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Au Kef, les Tunisiens désarmés face à l’agitation de salafistes

 

Au Kef, les Tunisiens désarmés face à l'agitation de salafistes

Par Thierry Brésillon 

 

 

(Du Kef, Tunisie) « Des salafistes s'apprêtent à détruire la basilique antique du Kef », ainsi commence l'histoire, par un buzz sur les pages Facebook de ceux qu'inquiète l'activisme des islamistes en Tunisie. Le 15 septembre, une vingtaine de barbus investissent le bâtiment, annoncent qu'ils veulent le transformer en mosquée et promettent de revenir le lendemain pour la prière du vendredi.

Ils sont évacués par la police ; le gouverneur leur concède en échange le droit de venir prier dans les jardins et leur demande de transmettre leur requête aux différents ministères compétents (les Affaires religieuses, le Patrimoine, la Culture… ). Manière de contenir le problème dans sa dimension légale et administrative, puisque l'édifice est classé monument historique depuis 1894.

Comme promis, les salafistes reviennent le lendemain, bien organisés : sono, tapis de prière, distribution de sandwiches et, depuis, affichettes placardées dans la ville, pétition… il n'est pas certain que les lenteurs administratives épuisent leur détermination.

L'incident, limité à quelques dizaines de radicaux, pourrait sembler promis à l'insignifiance, vite balayé par les difficultés considérables que la Tunisie post-dictature doit affronter. Et pourtant, il obsède.

Au Kef, ville en déclin, 40% de chômeurs

Direction Le Kef, non pas pour savoir si la basilique est une mosquée, un musée ou une piste de danse, mais pour comprendre pourquoi le sort de quelques vieilles pierres peut empoisonner l'atmosphère d'une ville que préoccupent avant tout un taux de chômage officiel de 40% et son déclin depuis les années 70.

Situé à quelques kilomètres de la frontière algérienne (et de Sakiet Sidi Youssef), le Kef est une vieille ville, où depuis 2 500 ans se sédimentent les traces des civilisations qui s'y sont succédé.

Dominée par une forteresse ottomane du XVIIe siècle, la kasbah, qui surplombe l'une des plus belles médinas de Tunisie. C'est aussi un foyer de vie culturelle : école de maalouf (la musique judéo-arabo-andalouse), première troupe de théâtre de professionnelle du pays… Et un exemple de tolérance : une église, une petite synagogue font partie du paysage.

Une parfaite illustration de « la Tunisie carrefour des civilisations méditerranéennes » vantée par les guides touristiques. Mais aussi de la marginalisation des villes de l'intérieur sous l'ère Ben Ali.

« En 1956, presque plus personne ne venait à la mosquée »

Au pied de la kasbah, un bâtiment bas, carré, percé d'un atrium et, depuis le début de l'affaire, fermé et gardé par deux militaires, la fameuse basilique dont Mohamed Tlili, archéologue, résume l'histoire :

« Depuis la fin du XVIIIe, c'était la grande mosquée du Kef. Mais à partir de 1881, elle était de moins en moins fréquentée. En 1886, un archéologue français a découvert des traces de l'origine chrétienne du bâtiment, remontant au IIIe ou IVe siècle.

C'est l'époque où le cardinal Lavigerie, archevêque et fondateur des Pères blancs, dans un esprit de Croisade, voulait récupérer les églises “profanées” par les musulmans. C'est dans ce contexte qu'on a parlé de basilique, mais c'est une exagération. L'édifice a bien une fonction chrétienne, mais ne présente aucun des signes distinctifs d'une basilique.

A l'indépendance, en 1956, quasiment plus personne ne venait à la mosquée. En 1966, Bourguiba décide d'en faire un site archéologique et de construire une grande mosquée plus proche du nouveau centre de la ville.

A partir de 1975, en tant que délégué régional du patrimoine, j'ai entrepris la restauration du lieu et nous lui avons donné une vocation culturelle. »

 

Puis, en 2011, la révolution.

Dans une vidéo, un Saoudien s'en prend aux Tunisiens

Rejab, prof d'art dramatique, militant au grand cœur, avait repéré que depuis deux mois, une vidéo circulait sur Facebook :

« Un Saoudien explique qu'il est venu au Kef et qu'il y a vu une mosquée dont Bourguiba avait fait détruire le minaret pour la convertir en lieu de débauche. Il s'en prend aux Tunisiens qui laissent faire et demandent aux vrais musulmans de récupérer la mosquée. »

 

L'enjeu n'est évidemment pas le manque de place pour prier. C'est bien la question de l'identité qui resurgit dans un contexte post-dictature et pré-électoral. Rejab s'insurge contre cette entreprise de reconquête identitaire :

« Nous appartenons à la Méditerranée, la synthèse de toutes les civilisations qui se sont succédé ici, c'est cela l'esprit tunisien. Nous sommes fiers de notre dimension arabo-musulmane, mais réduire notre identité à cette seule dimension, c'est du négationnisme. »

 

Pas besoin de convoquer les intellectuels du Kef pour entendre ce discours. Un guide, un chauffeur retraité, un épicier pourront dire la même chose : « la basilique fait partie de notre patrimoine et ce patrimoine, c'est notre identité. »

« Derrière, il y a l'Arabie saoudite, le Qatar et la CIA »

La question n'était pas à l'ordre du jour de la révolution, elle n'est pas la priorité des Tunisiens accablés par le chômage et la pauvreté. Mais, et les Français ont payé pour le savoir, invoquer l'identité sur la scène politique, c'est lâcher une boule puante. Plus moyen d'y échapper, la question enflamme le débat, polarise la société, appelle l'anathème et l'exclusion réciproque.

Les militants de gauche ont leur idée sur les raisons de cette irruption :

« C'est une diversion. Derrière, il y a l'Arabie saoudite, le Qatar et la CIA, parce que les puissances impérialistes n'ont pas intérêt à ce qu'on parle de l'accaparement des richesses et veulent faire échouer la révolution au profit des islamistes. »

 

Un petit détour par les livres d'Histoire rappellerait que le rapport entre nationalisme, identité, religion et modernisation est l'un des débats structurants de la politique tunisienne depuis près d'un siècle. En attendant, l'explication ne fournit guère de solution au problème du jour.

« On ne va tout de même pas se battre avec eux ? »

Les sages de la médina veulent rester sereins :

« il faut régler le problème avec sagesse, ne pas répondre à la provocation par la violence. Ce sont les autorités qui devraient réagir. »

 

Difficile pour les Tunisiens de concevoir, après plus de cinquante ans d'Etat autoritaire, que l'autorité publique puisse être défiée et rester impuissante.

Côté société civile, on ne sait pas trop quelle stratégie adopter. « On ne va tout de même pas se battre avec eux ? » Des ados prévoient une soirée bière. Pas sûr que ce soit la meilleure idée…

Slim, professeur de sport, l'un des fondateurs d'une toute jeune association culturelle, veut organiser une festival culturel dans la basilique, avec concerts et courts-métrages, mais il avoue son désarroi :

« Dans l'action, ils nous dépassent en nombre. Ils s'adressent à des gens qui ne connaissent pas l'histoire de la ville, qui n'ont pas d'accès à la culture. Ils viennent prier et personne ne peut s'opposer à des musulmans qui veulent prier. C'est l'islam et les gens craignent de s'attaquer à la religion.

Sur Facebook, tout le monde est contre, mais personne ne va au contact de la population pour parler. »

 

Et au fond qu'en dit « l'opinion » : « Mosquée ou musée, qu'est-ce que ça change ? »

« Ces gens me font peur »

Mais la basilique n'est pas seule en cause. Les salafistes ont pris le contrôle des deux principales mosquées du centre-ville. C'est l'un d'eux, un jeune imam de 25 ans, qui est à l'origine de l'action.

Ils ont menacé de sortir les catafalques des fondateurs de la confrérie soufie installée dans le mausolée de Sidi Bou Makhlouf. Un petit bijou d'architecture à deux pas de la basilique et qu'entretient une vieille dame, descendante des cheikhs qui reposent sous les coupoles ornées de stucs :

« Ces gens me font peur, mais je ne les laisserai pas faire. Avant, je laissais ouvert à tout le monde. Maintenant, je suis obligée de fermer la porte. »

 

Une semaine après leur première tentative, quelques salafistes sont venus jeudi soir autour de la basilique pour évaluer la possibilité de revenir prier le vendredi. Par mesure de prévention, l'armée l'a entourée de barbelés.
Victoire, provisoire, de l'Etat, ou défaite de la culture ? En tout cas le piège s'est déjà fermé sur la basilique du Kef.

 

http://www.rue89.com/tunisie-libre/2011/09/26/au-kef-les-tunisiens-desarmes-face-a-lagitation-de-salafistes-223619

 

Photos : La basilique du Kef (le 21 septembre 2011, Thierry Brésillon), Le Kef (Th. Brésillon), Mohamed Tlili (Th. Brésillon), la grande mosquée du Kef (Th. Brésillon).

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