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Antisémitisme : le discours de Bernard-Henri Lévy à l’Assemblée générale de l’ONU

Antisémitisme : le discours de Bernard-Henri Lévy à l’Assemblée générale de l’ONU

 

 

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Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs.
Monsieur le Président et Monsieur le Secrétaire Général.
Mesdames et Messieurs les Ministres.
Ce n’est pas souvent qu’il revient à un philosophe de s’exprimer dans cette enceinte.
C’est l’une des première fois (Elie Wiesel, Jiddu Krishnamuti il y a trente ans…) qu’il est demandé à un écrivain de se tenir ici, à cette tribune où ont retenti tant de grandes voix et où la cause de la paix et de la fraternité entre les hommes a connu quelques-unes de ses plus belles et nobles avancées.
Et c’est pour moi, croyez-le, une vive émotion et un honneur immense.

Si vous m’avez invité, ce matin, ce n’est pourtant pas pour chanter l’honneur et la grandeur de l’humanité – mais c’est pour pleurer, hélas, les progrès de cette inhumanité radicale, de cette bassesse, qui s’appelle l’antisémitisme.
Bruxelles où l’on s’en est pris, il y a quelques mois, à la mémoire juive et à ses gardiens.
Paris où l’on a réentendu l’infâme cri de « Mort aux Juifs » et où, il y a quelques jours, l’on a tué des dessinateurs parce qu’ils dessinaient, des policiers parce qu’ils faisaient la police et des juifs parce qu’ils faisaient leurs courses et qu’ils étaient juste juifs.
D’autres capitales, beaucoup d’autres, en Europe et hors d’Europe, où la réprobation des juifs est en train de redevenir le mot de passe d’une nouvelle secte d’assassins – à moins que ce ne soit la même, dans de nouveaux habits.
Votre Maison s’est édifiée contre cela.
Votre Assemblée avait la sainte tâche de conjurer le réveil de ces spectres.
Mais non, les spectres sont de retour – et c’est pour cela que nous sommes ici.

Sur ce fléau, sur ses causes et sur les moyens d’y résister, je veux d’abord, Mesdames et Messieurs, Monsieur le Secrétaire Général, Monsieur le Président, réfuter un certain nombre d’analyses courantes qui ne sont faites, j’en ai peur, que pour nous empêcher de regarder le mal en face.
Il n’est pas vrai, par exemple, que l’antisémitisme soit une variété parmi d’autres du racisme. Les deux doivent être combattus, bien sûr, avec une détermination égale. Mais l’on ne combat bien que ce que l’on comprend. Et il faut comprendre que, si le raciste hait dans l’Autre son altérité visible, l’antisémite en a, lui, après son invisible différence – et, de cette prise de conscience, va dépendre la nature des stratégies que l’on pourra et devra mettre en œuvre.
Il n’est pas vrai non plus que l’antisémitisme d’aujourd’hui ait, comme on l’entend partout, et en particulier aux Etats-Unis, ses sources principales dans le monde arabomusulman. Dans mon pays, par exemple, il a une double source et comme un double bind. D’un côté, c’est vrai, les enfants d’un islamisme radical devenu l’opium le plus toxique des territoires perdus de la République. Mais, de l’autre, cette vieille bête française qui, depuis l’affaire Dreyfus et Vichy, n’a jamais dormi que d’un œil et qui fait finalement bon ménage avec la bête islamofasciste.
Et il n’est pas exact enfin que la politique de tel ou tel Etat, je veux évidemment parler de l’Etat d’Israël, produise cet antisémitisme comme la nuée l’orage. J’ai connu des capitales, en Europe, où la destruction des juifs a été quasi totale et où l’antisémitisme est pourtant maximal. J’en ai connu d’autres, plus lointaines, où il n’y a jamais eu de juifs du tout et où le nom juif est pourtant synonyme de celui du Diable. Et j’affirme ici qu’Israël serait-il exemplaire, serait-il la patrie d’un peuple d’anges, reconnaîtrait-il au peuple palestinien l’Etat auquel il a droit, que la plus ancienne des haines ne baisserait, malheureusement, pas d’un ton.

Pour comprendre comment fonctionne l’antisémitisme d’aujourd’hui, il faut, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, donner congé à ces clichés et entendre la façon dont il s’exprime et se justifie.
Car jamais, au fond, les hommes ne se sont contentés de dire : « voilà, c’est comme ça, nous sommes de méchants hommes et nous haïssons les pauvres juifs ».
Non.
Ils ont dit : « nous les haïssons parce qu’ils ont, eux, tué le Christ » — et c’était l’antisémitisme chrétien.
Ils ont dit : « nous les haïssons parce qu’ils l’ont, au contraire, en produisant le monothéisme, inventé » — et c’était l’antisémitisme de l’âge des Lumières qui voulait en finir avec toutes les religions.
Ils ont dit : « nous les haïssons parce qu’ils sont d’une autre espèce, reconnaissables à des traits de nature qui n’appartiennent qu’à eux et qui corrompent, polluent, les autres natures »— et c’était l’antisémitisme raciste, contemporain de la naissance des sciences modernes de la vie.
Ils ont encore dit : « nous n’avons rien contre les juifs en soi ; non, non, vraiment rien ; et nous nous moquons d’ailleurs de savoir s’ils ont tué ou vu naître le Christ, s’ils forment ou non une race à part, etc ; notre problème, notre seul problème, c’est qu’ils sont d’horribles ploutocrates, acharnés à dominer le monde et à opprimer les humbles et les petits » — et c’était, dans toute l’Europe, ce socialisme des imbéciles qui infecta le mouvement ouvrier au début du XXe siècle et au delà.
Aujourd’hui, aucune de ces rhétoriques ne fonctionne plus.
Pour des raisons qui tiennent à l’histoire du dernier siècle, il n’y a plus que des minorités de femmes et d’hommes pour ne pas voir qu’elles ont toutes débouché sur des massacres abominables.
Et, pour que le vieux virus reparte à l’assaut des têtes, pour qu’il lui soit de nouveau possible d’enflammer de vastes foules, pour que des hommes et des femmes puissent, en grand nombre, et ce qu’à Dieu ne plaise, recommencer de haïr en toute bonne conscience ou croire, si l’on préfère, qu’il existe de justes raisons de s’en prendre aux juifs, il faut un argumentaire nouveau que l’Histoire universelle n’ait pas eu le temps de déconsidérer.

L’antisémitisme d’aujourd’hui dit, en réalité, trois choses.
Il ne peut opérer sur grande échelle que s’il parvient à proférer et articuler trois énoncés honteux, mais inédits, et que le XXe siècle n’a pas disqualifiés.
1. Les juifs seraient haïssables parce qu’ils soutiendraient un mauvais Etat, illégitime et assassin — c’est le délire antisioniste des adversaires sans merci du rétablissement des juifs dans leur foyer historique.
2. Les juifs seraient d’autant plus haïssables qu’ils fonderaient leur Israël aimé sur une souffrance imaginaire ou, tout au moins, exagérée — c’est l’ignoble, l’atroce déni de la Shoah.
3. Ils commettraient enfin, ce faisant, un troisième et dernier crime qui les rendrait plus détestables encore et qui consisterait, en nous entretenant inlassablement de la mémoire de leurs morts, à étouffer les autres mémoires, à faire taire les autres morts, à éclipser les autres martyres qui endeuillent le monde d’aujourd’hui et dont le plus emblématique serait celui des Palestiniens — et l’on est, là, au plus près de cette imbécillité, de cette lèpre, qui s’appelle la compétition des victimes.
L’antisémitisme nouveau a besoin de ces trois énoncés.
C’est comme une bombe atomique morale qui aurait là ses trois composants.
Chacun, pris séparément, suffirait à discréditer un peuple redevenu objet d’opprobre ; mais qu’ils viennent à s’additionner, que les composants se composent, que les trois fils entrent en contact et parviennent à former un nœud ou une tresse — et l’on est à peu près sûr d’assister à une déflagration dont tous les juifs, partout, seront les cibles désignées.
Car quel vilain peuple que celui dont on aurait insinué qu’il est capable de ces trois crimes !
Quel hideux portrait que celui d’une communauté de femmes et d’hommes accusés de trafiquer ce qu’ils ont de plus sacré, à savoir la mémoire de leurs morts, pour légitimer un Etat illégitime et intimer silence aux autres souffrants de la planète !
L’antisémitisme moderne c’est cela.
L’antisémitisme ne renaîtra sur grande échelle que s’il parvient à imposer ce tableau insensé et ignoble.
Il sera antisioniste, négationniste, carburant à l’imbécile compétition des douleurs – ou il ne sera pas : c’est d’une cohérence imparable ; c’est d’une détestable, méprisable mais infaillible logique.

Reconnaître cela, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, Monsieur le Secrétaire Général, Monsieur le Président, c’est commencer de voir, symétriquement, ce qu’il vous revient de faire pour lutter contre cette calamité.
Imaginons une Assemblée Générale des Nations Unies où Israël aurait sa place, toute sa place, celle d’un pays comme les autres, ni plus ni moins fautif que d’autres, soumis aux mêmes devoirs mais aussi aux mêmes droits— et imaginons qu’on lui rende justice en lui reconnaissant, au passage, d’être ce qu’il est vraiment : une authentique, solide et vaillante démocratie.
Imaginons une Assemblée Générale des Nations Unies qui, fidèle à son pacte fondateur, se ferait la gardienne sourcilleuse de la mémoire du pire génocide jamais conçu depuis qu’il y a des hommes — imaginons que cette année 2015 voie se tenir, sous votre égide et avec l’aide des plus hautes sommités scientifiques mondiales, la plus complète, la plus exhaustive, la plus définitive des conférences jamais réunie sur la tentative de destruction des Juifs.
Et puis rêvons, quelque part entre New York, Genève, ou Jérusalem, d’une deuxième conférence consacrée, elle, à toutes les guerres oubliées qui endeuillent les terres habitées mais dont on ne parle jamais car elles n’entrent pas dans le cadre des blocs, ou des groupes, entre lesquels vous vous partagez — et rêvons que cette seconde conférence, ce Sommet des damnés, prenant le contre-pied du sot et monstrueux préjugé voulant qu’il n’y ait de place dans un cœur que pour une seule et unique compassion, révèle ce qui fut la vraie vérité des décennies écoulées : c’est quand on avait la Shoah au cœur que l’on voyait tout de suite l’horreur de la purification ethnique en Bosnie ; c’est quand on avait en tête cet étalon de l’inhumain que fut le massacre planifié des juifs d’Europe que l’on comprenait sans tarder ce qui se passait au Rwanda ou au Darfour ; bref, loin de nous rendre aveugles aux tourments des autres peuples, la volonté de ne rien oublier du tourment du peuple juif est ce qui rend saillante, évidente, l’immense affliction des Burundais, des Angolais, des Zaïrois, j’en passe.
En adoptant ce programme, vous lutterez contre l’antisémitisme réel.
En réhabilitant cet Israël que votre Assemblée a porté sur les fonts baptismaux il y a presque 70 ans, en usant de votre autorité pour faire taire, une bonne fois, les crétins négationnistes et en vous portant, troisièmement, au secours de ces nouveaux damnés de la terre immolés sur l’autel de l’idéologie antisioniste, vous déconstruirez un à un chacun des composants du nouvel antisémitisme.
Mais vous défendrez en même temps, et dans le même mouvement, la cause de l’humanité.

Je ne serais pas là, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, si je ne pensais pas que cette enceinte soit l’un des seuls lieux au monde, peut-être le seul, où puisse s’orchestrer cette solidarité des ébranlés dont parlait le grand philosophe tchèque Jan Patocka et qui aura été le fil de ma vie.
Quand, dans mon pays, les plus hautes autorités de l’Etat disent : « la France sans ses juifs ne serait plus la France », elles dressent une digue contre l’infamie.
Mais quand, dans ce même pays, on a vu un quart d’entre vous, un chef d’Etat et de gouvernement sur quatre, venir marcher à nos côtés pour dire « je suis Charlie, je suis policier, je suis juif », ce fut une raison d’espérer que l’on n’attendait plus.
Et votre présence même, ici, ce matin, votre volonté de rendre cet événement possible et, peut-être, mémorable, attestent que c’est sur tous les continents, dans toutes les cultures et toutes les civilisations, que l’on commence de prendre conscience que la lutte contre l’antisémitisme est une obligation pour tous — et c’est là une belle et grande nouvelle.
Quand on frappe un juif, disait un autre écrivain, c’est l’humanité qu’on jette à terre.
Quand on s’en prend aux Juifs, insista un antinazi de la première heure, c’est comme une première ligne enfoncée sous une invisible mitraille qui frappera ensuite, de proche en proche, le reste des humains.
Un monde sans juifs, non, ne serait plus un monde – un monde où les juifs recommenceraient d’être les boucs émissaires de toutes les peurs et de toutes les frustrations des peuples serait un monde où les hommes libres respireraient moins bien et où les asservis seraient plus asservis encore.
A vous, maintenant, de prendre la parole et d’agir.
A vous, qui êtes les visages du monde, d’être les architectes d’une maison où la mère de toutes les haines verrait sa place amenuisée.
Puissiez-vous, dans un an, et l’année suivante, et toutes les autres encore, vous retrouver pour constater que votre mobilisation d’aujourd’hui n’est pas vaine et que la Bête peut reculer.

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