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La Magilah de Sarajevo

Tombeau de Reb Moche Danon

 

La Magilah de Sarajevo

 

ZORAN TASIC

 

Les juifs du monde entier célèbrent chaque année le 14 adar (février-mars) « Pourim », le jour où quasiment toute la population juive fut sauvée du génocide  planifié par Haman, conseiller du roi Perse Assuréus, au Ve siècle avant JC. C’est Esther, l’épouse du tout-puissant roi Assuréus, qui persuada son mari d’arrêter le projet de massacre en lui dévoilant qu’en même temps un complot se préparait contre lui même.

Le 14 adar, la célébration du Pourim, est marquée par la lecture de « La Magilah d’Esther », le livre biblique relatant ces faits, ainsi que la joie d’un festin partagé, des dons aux amis et aux pauvres, l’évocation du lien entre le passé et le futur…

Il est moins connu que les juifs de Sarajevo ont leur Pourim et leur propre Magilah de Sarajevo (lire ci-dessous la Magilah de Sarajevo dans son intégralité). Le Pourim de Sarajevo est célébré le 4 hachvan (octobre) de chaque année. Ce jour du 4 hachvan en 5579 (1819), aussi appelé Hag Assirim (la fête des prisonniers) furent libérés Rav Moche Danon et douze respectables juifs, condamnés à mort par le tyrannique et cupide Roujdi-Pacha, et par 3 000 mille de leurs concitoyens musulmans. Rav Moche Danon et ses amis devaient être exécutés à l’aube le 4 hachvan, le jour de Chabât.

Encore dans la geôle, Rav Moche Danon a fait le vœu qu’à la fin de sa vie il partirait à Jérusalem pour y mourir. Onze ans plus tard, sur le chemin vers la Terre Sainte, il meurt ici-même, à Stolac, où il est enterré, et ce village devient le lieu de pèlerinage des juifs de Bosnie et Herzégovine.

Le tombeau de Rav Moche Danon n’est pas seulement le lieu de pèlerinage des juifs de Bosnie et Herzégovine. Jusqu’à nos jours, sa libération est souvent évoquée avec fierté par les musulmans de Bosnie et Herzégovine.

Au fil de des années, la libération de Rev Moche Danon et de ses amis est devenue une légende et représente beaucoup pour Sarajevo ainsi que toute la Bosnie, tandis qu’elle traversait pendant les première et deuxième guerres mondiales les années les plus difficiles de son histoire.

Être juste, s’occuper de ses proches, quels que soient le peuple et la religion auxquels ils appartiennent, s’opposer à toute injustice, tels sont les préceptes qui embellissent pendant des siècles la vie commune en Bosnie et Herzégovine.

Cette vie commune a récemment traversé des épreuves inhumaines et malheureusement certains ont péché contre les lois humaines et contre les lois divines, pendant la guerre de 1992-1995.

C’est cette Bosnie et Herzégovine qui, pour l’Orient, représentait le début du l’Occident et, pour l’Occident, la porte de l’Orient.

La Magilah de Sarajevo sublime cette image magnifique de la Bosnie et Herzégovine en général et, plus particulièrement, de Sarajevo où les gens vécurent pendant des siècles les uns à côté des autres, les uns avec les autres, et les uns pour les autres.

On ne peut pas faire revenir le passé, mais peut-être le passé pourrait-il nous apprendre comment rendre notre futur plus heureux.

Zoran Tasic

Magilah de Sarajevo

Du temps du grand sultan Gazi Mahmud qui régnait sans partage sur tout l’empire turc, vivait en Bosnie un certain Derviche Pacha qui officiait en qualité d’administrateur. Gouvernant au nom du sultan, il faisait régner la justice en Bosnie et la communauté juive témoignait à son égard tout le respect et tous les honneurs dus aux justes.

À la même époque vivait à la cour royale de Travnik, un homme qui, déterminé à les faire tomber en disgrâce, médisait des Juifs sans relâche. C’est la vie de cet homme, de souche juive et appelé autrefois Moché Havijo, qui est relatée ici.

Cet homme était un être débauché, enclin à la boisson, à l’âme sombre et au cœur cruel. Il faisait l’objet du plus grand mépris au sein de son peuple et ses concitoyens détournaient le regard s’il leur arrivait de croiser son chemin. Constatant qu’il avait perdu la face parmi les siens et que sa vie dévoyée lui avait gagné le dédain de tous, il se retira dans sa demeure où il resta cloîtré un long moment.

Lorsque son esprit malsain eut fomenté un plan suffisamment diabolique, il sortit dans la rue criant à la cantonade que le prophète Mahomet lui était apparu en songe, qu’il l’avait guidé à travers cieux vers des contrées paradisiaques afin de lui montrer toutes les beautés offertes aux adeptes de sa religion, l’exhortant ainsi à se rallier à la foi musulmane.

Bientôt, une foule immense se rassembla autour de lui. Ses paroles touchèrent les cœurs et lorsqu’il demanda à se convertir, on l’accueillit dans la maison du prophète. Il reçut le nom de Derviche Ahmed, revêtit les habits des derviches et ceignit sa tête d’un turban blanc. Décidé à laver son opprobre, il s’évertua dès lors à paraître le plus zélé des serviteurs de Dieu. Apprenant avec une rapidité vertigineuse tous les livres en arabe et les sourates du Coran de la première à la dernière, il parvint très vite à ses fins.

Il acquit rapidement une grande réputation et quitta Sarajevo pour la cour du Derviche Pacha à Travnik, où il trouva sa place parmi les favoris. Mais en son for intérieur, il était demeuré le même et songeait sans cesse à la manière dont il se vengerait des siens. Un jour, s’ouvrant à l’administrateur du sultan il déclara que les Juifs mériteraient d’être soumis à la torture et d’être saignés par l’impôt.

Après l’avoir écouté, Derviche Pacha lui donna son congé et convoqua ses conseillers. Ceux-ci accoururent et vinrent s’incliner devant leur maitre comme le voulait la coutume. Il les questionna sur le passé de Derviche Ahmed. Ses serviteurs, main sur le cœur, lui relatèrent l’exacte vérité lui apprenant qu’Ahmed avait été autrefois Juif. Guidé par la volonté divine, une pensée claire et juste prit alors forme dans son esprit et Derviche Pacha prononça ces paroles :

— Cet homme malveillant à tenté de me détourner du bien. Ses propos ont semé le doute dans mon esprit. Mais Dieu m’a permis à temps d’accéder à la vérité et de percer à jour cet homme sans valeur qui allait pénétrer les tréfonds de mon âme. L’homme qui renie sa foi est un homme indigne. Afin d’éloigner le malheur de notre communauté et de nous préserver de toutes tentations, j’ordonne que soit condamné à mort celui qui m’incita à pécher à la face d’Allah !

Les conseillers rédigèrent l’édit contenant ses ordres et y apposèrent le sceau royal. Ainsi périt Derviche Ahmed qui, fomentant contre le peuple juif, attira le malheur sur sa propre tête. Les derviches, persuadés que l’on venait d’exécuter un juste et non un être de peu de foi, l’enterrèrent avec les honneurs qu’il n’avait en rien mérités. Ils le pleurèrent longtemps, guettant la moindre occasion de se venger des Juifs, persuadés que ceux-ci avaient soudoyés le pacha, afin de jurer leur perte et faire exécuter Derviche Ahmed.

Quelques temps plus tard, Derviche Pacha fut appelé à Constantinople. Rujdie Pacha, issu du rang des plus illustres et des plus puissants derviches, fut alors désigné par le sultan pour lui succéder. Apprenant que l’un des leurs serait le nouvel administrateur, les derviches de Travnik ne se tinrent plus de joie et une foule immense se rassembla pour aller à la rencontre du nouveau dignitaire. Ils croisèrent sa route à Mitrovica, après plusieurs jours de marche.

Une fois à Travnik, Rujdie Pacha prit immédiatement ses fonctions. Touché par l’accueil que les derviches lui avaient réservé il les convia dans ses appartements, décorés de matelas de soie rouge et tissés de brocards, pour y déguster du café et fumer du bon tabac d’Urémélie. Voyant qu’il était bien disposé à leur égard, ceux-ci décidèrent de lui soumettre une requête à l’encontre des Juifs qu’ils tenaient pour responsable de la mort de Derviche Ahmed .Se laissant persuader par leurs propos, Rujdie Pacha promit d’accéder à leur demande dans les plus brefs délais.

Lors de sa première visite officielle à Sarajevo, Rujdie Pacha ordonna que l’on fasse venir les plus hauts dignitaires juifs et le plus érudit d’entre eux, le doyen des rabbins. Ses serviteurs se dispersèrent par les rues de la ville et convoquèrent le vieux Rabbin Ham Moché Danone et douze dignitaires de Sarajevo, occupant des postes les plus importants dans la mairie juive, à venir se présenter devant l’administrateur. Rujdie Pacha les accueillit avec des insultes. Il ordonna leur mise au cachot et demanda à ce qu’on leur fouetta mains et jambes avec des chaînes tout en ablutionnant leurs blessures avec de l’eau afin de prolonger leurs souffrances. Puis il s’adressa aux prisonniers en ces termes :

— J’ordonnerai que vous soyez exécutés le premier samedi du mois à l’aube ! Je décrète toutefois, qu’il vous sera possible de vous racheter, si vous me faite livrer quatre cents sacs remplis de pièces d’or.

Lorsque le bruit des tortures infligées au rabbin et aux dignitaires commença à se propager par les rues de la ville et que les ordres du pacha furent connus de tous, une peine immense s’empara de tous les cœurs. Les Juifs se réunirent dans leurs temples, priant Dieu en se frappant la poitrine et en déchirant leur vêtements. La somme demandée pour le rachat des leurs était si élevée, que même s’ils réunissaient tout l’argent dont ils disposaient, ils n’arriveraient pas à en réunir la moitié. Il ne leur restait plus qu’à attendre que Dieu leur vint en aide. Ils prièrent tous ardemment : femmes, enfants, fils, filles, du matin jusqu’au soir, s’adonnant au jeûne le plus strict. Leur tristesse était sans fin. Les jours passaient et comme l’on se rapprochait du samedi fatidique, ils perdaient peu à peu confiance, car rien n’était arrivé qui laissait présager un quelconque retournement des choses.

Deux hommes, étonnant de sérénité et dont le cœur battait aux rythme des louanges divines, priaient Dieu dans la joie et l’allégresse au sein de cette communauté juive qui avait déjà perdu tout espoir. Le premier était le Grand Rabbin Ham Moché Danon et le second le grand hassid Raphaël Ha Levy, un homme âgé, fortuné et très respecté des membres de sa communauté.

Ce vendredi là, le grand Rabbin Ham Moché Danon, indifférent aux tortures qu’on lui faisait subir dans sa geôle et transporté dans ses réflexions toutes kabbalistiques se souvint d’un verset de la Thora prophétisant la chute de leur bourreau. Rasséréné, il s’en remit avec confiance à la bonté et la miséricorde de Dieu, ne craignant plus pour sa vie, ni celle de ses codétenus.

Pendant ce temps là, au temple, le grand hassid Raphaël Ha Levy égrenait les prières avec cette gaieté qui lui était coutumière. Il chanta les louanges de Dieu, tout en se réjouissant du repos qui l’attendait en ce samedi saint. Après le dîner, alors que les bougies continuaient de se consumer sur la table, il se leva sans crainte du péché, prit une petite bourse remplie de pièces d’or et s’engouffra dans la rue.

La ville était divisée en huit quartiers distincts, chacun comprenant une auberge fréquentée exclusivement par des musulmans et il était formellement interdit aux citoyens d’autres confessions de venir y consommer. Le grand Hassid pénétra dans l’un de ces établissements, au grand étonnement des habitués et s’installa dans un coin de la salle près de la porte. Comme il était réputé et respecté et afin de ne pas le heurter, tous firent comme si de rien était. L’aubergiste s’approcha et lui proposa du café qu’il versa dans une tasse. Hassid bu le breuvage et se leva. A cette époque, il n’était pas coutume de régler sa consommation, mais de laisser sur la table un sou pour les pauvres. Raphaël Levy déposa son aumône, mais au lieu d’un sou il mit sur la table un ducat.

Il quitta l’auberge, puis entra dans une autre, puis encore dans une autre, répétant à chaque fois le même procédé. Avant qu’il n’ait eu le temps de les visiter toutes, la populace étonnée commençait déjà à colporter par les rues que le Juif Raphaël, visitait un à un les cafés musulmans de la ville en y laissant à chaque fois un ducat d’or. Tous se demandaient ce qui pouvait motiver un tel geste sans parvenir à trouver d’explication plausible. Ils décidèrent de se réunir sur le perron de sa demeure et d’attendre son retour afin de le questionner et d’en avoir le cœur net.

Alors que Raphaël s’approchait du seuil de sa maison, ils l’entourèrent et s’adressèrent à lui en ces termes :

— Nous savons que tu es sage et que tes actes te valent la grâce de ton Dieu, mais nous ne comprenons pas le sens de ces pérégrinations nocturnes.

— Mon dessein était de vous rassembler et de vous inciter à venir sur le seuil de ma demeure, pour que vous me posiez cette question et que je puisse partager avec vous ce que j’ai sur le cœur.

Et le grand Hassid leur compta toute l’histoire par le menu :

— Vous savez très bien qu’ils n’ont rien fait de mal, car s’ils avaient péché ils seraient châtiés, sans aucune proposition de rachat, car celui qui pèche doit expier ses fautes ! Hors, Rujdie Pacha a déclaré : « Ils pourront racheter leur fautes avec quatre cents sacs remplis de pièces d’or » ce qui prouve, que la Loi et la justice lui importent peu et que son seul but est de s’arroger nos biens ! Il inventera chaque jour une nouvelle raison de nous incriminer et réclamera en échange toujours plus de ducats et il remplira ses coffres avec notre argent, qu’il transportera à cheval jusque dans son pays, après nous avoir réduit à la faim et au dénuement.

Entendant ses paroles et comprenant le sens du message qu’il souhaitait leur faire passer, ils se rallièrent à lui et déclarèrent :

— Notre administrateur n’est pas un homme bon. Ses intentions sont malveillantes et nous devons le contrer avant qu’il ne les réalise. Ils retroussèrent leurs manches et menés par le belliqueux Ahmet Aga Bajraktar Bjelavski ils prirent les armes, parés à endiguer le danger qui les guettait. Tous ceux en âge de tenir un fusil se hâtèrent vers leur maison, leur grange afin de prendre l’artillerie, sceller les chevaux, ceindre les ceinturons de cuir pour y passer les fusils à crosse d’argent, les sabres à poignée d’ivoire et les couteaux au tranchant forgé dans l’acier le plus solide. Et l’on chargea les pistolets de poudre et de balles et les lames scintillèrent au clair de lune en émettant un doux cliquetis.

Les rues ne résonnèrent plus du chant des femmes, du son des zournas et des trompettes, des hourras scandés par les jeunes hommes et des roucoulements de colombe des jeunes filles derrière des moucharabiehs*, les voilà maintenant extirpées avec frayeur la tiédeur du sommeil. Les fenêtres s’éclairèrent et les grandes portes des cours firent grincer leurs gonds. Des conversations animées et succinctes se tinrent derrière les barrières de bois. Les chevaux hennirent et l’on entendit résonner le cliquetis des sabres. Ceux qui étaient fin prêts, éperonnèrent leur monture, le pavé des rues résonna du bruit des sabots et des étincelles jaillirent sous la croupe des chevaux. Bientôt, le quartier fut sur pied. Puis tous les quartiers, les uns après les autres. On entendit battre les tambours, les drapeaux flottèrent et les torches furent brandies. Les purs sangs s’élancèrent, une écume blanche s’échappant de leurs mors, chevauchés par Les Agas et Les Begs, qui lançaient des regards noirs en direction de la résidence du Pacha. Cette nuit là, ce dernier avait ordonné que l’on fasse venir sa courtisane préférée. Après de longues heures passées auprès d’elle, il avait fini par sombrer dans un profond sommeil que les bruits de la ville ne parvinrent pas à déranger.

Aux premières lueurs de l’aube, guidée par Ahmet Aga Bajraktar Bjelavski, la foule armée se déversa dans les rues, précédée par des cavaliers à cheval et des porte-étendards. La voix des muezzins se fit entendre du haut des minarets au moment où l’armée atteignit le pont Latin. Une fois le pont franchit, ils sommèrent le Pacha en tirant trois coups de fusils. Les gardes, entendant les tirs, barrèrent la porte d’entrée avec trois énormes bastaings. Puis, ils se ruèrent dans l’escalier, en direction des appartements de leur maître, pour lui demander ce qu’ils devaient faire. Celui–ci paru à sa fenêtre. Ses serviteurs l’informèrent :

*Le mur autour du jardin
La grille en lattes du bois sur les fenêtres.

— Les habitants de Sarajevo se sont soulevés, ils sont contre toi ! Les voici devant ta porte armés de fusils et de couteaux, scandant que tu es un mauvais administrateur, un homme malveillant, faisant régner l’injustice et ne cherchant qu’à les destituer de leurs biens pour les réduire à la misère. Les gens de Sarajevo demandent la libération des douze Juifs et de leur rabbin.

Rujdie Pacha écouta attentivement les propos de son serviteur, tout en sentant la colère et le sang lui monter à la tête à la vue de ces sabres et de ces maillets frappant sans relâche la porte de sa demeure. Il décida de faire exécuter les douze bourgmestres juifs et leur rabbin aux yeux des insurgés afin de leur montrer qu’il ne craignait ni armes, ni couteaux, ni rébellion et pour leur faire comprendre qu’ils allaient subir le même sort et finir avant l’aube la tête empalée sur un pieu devant sa résidence ! Et il déclara :

— J’ai entendu parler de vos faits d’armes et de vos mutineries, mais mon cœur est intrépide ! Et sachez-le, je suis votre maître et votre administrateur et en tant que tel, je ferai payer à chacun d’entre vous le prix de sa désobéissance. Que personne ne s’avise de toucher une seule des pierres de cette demeure ! Rentrez chez vous ! Quant à vos meneurs, ils vont subir la sentence que je réserve aux Juifs et ce, sur l’heure, pour que vous puissiez le voir de vos yeux et l’entendre de vos propres oreilles !

Après avoir prononcé ces paroles, le Pacha frappa dans ses mains et se tournant vers ses serviteurs il leur ordonna :

— Amenez le rabbin et les douze Juifs dans la cour et qu’on leur coupe la tête, l’un après l’autre !

Les serviteurs s’exécutèrent avec empressement. Les grandes clefs tournèrent dans les serrures de la porte du cachot et l’on fit sortir le rabbin et les douze Juifs. Pendant ce bref instant, Ahmet Aga Bajraktar Bjelavski, monté sur son pur-sang, déclara à voix haute :

— Nos oreilles ont entendu ses paroles, mais nos yeux ne seront pas témoins de ses méfaits, car ses actes sont aussi noirs que ses pensées ! On nous a dit que le mal se trouvait parmi nous et nous avons pris les armes ce matin pour venir le combattre. Et nous jurons, à la face d’Allah, que nous l’éradiquerons ! Aucun fusil ne tirera s’il n’y est forcé par la partie adverse. Aucune lame de sabre ne sera souillée de sang, si l’on ne fait pas couler le nôtre. Mais nous vaincrons le mal, nous l’enchaînerons, afin qu’il ne puisse plus nous nuire. En avant toute ! Forcez les portes et préparez les chaînes pour attacher les prisonniers.

Après qu’Ahmet Aga Bajraktar Bjelavski eut prononcé ces paroles, des centaines d’épaules vinrent forcer la grande porte d’entrée, faisant grincer les gonds, plier les grandes structures de fer et céder les bastaings. Les serviteurs du pacha firent pénétrer le rabbin et les douze Juifs dans la cour de pavés blancs et les placèrent près de la fontaine à côté du grand buis. Posté à sa fenêtre, le régent leur fit signe de jouer du sabre et de faire tomber la tête du doyen en premier. C’est alors que le portail céda. Le tintement des serrures touchant terre effraya tant le bourreau, que sa lame lui échappa des mains. Mais, empoigné par deux bras puissants qui le projetèrent au loin, il n’eut pas le temps de la ramasser.

Voyant la foule armée qui franchissait ses portes, Rujdie Pacha quitta l’encadrement de la fenêtre. A la vue de ses serviteurs qui fuyaient abandonnant couteaux et fusils et dans un ultime élan pour sauver son honneur, l’idée de saisir les pistolets accrochés au mur et de tirer lui-même sur les meneurs et les portes- étendards lui traversa l’esprit. Mais n’étant pas de la trempe des héros, il se barricada en entendant des pas se rapprocher de sa chambre, se contentant d’implorer : « Pitié, pitié ! ». Et lorsque Ahmet Aga Bajraktar Bjelavski pénétra dans la pièce, il trembla de tout son long, oubliant tout amour propre.

Les paroles que Rujdie Pacha prononça sous le coup de la peur parvinrent aux oreilles du rabbin, debout, en bas, dans la cour. Il fut étonné combien ces mots lui parurent familiers, même si ils venaient de quelqu’un d’autre. Reconnaissant là l’œuvre de Dieu, il en ressentit une immense joie.

Et tandis que l’on enchainait le pacha, l’on ôta au rabbin et aux douze bourgmestres les menottes qui leur enserraient les mains. Puis on leur dit :

— Nous sommes venus vous libérer et repousser le mal qui aujourd’hui a failli vous coûter la tête et qui demain aurait aussi bien pu faire tomber la nôtre. Partez, et remercier votre Dieu en ce samedi de repos, de nous avoir préservé et d’avoir empêché notre perte.

Après avoir prononcé ces paroles, ils les lavèrent et les firent se désaltérer à l’eau de la fontaine. Puis ils leur donnèrent des vêtements neufs car les leurs étaient humides et déchirés.

Le calme regagna la cour du palais et l’on ordonna à chacun de renter chez soi. La foule s’exécuta, tout en s’accompagnant de chants rythmés par les tambours et les zournas. Le rabbin ouvrait la marche, suivit par ses amis. La procession, encadrée par les cavaliers à cheval, l’escorta jusqu’à l’entrée du temple. Une fois sur le seuil, le vieil homme s’adressa à la foule en ces termes :

— Loué soit notre Seigneur ! Car nous avons péché, sans pour autant nous rendre coupable de la faute dont on nous accusiez. Et le Seigneur voyant la bonté dans nos cœurs et la clarté dans nos âmes, en éprouva une immense joie et il m’envoya sa parole et je la trouvais, et Il me parla en ces termes : « Il lèvera la main sur vous pour vous détruire, mais celle–ci faillira. Il leur ordonnera de vous exterminer et ils vous libéreront ! Car je l’ai dit, je vous garderai du mal aussi longtemps que vous ne vous détournerez pas de moi » – et telle était le sens de ces paroles – « Soixante quatorze jours après qu’il aura donné l’ordre de vous enfermer dans le cachot et de laisser couler l’eau sur vous et de vous soumettre à toutes sortes de tortures, le soixante quatorzième jour sera celui de sa perte. Car cela est écrit dans les saintes écritures et il en sera ainsi, car grand est mon courroux et telle est ma volonté ».

Après que le rabbin eut prononcé ces mots, reconnaissant là un être d’une infinie sagesse, tous se prosternèrent devant lui. Puis, les tambours et les zournas retentirent, la foule se dispersa et les Juifs réintégrèrent leur temple. Ce samedi là, le grand homme récita les prières dans la joie et tous adorèrent Dieu avec lui et chantèrent ses louanges.

Ahmet Bajraktar, qui régnait sur le pays depuis l’arrestation de Rujdie Pacha, écrivit au Sultan une longue lettre pour lui demander de sanctionner son prédécesseur. Après y avoir apposé son sceau, il la remit à un écuyer, qui la remit lui-même à un autre écuyer, qui la transmit à un autre, de sorte que la missive arriva à destination dix jours après avoir été rédigée. L’ayant parcourue, le Sultan, conscient de ce que cela impliquait déclara :

— Lourdes sont les accusations qui pèsent sur mon serviteur Rujdie Pacha mais ses méfaits sont encore plus grands.

Et le Sultan désigna un autre Pacha comme nouvel administrateur de la Bosnie, ordonna que l’on retire ses insignes à Rujdie Pacha, pour avoir enfreint la Loi et porté préjudice à ceux qu’il était sensé protégé avant de le reconduire à Istanbul, mains ligotées dans le dos.

Le peuple vint saluer l’arrivée du nouveau Pacha. Ahmet Aga Bajraktar, qui était un homme juste et bon, fit emmener Rujdie Pacha de nuit, les mains liées dans le dos, à l’abri des regards afin que son déshonneur ne fut pas total. Et le soixante quatorzième jour, comme l’avait prédit le rabbin, une missive émanant de Constantinople annonça son exécution. Le Rabbin ordonna que dans le temple ce jour de libération soit marqué d’une pierre blanche. Et depuis lors, le quatrième jour du Hesvan (octobre) est célébré comme un jour de fête.

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