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Jean Touitou, branché en mode minimal

 

Jean Touitou, branché en mode minimal

Jean Touitou. | Cécile Bortoletti pour M Le magazine du Monde

 

Avec Bill Murray, il y a plus qu'un air de famille. Est-ce sa manière de se tenir assis, le dos arrondi, les épaules tombantes, presque avachi ? Son phrasé doux et lent à la fois ? Ou ses mines de Droopy sexagénaire et bougon qui obligent ses amis – il en a beaucoup – à reconnaître qu'il a toujours l'air de faire la tête ? Jean Touitou est un mystère qui entend bien le rester. Le créateur d'APC, marque branchée qui exporte jusqu'au Japon et aux Etats-Unis ses basiques chics (cardigans à col arrondi, jupes droites, boots en daim ou jeans très bruts), n'est pas du genre à se confier au premier venu. Pas du genre non plus à confirmer une rumeur tenace : il aurait inspiré le personnage interprété justement par Bill Murray dans Lost in Translation, de Sofia Coppola.

Un goût du secret et du contrôle de son image qu'il est tentant d'attribuer à son passé d'ancien trotskiste, membre de l'Organisation communiste internationaliste, qui a accueilli un autre "austère qui se marre", Lionel Jospin. Etudiant à la Sorbonne, Jean Touitou se destinait à une carrière de prof d'histoire avant de se faire la malle pour l'Amérique du Sud. Quand il rentre, l'intello marxiste hégélien, grand lecteur de Nietzsche, Schopenhauer et Camus, brouille les cartes et devient... manutentionnaire puis comptable chez Kenzo. Il travaille ensuite avec Agnès b. puis le créateur nippon Irié avant de monter sa propre affaire en 1987. Hommage de l'ancien marxiste à ses premières amours, Touitou choisit de l'appeler APC pour Atelier de production et de création. Avec ses lignes droites, ses coupes impeccables (implacables ?), ses tissus de qualité et ses prix abordables pour du prêt-à-porter haut de gamme (un jean APC vaut 150 € quand un Diesel peut culminer à 400 €), sa mode "hystériquement normale" – comme il la définit lui-même – ne tarde pas à s'imposer. Sans tambour ni trompette : pas de défilé (trop cher), peu de publicité et un catalogue de VPC à l'austérité quasi obsessionnelle. Alors qu'elle atteint l'âge respectable de 25 ans, l'âge de raison de la mode, celui où les marques deviennent des maisons, APC compte aujourd'hui une soixantaine de points de vente dans le monde et, pour nombre d'initiés, les trois lettres résument à elles seules une certaine idée du minimalisme à la française. Tellement chic que les acteurs du milieu de la mode interrogés préfèrent l'anonymat. Trop peur de se brouiller ou, pire, d'avoir l'air ringard en critiquant l'apôtre du bon goût...

Son patronyme juif séfarade fleure bon, lui, le soleil de la Goulette, la plage de Tunis, le sandwich complet au thon et la faconde méridionale. Mais l'homme, arrivé de Tunisie à 9 ans, est plus proche de Woody Allen, "avec sa timidité que l'on pourrait prendre à tort pour de l'arrogance", confie le producteur de musique Bertrand Burgalat, qui le connaît bien. "C'est un Méditerranéen puritain, trop intelligent pour s'identifier à son éducation, ajoute le créateur du label Tricatel. Il n'a pas honte de ses origines mais n'a pas envie de jouer avec ça." Le folklore, très peu pour lui. Malgré tout, en 1994, Jonathan Richman grave pour APC une version de Mustapha, chanson popularisée par Bob Azzam, auteur de l'inénarrable Fais-moi du couscous chérie. Depuis, plusieurs CD du chanteur oriental Lili Boniche ont été réédités par ses soins. Comme tous les timides, le créateur a parfois besoin de se laisser aller à son "côté obscur". En sexagénaire branché, "Jean tweete tout", comme l'a joliment épinglé le site de mode Ykone. Et n'importe quoi. Sur Valérie Trierweiler, en juin dernier, il écrivait : "Si elle ne se fait pas soigner, la first douchebag lady, qu'elle aille se faire fister sous acide." Un don pour le jeu de massacre auquel il se prête volontiers en interview aussi. Au sujet de Karl Lagerfeld, une de ses cibles préférées, il devient intarissable : "Personne ne se souviendra de lui. Aucun étudiant en mode ne pourrait définir une silhouette Lagerfeld. Je le surnomme le "gnomen" pour que ça sonne germanique !"

"UN DICATEUR SOUPLE"

Côté création, cet excessif souvent dans la retenue est habité par des envies de rigueur et de dignité : "La gerboulade coloristique, très peu pour moi. Ça m'amuse de flirter avec la frigidité..." Au point que ses détracteurs lui reprochent de réhabiliter une mode qui rappelle furieusement "les heures les plus noires de l'Europe de l'Est avec ses robes pas sexy du tout, sans décolleté ni taille marquée, ses sweats qui grattent et la couleur moutarde comme seule fantaisie", explique une rédactrice de mode, sous couvert d'anonymat. L'intéressé, qui reconnaît volontiers que ses vêtements ne plaisent pas aux femmes du Sud, celles de son enfance, cherche à installer une boutique APC à Milan "pour mieux comprendre". L'ancien disciple de la lutte des classes s'assume en patron pragmatique et jaloux de son indépendance financière : "C'est moins sexy pour l'image de s'affirmer à la fois comme un gestionnaire et un artiste, mais tant pis. Je suis complètement libre parce que je sais faire trois additions et que je garde un oeil sur la macro-économie." Persuadé qu'approche une pénurie de crédit à côté de laquelle la crise de 2008 aura été un aimable pique-nique, Jean Touitou a préféré prendre les devants et ouvrir à hauteur de 14 % son capital à Audacia, un fonds dirigé par le très UMP Charles Beigbeder... Sans état d'âme : "Ils sortiront du capital au bout de cinq ans. APC n'a pas vendu son âme au capital. C'est une décision de bon père de famille." Pas franchement à droite mais plus vraiment à gauche, l'homme est décidément insaisissable et complexe.

Sur tous les plans. De fait, ni complètement couturier ni vraiment créateur, le fondateur d'APC est un concepteur. Sa créativité proviendrait de sa capacité à capter l'air du temps et à inscrire ses créations dans la durée. Un talent partagé avec Agnès b., qu'il connaît bien. A une époque où les bêtes de mode ne peuvent porter deux saisons de suite le même sac de luxe de peur d'être taxées de ringardise, sa capacité à fabriquer des pièces pérennes, à l'instar du polo Lacoste, est rafraîchissante. Son refus de se soumettre aux diktats des cahiers de tendance aussi. On imagine mal le bonhomme se mettre aux pois rouges ou aux fanfreluches sous prétexte qu'un quelconque bureau de création l'aurait décidé... "Il est avant tout rive gauche", reconnaît Ezra Petronio, créateur du très branché Self Service Magazine et ami fidèle qui dîne souvent avec Jean Touitou dans sa cantine du 21, un restaurant sans enseigne, rue Mazarine. La meilleure définition de la mode APC, c'est sans doute celle de Katia Coelho, directrice de la rédaction du magazine Dealer de Luxe, une adepte pas dupe : "C'est une mode pour les bourgeois qui veulent se faire croire qu'ils ne sont pas bourgeois... APC, c'est Chiara Mastroianni, avec son manteau râpé, sa chemise blanche et son jean brut. Dans le 18e arrondissement, tu lui donnerais une pièce pour qu'elle aille se rhabiller. Dans le 6e, tu cries au génie. APC, c'est une secte de gens qui se reconnaissent entre eux."

Si APC est une secte, Jean Touitou se défend d'être un gourou. Tout au plus "un dictateur souple qui ne croit pas trop à la démocratie poussée à l'extrême". A l'atelier, les débats sont fréquents, les discussions rudes. Et les vannes fusent... Karine Meyer a fait partie de l'épopée du début des années 1990 et s'en souvient avec enthousiasme : "APC, c'était une petite structure en plein développement. Jean faisait confiance à des débutants. J'avais 22 ans quand il m'a propulsée directrice des ventes... J'ai tout appris avec lui." Elle reconnaît bien volontiers que "ce n'est pas quelqu'un de facile mais a-t-on envie de quelqu'un de facile comme patron ? Il est visionnaire, ça donne des ailes". D'autres, tombés en disgrâce, n'ont pas cette pudeur. Un ancien salarié balance : "Pour un ex-coco, il paye supermal ses salariés et c'est un vrai caractériel. Rue Madame, dans les locaux d'APC, son bureau est au sommet de l'escalier. Je l'ai vu laisser tomber son verre de tout là-haut pour qu'il se fracasse plusieurs mètres plus bas ! Et surtout, je l'ai vu virer sans ménagement des gens qui ne faisaient plus l'affaire." Bertrand Burgalat, dont l'épouse Vanessa Seward a récemment signé une collection capsule, tempère : "Jean est très rentre-dedans. Judith, sa seconde femme, qui travaille avec lui, est plus entrepreneuriale, plus réaliste aussi, sans doute."

Dans un milieu où le marketing remplace souvent la culture, celle de Jean Touitou lui sert à défier des codes en faisant semblant de n'en faire qu'à sa tête. Karine Meyer peut en témoigner : "Dans les années 1990, les clients étaient très mal reçus dans les boutiques APC. Lui, il s'en foutait complètement. Ce qui le faisait hurler, c'est qu'un pantalon et un tee-shirt n'aillent pas ensemble sur un mannequin." Marion Cassan, sa responsable image, confirme les méthodes peu conventionnelles de son patron : APC est l'une des rares marques à ne pas prêter de vêtements au cinéma ou à ne pas en donner aux people comme c'est l'usage. Un proche, à la fois admiratif et sarcastique, confirme : "Jean ne remercie personne avec des cadeaux ou des fleurs. En revanche, il sait avec quelles journalistes de Vogue ou de Elle déjeuner pour avoir des parutions. C'est le paradoxe de ce mec : rester relativement intègre malgré les compromissions que demande son métier." Ainsi, quand "le touche-à-tout à la curiosité passionnelle" (la formule est d'Ezra Petronio) se pique de produire un musicien sous le label APC (il possède son propre studio d'enregistrement et emploie plusieurs musiciens dans son équipe créative), il ne se facilite pas la tâche en allant chercher Tav Falco, un vétéran du rock qui vit aux Etats-Unis. Infiniment moins bankable que les Beth Ditto et autres Katy Perry que Lagerfeld affectionne... Cette intégrité explique aussi sans doute sa crédibilité mode. Car quoi qu'il entreprenne, il possède ce petit plus insaisissable – qui ne s'achète pas – mais qui fait que "certaines femmes continuent d'acheter ses robes moutarde plutôt que des robettes à fleurs de chez Sandro qui leur iraient mieux", s'amuse une rédactrice de mode... toute vêtue d'APC. A l'inverse des marques du Sentier qu'il exècre, Jean Touitou n'imite pas. Voilà qui explique aussi sans doute pourquoi il fédère autour de lui des personnalités comme Sofia Coppola, le rappeur Kanye West (avec lequel une collaboration est prévue) ou encore le journaliste Nicolas Demorand... Des people, oui. Mais des "beautiful people". Un pied dedans, un pied dehors. Toujours.

Samuel Loutaty. Photos : Cécile Bortoletti

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