruites ? ) par Jean Jardin lui-même.

« Il y aurait des traces »

Pour tenter de faire la lumière sur le personnage, nombres d'historiens ont été convoqués ici et là. Dans Le Nouvel Obs, Laurent Joly, Serge Klarsfeld et Yves Pourcher sont tous trois parvenus à la même conclusion : le livre d'Alexandre Jardin est faible. Pour Serge Klarsfeld :

« Si Jean Jardin avait vraiment participé à la politique, il y aurait des traces dans les notes qui étaient souvent établies en trois ou quatre exemplaires. On ne peut tout effacer. »

 

Laurent Joly :

« C'est à Vichy que la décision finale a été validée. Et Jean Jardin était le directeur de cabinet de Laval… Pour autant, il faut noter que l'action à venir a été présentée par Laval, notamment lors du conseil des ministres du 3 juillet 1942, comme une mesure de “ moindre mal ” visant à “ sauver ” les juifs français. C'est sans doute cette vision qu'a fait sienne Jean Jardin. Quant à ce qu'il savait du sort des juifs déportés… »

 

Robert O. Paxton, dans Le Point, donne du crédit à la thèse selon laquelle Jean Jardin était informé de la rafle. Il interprète l'absence de notes sur son rôle exact à sa fonction :

« Laval nomme un cabinet composé de conseillers intimes, aux fonctions plus floues, dont Jean Jardin est le directeur. A lui de gérer, entre autres, les fonds secrets. Cela ne diminue en rien la probabilité que Jean Jardin soit au courant de tout ce qui se passe dans le bureau de Laval.

Mais son nom figure moins dans les archives. Il est probable cependant que d'autres traces restent cachées. Un historien infatigable consulterait ainsi les archives du ministère des Finances, où Jean Jardin travailla en 1941-1942 et où fut organisée l'aryanisation. »

 

« Tu accables ton grand-père »

Les proches d'Alexandre Jardin ont eux aussi réagi à la publication de l'ouvrage. Jusque-là, Jean Jardin était cet homme au passé trouble mais que le fils, Pascal, avait réhablité dans un ouvrage, « Le Nain jaune », en valorisant l'aide qu'il avait apportée à des juifs pendant la guerre.

Gabriel Jardin, l'oncle d'Alexandre, cinglant, écrit dans Le Figaro :

« Ainsi nous assènes-tu sur 280 pages que ton grand-père est complice direct du génocide juif sur la présomption obsessionnelle qu'il savait. Qu'il ne pouvait pas ne pas tout savoir.

L'un de tes procédés en dit long : tu avoues avoir commandé aux Archives nationales “le dossier Jardin” et n'y avoir rien trouvé. Tu en conclus que l'intéressé a donc tout fait disparaître. Simplisme désarmant ! […]

Tu accables ton grand-père pour n'avoir pas déserté ses fonctions (comme c'est facile ! ) et mentionnes avec mépris qu'il ne s'efforçait de protéger que ses amis socialement proches […]

N'est-il pas temps de sortir d'un manichéisme offensant pour l'intelligence dont, au fond, personne n'est véritablement dupe ? Dans le destin d'un Jean Jardin, c'est ce paradoxe entre fonctions apparentes et actions menées que tu te refuses à voir. »

 

Pour étayer son argumentation, Gabriel Jardin cite « Une éminence grise », la biographe de Jean Jardin écrite par Pierre Assouline en 1986. Le biographe lui-même prend partie sur son blog, s'emportant contre le simplisme de l'auteur du « Zèbre ».

« Un lavaliste convaincu »

Pour que le lecteur prenne l'entière mesure de la complexité du personnage, Assouline cite les exemples de Joseph Kessel qui témoigna pour Georges Suarez, son ami et journaliste collaborationniste au sortir de la guerre et du médecin juif, Gaston Nora qui sauva la vie du parlementaire antisémite Xavier Vallat. Il regrette l'absence de recul du petit-fils du directeur de cabinet de Laval :

« L'Histoire est prise en otage dans cette histoire qui entend à tout prix propulser le personnage du directeur de cabinet au sommet de la décision du gouvernement de collaboration ( ! ). Or celui-ci, tout proche qu'il fut de Laval, était un exécutant et non un conseiller politique. Ce qui n'excuse rien mais permet d'y voir plus clair lorsqu'on l'accuse […]. »

 

Consulté par Alexandre Jardin, Jean-Pierre Azéma reconnaît les approximations du romancier mais reproche à Pierre Assouline d'avoir minoré le rôle des cabinets des ministres de Vichy dans sa biographie. Robert O.Paxon donne lui aussi du crédit à la thèse d'Alexandre Jardin mais rappelle ce qu'était le contexte de l'époque pour nuancer l'accusation de « génocidaire ». Il affirme au sujet du « Nain jaune »

« En somme, interpréter un personnage comme Jean Jardin selon une seule dimension – collaborateur convaincu ou résistant discret – me semble une déformation. C'était un lavaliste convaincu qui aimait aider des amis [dont l'historien Robert Aron, ndlr]. »

 

« Rien ne fut simple »

Cette polémique terriblement française sera tranchée par les historiens. Ou pas, tant l'absence d'archives ne permet pas d'en savoir plus. Une seule certitude : Jean Jardin n'a pas été ennuyé après la guerre. Après un court exil en Suisse, il fut même l'un des conseillers d'Antoine Pinay, avant qu'il ne soit président du Conseil. Laissons le mot de la fin à l'éditeur Raphaël Sorin qui, navré par la prose de Jardin, réclame pourtant l'indulgence :

« Alexandre a voulu jouer à l'historien. Il aurait pu, mais c'est ce qui fait un écrivain, rejoindre la part d'ombre, chez des repentis plus fermes (Cioran, Blanchot), qui a ajouté de la noirceur à une langue faite pour d'autres enchantements. Qu'on lui pardonne sa naïveté, pour ne pas dire sa jobardise. Rien ne fut simple dans cette sombre histoire. »

 

Dans ces archives de l'INA, on peut voir furtivement Jean Jardin à l'hôtel du Parc, à Vichy, en 1942. (Voir la vidéo à partir de 5 minutes 21 secondes, « Jean Jardin entrant et déposant un dossier sur un couvert »).

 

 

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