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Deux mondes arabes s'affrontent en Tunisie, par MARTINE GOZLAN

 

Deux mondes arabes s'affrontent en Tunisie

 

 

MARTINE GOZLAN - MARIANNE

 

La journée sera-t-elle bleue ou noire ? Chaque heure qui passe au pays du jasmin apporte sa moisson d’espoirs ou son orage de désespoirs aux filles et fils de la Tunisie qui – sans les islamistes-  avaient inventé la première révolution arabe. 

D’un côté, les salafistes, forts de l’indulgence à leur égard du pouvoir islamiste, attaquent l’ambassade américaine, brûlent les mausolées des saints soufis, reflet d’un islam populaire et paisible. Brandissant l’étendart  noir du djihad, ils agressent les journalistes, menacent au sabre les enseignants rétifs à la burqa. Dans quelques jours, le 25 octobre, le doyen de la faculté des lettres de la Manouba, près de Tunis, Habib Kazdaghli, sera traduit en justice : une justice  alignée sur le credo islamo-salafiste qui transforme en coupable cet historien  victime depuis 18 mois des violences d’un groupe de fanatiques. L’émotion est grande dans le monde universitaire, de Tunis à Paris. Marianne reviendra sur la solidarité qui s’organise à cette occasion à travers une pétition de plusieurs milliers de signataires. 

Car, d’un autre côté, les manifestations surgissent à chaque nouveau coup de force liberticide. Il y avait eu celle des femmes contre les velléités d’inscription dans la future  Constitution d’un  amendement régressif sur « la femme complémentaire de l’homme ». Devant le tollé suscité chez les filles et les petites-filles de la Tunisie de Bourguiba ( qui fut autrefois condamné à mort par le grand mufti d’Arabie Saoudite), les islamistes ont renoncé au projet. La dernière  révolte en date est celle des journalistes. En grève générale le 17 octobre, en grève de la faim pour certains d’entre eux ( comme Lamia Chérif, journaliste au quotidien Dar Assabah, transportée à l’hôpital) on les a vus défiler, un ruban adhésif sur la bouche pour protester contre la censure. C’est que le gouvernement avait bloqué l’application des décrets- lois adoptés avant la victoire électorale islamiste, sous le premier ministre de transition Caid Beji Essebsi. Ils devaient protéger la liberté de la presse. 

Se calquant au contraire sur les pratiques de Ben Ali, le pouvoir religieux renoue avec les pressions d’en haut, maquillées sans doute en désir d’Allah : il a nommé des directeurs de journaux  et de chaines de télévision à sa botte, corrompus et incompétents. Il laisse ses « enfants salafistes », comme les qualifie affectueusement Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda, tenter de terroriser la presse, par exemple  en agitant une  fiole de vitriol au visage de nos consoeurs tunisiennes. L’organisation Reporter sans Frontières- peu suspecte de parti pris tant RSF a lutté hier contre la dictature- recense plus de 130 attaques contre les journalistes tunisiens.  

Et pourtant, le courage vient de récolter momentanément ses fruits : le gouvernement, embourbé, fait marche arrière le 18 octobre. Il annonce la mise en application des décrets-lois organisant le secteur de l’information et assurant l’indépendance des plumes et des caméras. L’islamisme officiel a donc été contraint de reculer.  

Sur la carte des révolutions kidnappées par l’obscurantisme, ceci n’est possible qu’en Tunisie. Là seulement s’affrontent au grand jour les deux mondes arabes de la lumière et de la nuit. Là seulement, existe une importante société civile structurée, éduquée, capable de réfuter l’argumentaire nauséeux et néo-totalitaire de l’islamisme aux commandes. Les apparatchiks d’Ennahda, par ailleurs de plus en plus en plus divisés,  sont en train de le comprendre. En lâchant la bride aux salafistes, ils ont trahi l’âme profonde de leur pays. La destruction des mausolées soufis (quatre sanctuaires brûlés, plusieurs fermés et condamnés) par les porteurs du drapeau funèbre du nihilisme djihadiste constitue un choc pour le petit peuple attaché aux traditions séculaires de la Tunisie douce et piétiste. 

C’est ainsi que la barbarie a commencé dans les années 1990, dans l’Algérie voisine, avec les destructions des blancs tombeaux des marabouts. C’est ainsi que les malheureux Maliens voient aujourd’hui détruit leur héritage à Tombouctou. Cette allégeance claire des  talibans tunisiens aux bourreaux et aux destructeurs d’ailleurs constitue un énorme traumatisme pour les Tunisiens tranquillement pratiquants. Ce choc va contribuer à les détacher d’Ennahda pour lequel ils ont sans doute voté en octobre 2011. Rejoignant les syndicalistes, les universitaires, les journalistes, les jeunes diplômés toujours chômeurs, puis les Tunisiennes voilées ou dévoilées qui refusent de voir pulvérisé leur statut de femmes libres, ce peuple agressé et trompé peut faire la différence aux législatives du 23 juin prochain. Islam contre islamisme, jour contre crépuscule, bleu contre noir : la Tunisie, dans son exception fascinante, fera peut-être une nouvelle fois sa révolution. 

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