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Israël-Palestine : Rejet de l’autre, par ARNO KLARSFELD

Israël-Palestine : Rejet de l’autre

ARNO KLARSFELD

 

Arno Klarsfeld, avocat international, est le fils de Beate et Serge Klarsfeld, les “traqueurs de nazis” dont il représentait l’association lors du procès de Maurice Papon en 1998.

Rejet et tolérance sont deux notions que j’ai pu appréhender très tôt par mon patrimoine génétique, par l’œuvre de mes parents et par mon itinéraire.

Serge est le fils d’une juive russe et d’un juif roumain, mariés à la mairie du Panthéon en 1929.  Ils étaient jeunes, avaient reçu une éducation cosmopolite, n’étaient pas pratiquants sauf pour le jour de Yom Kippour. Sans identité juive pendant son enfance, Serge avait pourtant bien failli en être la victime un soir de septembre 1943 à Nice où les hommes de Brünner arrêtèrent son père, Arno. Il se sacrifia pour sauver sa famille et eut comme sépulture celle de tant d’autres juifs: la terre de Pologne où se répandaient les cendres des crématoires d’Auschwitz. Vingt ans plus tard le destin de Serge le rattrapait là-bas où la quête de son père assassiné avait dirigé ses pas.

 

Beate a vu le jour à Berlin. Trois semaines après sa naissance, Hitler entrait dans Prague, son père avait embrassé sa femme et sa fille unique et avait rejoint son unité. Les siens purent le voir sur une photographie montant la garde, souriant devant une Kommandantur en Normandie. Un autre cliché quelques mois plus tard, le montrait maussade et débraillé, quelque part du côté du front russe. Une double pneumonie le ramena vers les casernes allemandes. A la maternelle, Beate eut le temps de réciter des petits poèmes à la gloire du Führer. Puis vînt la défaite. L’enfance de Beate se déroula dans les ruines de Berlin où plongent ses racines et sa profonde conviction de l’unité du peuple allemand.

 

Le jour de sa majorité Beate quitta  Berlin pour fuir le milieu petit bourgeois dans lequel on cherchait à l’enfoncer, elle arriva gare du Nord à Paris.

En elle aucun sentiment de culpabilité. Pourquoi se serait-elle sentie coupable, elle n’avait pas 6 ans à la fin de la guerre mais elle avait conscience de sa responsabilité d’être allemande. Une responsabilité envers l’avenir. Sa génération devait être meilleure non pas pour ce qui avait été fait mais pour ce qu’elle voulait faire de l’Allemagne.

 

Serge avait besoin de Beate pour comprendre qui il était et Beate avait besoin de Serge pour réaliser qui elle devait être. Ces deux  destins, juif et allemand, qui n’auraient jamais dû se rencontrer se croisèrent et bientôt n’en formèrent qu’un seul. J’en suis issu.

 

Ils réussirent après efforts, mobilisations, campagnes, prisons, seuls au début puis rejoints par un groupe de fils et filles de déportés juifs de France à faire juger ceux qui en Allemagne et en France étaient responsables de la déportation des 80.000 Juifs de France.  Parallèlement à cette œuvre de justice mon père, avec l’aide de ma mère et de la mienne, s’est attelé à faire revivre ces 80.000 victimes dont 11.000 enfants. Il a su par un travail colossal, titanesque qui n’a pas d’équivalent, faire renaître ces victimes. Ils étaient des lettres sur des listes, il en a fait à nouveau des êtres humains en leur rendant leur itinéraire, leur vie personnelle et, pour plus de 4.000 enfants, leurs visages grâce aux photos d’eux qu’il a pu retrouver et publier dans le Mémorial des Enfants Juifs déportés de France.

 

Quant à moi si je me sentais juif et si le terme nazi m’était ignoble, je n’ai pas développé un rejet des Allemands puisque, pour moi, l’Allemagne c’était aussi le visage de ma mère. Ainsi imperceptiblement, naturellement sans même qu’on ait eu besoin de me l’enseigner j’ai appris à considérer les hommes et les femmes non en fonction de leur appartenance à tel peuple ou telle ethnie mais en fonction de leur caractère ou des idées ou thèses qu’ils véhiculaient.

En 2002, au moment de la 2ème intifada, j’ai accompli mon service militaire en Israël dans une unité combattante. A cette période j’étais sous l’impression, suite aux attentats kamikazes quasi quotidiens qui touchaient Jérusalem qu’une partie du peuple palestinien rejetait Israël en tant que peuple juif au Moyen orient.

Evidemment le conflit ne datait pas d’hier et le rejet avait été mutuel et, s’il n’y avait pas eu ce rejet mutuel, il n’y aurait aujourd’hui ni peuple israélien, ni peuple palestinien avec une conscience, avec un degré de conscience politique aussi aigu. Ce conflit n’est pas né d’un malentendu. Ce  qui séparait les deux peuples était entendu.

 

A la fin du XIXème siècle et de plus en plus en avançant dans le 20ème, un certain nombre de juifs, une fois libéré des ghettos et effrayés des pogroms barbares à l’Est de l’Europe et de l’antisémitisme virulent à l’Ouest même en France, patrie des lumières, voulurent s’installer sur une terre qu’ils estimaient n’avoir jamais vraiment quitté et à laquelle ils buvaient les soirs de fête en chantant chaque année «l’année prochaine à Jérusalem».

 

Les palestiniens sous domination ottomane à l’époque habitaient concrètement depuis des générations sur la terre de Palestine et ne voulaient pas changer leur mode de vie. Ils ne voulaient pas d’une modernisation qu’ils n’avaient pas sollicitée. La présence juive, qu’elle fût jugé légitime ou non, affectait leur vision immédiate du monde environnant.

 

Une compétition a donc mis en confrontation deux groupes d’hommes pour un territoire.

Cet antagonisme ; ces batailles, ces rejets de l’autre et de la conscience nationale de l’autre ont contribué à forger deux peuples qui sont aujourd’hui parmi les peuples les plus connus de la planète.

 

La situation actuelle est donc le fruit d’un rapport de force. Certains espèrent que ce rapport de force va s’inverser, d’autres qu’il restera le même, d’autres qu’il évoluera vers une coexistence pacifique.

 

En tous les cas, les Palestiniens, ou plutôt leurs leaders, ont eu tort de rejeter le plan de partage de la commission Peel en 1937 qui leur donnait un territoire bien plus considérable, ils ont eu tort de rejeter aussi le plan de partage de 1948 de l’ONU et peut-être aussi ont-ils eu tort de rejeter le plan de partage de Barak en 2000 bien qu’il y ait des controverses sur son réel contenu.

 

Mais quoiqu’il en soit les Palestiniens aujourd’hui ne peuvent obtenir après de rudes batailles, après de terribles sacrifices, que moins que ce qu’ils auraient obtenu pacifiquement il y a plus de 70 ans. Peut-être est-ce aussi une des raisons du blocage aujourd’hui ?

 

À l’issue de la guerre des Six Jours, les Israéliens auraient dû empêcher toute implantation dans les territoires conquis. À l’époque, ils croyaient encore qu’ils pourraient éviter la création d’un État palestinien en s’entendant avec la Jordanie, ou bien que les Palestiniens de Jordanie, qui constituaient près de 70 % de la population de ce pays, finiraient par renverser la dynastie hachémite. Cette analyse était fausse et elle était basée aussi sur le fondement du rejet de l’autre. Les Israéliens ont été arrogants, nous avons été arrogants, nous avons manqué de générosité, mais est-ce que cela aurait changé le problème de fond? Les Palestiniens, et plus généralement le monde arabe, sont-ils prêts à accepter au Moyen-Orient un État à caractère juif ? Pas simplement israélien et binational mais juif d’identité comme le prévoyait la déclaration Balfour, un foyer national pour le peuple juif.

 

Est-ce que cela rejette pour autant le million et demi de palestiniens ou d’arabes israéliens non juifs présents en Israël ? Oui, même s’ils votent, même s’ils ont leurs représentants à la Knesset, ils peuvent se sentir rejetés du projet sioniste en terre d’Israël, c’est vrai. C’est logique. Mais ils ont ou ils auront la possibilité de vivre leur identité nationale palestinienne en terre de Palestine tandis que les Juifs n’ont qu’Israël comme terre pour vivre leur identité nationale juive. C’est un problème, j’en conviens, mais je remarque aussi que la quasi-totalité des Juifs ont quitté les pays arabes où ils vivaient parfois depuis des siècles sinon des millénaires.

 

Existe-t-il un rejet des Palestiniens comme peuple et comme individus dans la société israélienne? Oui bien sûr, mais je veux croire que ce rejet est très minoritaire. Lors de la guerre du Liban, certaines forces israéliennes basées à Beyrouth ont laissé entrer les milices chrétiennes dans les camps de Sabra et Chatilla. Ces milices ont massacré des centaines de personnes. Oui, celui qui a laissé passer ces milices aurait dû savoir ce qui pouvait se passer. Si celui-là avait sa mère à l’intérieur, il se serait inquiété. Il ne l’a pas fait parce qu’il ne s’est pas soucié. Quand il a entendu des tirs, il ne s’est pas soucié, cela pouvait être des tirs entre combattants. Si sa mère avait été à l’intérieur, il se serait soucié. Il n’a donc pas considéré les palestiniens dans le camp comme des hommes, des femmes et des enfants à qui il devait protection (puisqu’il était la force occupante). Dans cette attitude de silencieuse complicité, il y avait un rejet de l’autre. Mais lorsque ces massacres ont été connus en Israël, des centaines de milliers de personnes, l’équivalant de six millions de personnes pour la France, sont descendus dans la rue manifester à Tel Aviv. La mobilisation de la société israélienne a été telle que Sharon a été contraint de démissionner du Ministère de la Défense et il a connu une traversée du désert politique qui a duré près de vingt ans. Cette sanction montre le caractère démocratique de l’Etat puisqu’elle frappait le chef le plus prestigieux et charismatique de l’armée israélienne.

 

J’ai en revanche été obligé de constater que lorsqu’un attentat est perpétré en Israël tuant des femmes et des enfants, des milliers de personnes descendent dans la rue non pour manifester mais pour danser et chanter.

 

A l’armée nous a-t-on enseigné le rejet de l’autre? On ne nous pas enseigné la douceur mais on nous a enseigné le respect des règles. C’est vrai, certains étaient inutilement méprisants ou agressifs, considérant l’autre comme quantité négligeable alors que la personne aurait pu être leur frère, leur père ou même leur grand père. Mais régulièrement des directives étaient données où l’on était prévenu que si l’on assistait à quelque chose d’illégal sans le dénoncer on était soi-même complice de l’acte illégal. Ceci est assez rare pour une armée qui n’est pas en temps de paix. Mais nécessairement, l’occupation d’un territoire où les habitants ressentent une identité politique et nationale forte suscite de la part de la puissance occupante des comportements qui sont ressentis comme une négation, un rejet par ceux qui sont occupés.

 

Est-ce que je suis optimiste ou pessimiste ?

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Quant à Israël l’opinion se durcit et il me semble que devant tant de menace, son gouvernement a choisi la politique du wait and see tout en consolidant autour de Jérusalem ses positions. La solution du conflit est pourtant simple : retour aux frontières de 1967 avec échange de territoires agréés par les deux parties, Jérusalem-Est capitale de la Palestine, une solution originale et partagée pour la vieille ville.

Le mieux que l’on puisse espérer, comme dans tout conflit tragique entre deux peuples, c’est un long processus d’adaptation psychologique en enseignant dès le plus jeune âge la tolérance, le respect de la dignité humaine à la lumière des méfaits commis sur soi par les autres mais aussi et peut-être surtout à la lumière des méfaits que l’on a soi-même commis sur l’autre. Aujourd’hui un manuel d’Histoire commun pour les lycéens Français et Allemands existe. Il suffit pourtant de feuilleter un manuel d’instruction civique français des années 1920 pour mesurer le chemin parcouru. À cette époque, les Allemands étaient dépeints comme des tueurs d’enfants français avec lesquels aucune réelle paix ne serait jamais possible. C’est encore malheureusement le cas. Des deux côtés des hommes et des femmes, comme s’activent pour inculquer cet esprit de tolérance indispensable et préalable à toute paix réelle. Mon père est allé parler de la Shoah à Bagdad, Amman, Tunis au Caire et il a été enchanté de l’accueil reçu et des auditoires devant lesquels il s’est exprimé : «Bien plus attentifs et courtois que les auditoires juifs». Ce sont là ses mots…

 

Je dirai enfin que le rejet bien que terrible et puissant a été raisonnable comparé à la haine qu’il y a eu entre les peuple français et allemand pourtant si fin, si cultivés, si raffinés, si philosophes. L’Allemagne et la France ont sacrifié des millions de leurs enfants pour une guerre, la première guerre mondiale dont les petits Français et Allemands d’aujourd’hui sont souvent bien incapables d’en fournir les causes. Les deux peuples, palestinien et israélien, ont tant à gagner à s’entendre et tant à perdre en continuant à se battre qu’à long terme je suis et je veux être optimiste.

 

Je voudrais finir en vous racontant que je suis rentré de l’armée en Israël avec deux chats. Je les avais trouvé dans la partie ouest de la ville, je leur ai donné des noms hébreux mais je ne sais pas s’ils sont juifs ou musulmans. Le roux s’appelle Houmy, ce qui signifie marron, et la deuxième c’est Malka, ce qui signifie reine. La famille de Houmy dépendait de la majestueuse poubelle rehov Shamkham, quelques mètres avant la artère principale du centre ville : rehov King Georges. Cette poubelle est alimentée par les détritus des particuliers et aussi par ceux des cafés et restaurants des rues mitoyennes. Les chats qui parviennent à l’âge adulte ayant survécu aux nombreuses pandémies sont grands, robustes et d’un caractère flegmatique. Ils savent leur futur assuré par la manne quotidienne qui leur est garantie. La famille de Malka dépendait d’une poubelle adjacente de l’Institut Biblique Pontifical et du Collège Hébraïque. C’était une poubelle plus étroite, plus austère qui avait connu des temps meilleurs lorsque, il y a déjà longtemps, se tenait à l’angle le Conseil Suprême Musulman aujourd’hui musée. Chaque groupe de chats défend son territoire, défend sa poubelle à l’encontre des autres groupes chats qu’il considère comme des intrus. Mais dans l’absolu, il n’existe pas d’intrus puisque chaque chat a faim, chaque chatte a ses châtions à nourrir, chaque chat a raison et chaque chat a tort. On remarque quand on est attentif à la vie de ces groupes de chats que si aucun des groupes ne prend un ascendant déterminant, des règles de conduite sont silencieusement entendues et respectées qui permettent à chaque groupe de se nourrir sans avoir à se rencontrer trop dans un premier temps et, petit à petit, ils finissent par se mêler. Mais nul ne peut les y forcer.

Si donc même les chats parviennent à des compromis alors peut-être existe-t-il un espoir au Moyen-Orient.

 

 

Arno Klarsfeld en quelques dates :

1965 : Naissance à Paris. Fils aîné de Serge, avocat et écrivain juif d’origine roumaine, et de Beate, militante anti-nazi allemande, fille d’un ancien soldat de la Wehrmacht.
1994 : Avocat des parties civiles au procès de Paul Touvier, chef de la Milice à Chambéry et à Lyon, condamné à la réclusion à perpétuité.
1998 : Avocat de l’association des Fils et filles de déportés juifs de France lors du procès de Maurice Papon.
2002 : Prend la nationalité israélienne et s’engage dans les Magav, les garde-frontières rattachés à la police israélienne ; il est affecté à des check-points autour de Bethléem, en Palestine.
2010 : Nommé conseiller d’Etat.

* Ce texte a été prononcé au Parlement européen lors la conférence internationale Culture et résolution des conflits en Europe et au Moyen orient à l’initiative du Projet Aladin (programme culturel et éducatif qui vise à mettre à la disposition de tous des informations fiables et accessibles sur les enjeux liés aux relations judéo-musulmanes). Arno Klarsfeld y est intervenu aux côtés de Shirin Ebadi, le prix Nobel iranien, de Samuel Pisar, l’un des plus jeunes survivants de la Shoah, de l’écrivain et poète marocain Tahar Ben-Jelloun ainsi que de Khalil Hindi, le président de l’Université palestinienne de Birzeit.

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