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Batou Hattab. Le chagrin du rabbin

Batou Hattab. Le chagrin du rabbin

 

 

 

 

Ses yeux noirs plongent et replongent machinalement dans l’écran de vidéosurveillance posé sur son bureau.

Comme pour y chercher refuge, pour peut-être abriter des regards la douleur qui se lit dans le sien. En tout cas, ce n’est pas la crainte, «je n’ai pas peur», balaie vivement Batou Hattab. Les deux caméras, qu’il a fait installer après la révolution, gardent l’œil sur l’entrée de la petite école juive qu’il dirige, rue de Palestine, à Tunis. Une discrète maison blanche sans enseigne, gardée par deux policiers, dans le quartier Lafayette. Le père de Yoav Hattab, tué lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, le 9 janvier à Paris, essaie de tromper son chagrin dans le travail. Sitôt rentré en Tunisie, après l’enterrement à Jérusalem, Batou Hattab est revenu à son office. «C’est très difficile pour moi en ce moment, mais je dois être là, il y a le bac et le brevet blancs bientôt», raconte-t-il.

 

Rabbin officiant à la grande synagogue de Tunis, à quelques rues d’ici, l’homme trouve également un peu de consolation dans sa foi, «parce que j’ai une confiance absolue dans le bon Dieu». Il jure de ne jamais pardonner aux assassins de Paris, et s’en remet à la justice de Dieu. «C’est lui qui leur fera payer. A la fin, ils seront écrasés.»

 

Mais plus les jours passent, plus «la douleur augmente, remarque-t-il, parce que les souvenirs remontent». Ceux d’un garçon «extraordinaire, actif, dynamique, gentil, premier de sa classe», décrit le père. Yoav, 21 ans, était le deuxième de ses neuf enfants. «C’était le plus proche de moi. Je l’impressionnais. Il aimait beaucoup son père, comme un homme simple. Il était aussi mon disciple, mon élève, c’est moi qui l’ai éduqué», souligne le professeur qui enseigne la Torah depuis 1990.

 

Coiffé d’un chapeau ou d’une casquette de laine en guise de kippa, le visage mangé par une barbe proéminente, le paternel dégage une élégance désuète, mêlant charisme et bonhomie. Il mène une vie frugale, n’écoute pas de musique et n’a que des lectures théologiques. «J’aime ma religion, je la pratique par joie», expose-t-il.«Malgré son côté sévère, traditionnel, il a toujours eu un esprit ouvert, nuance Avishay, son fils aîné. Il n’a jamais obligé ses enfants à être comme lui, et on ne l’est pas. Yoav, par exemple, avait une vie religieuse, étudiait la Torah, aidait les pauvres, mais il se permettait aussi de sortir, d’avoir une vie sociale et des copines.»

Le bac empoché, le cadet décide de poursuivre ses études à Paris, en 2011, pour passer un BTS en commerce international. «Il avait réussi à s’installer à Vincennes, il allait terminer ses études cette année, on lui avait proposé de devenir associé d’une entreprise, avec une bonne part de l’actionnariat, retrace Batou Hattab. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a parlé d’une fille qu’il avait rencontrée, il pensait sérieusement à se marier. Je lui ai dit qu’il était encore jeune, qu’il pouvait attendre et rester avec elle.» Un futur plein de promesses «décimé par des mains de sauvages», une «fleur fauchée par la haine des juifs». Et d’ajouter : «Cet islam-là, dont on entend tellement parler, ce n’est pas celui des musulmans. On a vécu ensemble, plus que des frères, pendant des années.»

 

Le religieux a grandi à Médenine, une petite ville du sud tunisien réputé jaloux de son identité arabo-musulmane. Son père y est tanneur, son grand-père officie comme rabbin. Il a 13 ans lorsque, en 1973, sa famille se résout à partir. La petite communauté juive locale s’est réduite à peau de chagrin, il n’y a plus le quorum nécessaire pour les prières. A l’époque, la plupart des 100 000 juifs recensés ont déjà quitté le pays, vers Israël ou la France. Plutôt traditionnels, les Hattab s’établissent à Tunis, dans le quartier de Lafayette. Aujourd’hui, la minorité juive ne représente guère plus de 1 500 âmes, réparties entre Djerba (qui en concentre les deux tiers) et la capitale. Batou Hattab est l’une des figures de cette micro-communauté tunisoise déclinante. Il s’efforce d’entretenir la possibilité d’une éducation judaïque, dans cette école loubavitch fondée dans les années 60. Cette année, ils sont 34 élèves, de la maternelle à la terminale. En dehors des leçons de Torah, les professeurs, tous musulmans, dispensent les programmes français. «Le fait de maintenir l’école est déjà énorme, il faut chercher des enseignants pour deux ou trois élèves, souligne Moshe Uzan, jeune entrepreneur et bénévole pour la communauté. Mais c’est le plus important pour Batou, l’éducation.» «C’est la base fondamentale de la vie humaine,estime le directeur. Mon fils était bien éduqué, et voyez l’amour qu’il y a pour lui dans le cœur des gens.» Dans son étroit bureau, à l’entrée de l’école, les visiteurs se succèdent pour présenter leurs condoléances. Polémiquer sur le silence des autorités tunisiennes, qui n’ont pas eu un mot en public sur la mort de Yoav, ne l’intéresse pas.«Presque tous les Tunisiens ont pleuré avec moi, balaie-t-il. J’ai reçu des centaines de coups de fil, les gens m’abordent dans la rue pour me consoler. Le président Béji Caïd Essebsi m’a reçu et m’a dit qu’il partageait notre malheur, que toute la Tunisie était avec nous.»

 

Finalement, lors d’une cérémonie d’hommage à la synagogue, le 10 février, le vice-président de l’Assemblée, l’islamiste Abdelafattah Mourou, est venu parler de la tolérance et de la cohabitation entre juifs et musulmans dans le pays. «On n’a pas de problèmes», répète aussi Batou Hattab sans arrêt. Il l’avait déjà dit sur France 2, au surlendemain de l’attentat. «En Tunisie, nous avons un autre respect», expliquait-il.«Il ne peut pas tenir un autre discours, décrypte Yohann Taïeb, jeune chercheur franco-tunisien et ami de la famille. Ici, quand les juifs s’expriment publiquement, ils sont obligés de montrer patte blanche. Ils sont toujours soupçonnés d’avoir une autre allégeance, envers Israël, et doivent sans cesse se justifier.» Il a fallu s’expliquer ainsi sur l’enterrement de Yoav en Israël, ce qui a heurté nombre de compatriotes. Certains ont critiqué une récupération politique de la part de Nétanyahou, d’autres y ont carrément vu un acte prosioniste. «Pour moi, ça aurait été mieux qu’il soit enterré tout près, pour que je puisse aller le voir. Mais dans l’Hyper Cacher, les otages ont discuté et ils ont dit que s’ils mourraient, ils voudraient être enterrés là-bas, qu’il faudrait le dire aux familles. Le mont des Oliviers, c’est un endroit saint. C’est pour ça que je l’ai enterré là-bas, justifie Batou Hattab. Sinon, je ne sais pas quel aurait été mon choix.» Dès qu’on affleure les questions politiques, il botte en touche : «Ni mon fils ni moi on ne s’en mêle. On travaille pour nous-mêmes, et pour le pays», répète-t-il. Mais «bien sûr» qu’il a voté, «c’est mon devoir de citoyen». Quelques fois, le rabbin est même monté au créneau pour défendre la place de ses coreligionnaires en Tunisie. Et aux étrangers, il tient à passer ce message, incongru dans le contexte : «Je conseille de venir en vacances ici, c’est un pays protégé. Avec l’aide de Dieu.» Comme une onction.

 

EN 4 DATES

 

Novembre 1960 Naissance à Médenine (Tunisie).

 

1973 S’installe à Tunis.

 

Avril 1993 Naissance de son fils Yoav.

 

9 janvier 2015 Perd son fils lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, à Paris.

 

Par Elodie Auffray, publié dans Libération

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