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La Renaissance arabe et l’avenir de la pensée mondiale - Lettre aux intellectuels tunisiens, par Manuel de Diéguez

Manuel de Diéguez

 

La Renaissance arabe et l'avenir de la pensée mondiale (1)

Lettre aux intellectuels tunisiens
Manuel de Diéguez

 

Introduction

La Renaissance arabe conduira-t-elle la planète de la raison à la résurrection philosophique et culturelle d'une civilisation européenne désacralisée, mais sans que son rationalisme à bout de souffle la conduise à une connaissance plus profonde de l'encéphale du pithecanthropus erectus et à de nouvelles élévations de la pensée? Ce qui est sûr, c'est que dans le cas où une symbiose se dessinerait entre l'avenir intellectuel de l'islam et le destin d'une Europe philosophique à laquelle le génie du "Connais-toi" socratique a donné son élan il y a vingt-cinq siècles, les chemins de cette nouvelle aventure seraient clairs et évidents sous le soleil, tellement ils traceraient des routes prévisibles dans l'histoire de l'hémoglobine du monde.

Le Japon, la Chine, l'Inde, l'Afrique et l'Amérique du Sud se trouvent trop éloignées du berceau méditerranéen pour apporter à la culture européenne davantage que des sources d'inspiration à la fois marginales et précieuses, tandis que l'islam se trouve tantôt à nos portes, tantôt au milieu de nous depuis treize siècles. Cette présence continue, tantôt affichée et tantôt secrète, est celle d'une croyance religieuse moins primitive que celles du judaïsme et du christianisme, puisque plus tardive, donc moins livrée au dieu guerrier d'Israël ou à l'homme-dieu scindé entre son ciel et sa charpente des chrétiens. De plus, la démographie galopante dont bénéficie Allah en fait le seul continuateur encore dans la force de son âge parmi les souverains successifs du cosmos qu'a enfantés une planète dédoublée par ses songes.

D'un côté, Allah ne se trouve plus attiré par l'odeur suave du sang et de la mort qui flattait si fort les narines de ses prédécesseurs. Ce Dieu rejette l'immolation sur ses autels de nos congénères repentants, de l'autre, l'Occident n'est pas encore entré dans la postérité anthropologique des sauvages de Darwin. Enrichirons-nous notre histoire et notre politique de l'interprétation heuristique de l'évolution du contenu religieux du cerveau du chimpanzé tardif?

Pour l'instant, l'Occident a manqué le coche d'une connaissance abyssale du seul animal livré aux littératures fantastiques que lui dictent ses dieux et à tenir des mondes imaginaires pour plus réels que les visibles, tandis que l'islam a manqué sa vocation véritable de décrypter les idoles du genre humain et de connaître les feux de l'intelligence ascensionnelle d' "Allah". Car le refus des sacrifices de sang est le flambeau secret de l'islam et la clé de la spiritualité de ce culte. Mais la paralysie mentale de l'Occident nous montre le chemin à suivre. Car si, le continent de la pensée oubliait que l'homme est une espèce élévatoire et si l'islam oubliait qu'il dispose des clés de la connaissance rationnelle de l'inconscient tueur de l'humanité, la planète du suicide spirituel cesserait de tourner sur l' axe de l'intelligence. Il est fécond de connaître du moins le territoire sur lequel la question posée se situe et le chemin à suivre dans le cas où il existerait un itinéraire pour y accéder.

La semaine dernière, je me suis demandé pourquoi le dieu le plus ancien, Jahvé, n'a pas de "corps spirituel", pourquoi son puîné, l'homme-dieu des chrétiens, ne sait comment rendre divins son foie, sa rate, ses poumons et ses cris dans son berceau. Ces sacrilèges m'ont conduit à me demander si le "corps spirituel" d'Allah se cacherait à Gaza. Dans ce cas, pouvons-nous découvrir l'âme et le cœur du dieu des âmes et des cœurs? Afin de tenter de répondre à cette question, je me ferai un instant le théologien du ratage de la laïcité occidentale et l'anthropologue de la théopolitique des estropiés de leur ciel. Puis je me transporterai à Tunis, parce que si l'islam à féconder et l'Occident en déclin devaient sortir ensemble de leur sépulcre, les historiens de demain relèveraient que le futur gouvernement tunisien s'est placé d'emblée aux avant-postes de l'histoire du cerveau du monde: M. Gannouchi en a appelé à un islam en route vers le tombeau d'Allah.

Peut-être l'itinéraire que j'évoquais ci-dessus a-t-il été tracé d'avance il y a un siècle et demi par un visionnaire qui inventa l'adjectif de " résurrecteur " - un certain Victor Hugo.

 

1 - Prolégomènes à une réflexion commune entre vous et nous
2 - Les décrypteurs du genre humain
3 - Les embarras philosophiques de la réflexion sur les démocraties
4 - A qui s'adresser ?
5 - La pesée de notre encéphale
6 - La Tunisie et la France
7 - La démocratie et le statut de Zeus
8 - Une raison laïque au berceau
9 - Les phalanges macédoniennes de la pensée rationnelle

Lettre aux intellectuels tunisiens

1- Prolégomènes à 'une réflexion commune entre vous et nous

Vous venez de subir l'épreuve d'un échec électoral dont vous avez vivement ressenti la blessure et que nous avons connu il y a cent cinquante neuf ans, quand notre révolution de 1848 a tourné court du seul fait que le peuple français, encore inexpérimenté dans la gestion des affaires publiques et que nous avions précipitamment appelé à élire le président de la République, avait rejeté à une immense majorité le candidat de la démocratie de l'époque et porté le prince Louis-Napoléon à la tête de l'Etat. Alors seulement nos élites politiques ont compris que la souveraineté des peuples demeure un vain mot aussi longtemps que leur initiation insuffisante aux charges qu'enfante la liberté ne fonde jamais que des républiques formelles et dont les suffrages vides de contenu ne font qu'une masse d'ignorants à la merci d'un maître.

La guerre de l'intelligence a connu des avatars douloureux. Mais l'alternance de ses succès et de ses revers contient un enseignement riche d'avenir: l'interprétation du passé de l'entendement humain se présente en conseillère dont la longue expérience de l'histoire vous suggèrera les chemins de la raison à emprunter et les impasses de la déraison qu'il vous appartiendra d'éviter.

Par bonheur, la géographie vous a placés en sentinelles des démocraties d'avant-garde qu'enfantera la renaissance arabe, par bonheur, les circonstances ont fait de vous les vigies du dialogue de la philosophie de demain avec des Républiques devenues pensantes, par bonheur, le destin vous a demandé de former les phalanges d'un humanisme nouveau. Ces trois autorités vous engagent à reprendre le combat que la France du XVIIIe siècle avait inauguré. Elles vous appellent à la conquête d'une raison ambitieuse de scanner les mythes sacrés dont l'humanité s'alimente depuis les temps les plus reculés.

Bien que le peuple tunisien ne soit pas le peuple français de 1848, comment lui enseigneriez-vous les lois de l'Histoire et les fondements de la science de l'action publique si vous n'appreniez au préalable à quelle profondeur les nations d'aujourd'hui sont devenues éducables à l'école de la géopolitique? Vous vous êtes délivrés d'un dictateur ; mais vous savez que, depuis plus de six décennies l'Europe entière demeure vassalisée par l'OTAN et que les peuples prétendument indépendants d'un Continent fier de sa civilisation sont demeurés tellement ignorants qu'ils ne se doutent pas un instant qu'ils se trouvent asservis à un puissant empire étranger. Il y a seulement quelques jours, notre concierge, M. Rasmussen, est descendu tout enrubanné sur le trottoir; et il a agité sa sonnette pour nous annoncer que la guerre de Libye s'achèverait trois jours plus tard, à six heures du soir. Le lendemain, une France piteuse a tenté de donner le change: on a entendu le général Rateau raconter que nous avions gagné la guerre et sauvé le peuple libyen. Aucun journal français n'a osé expliquer cette passe d'armes aux Français.

Puis, le 11 novembre nous a fait chanter la gloire de nos troupes engagées en Afghanistan sous le commandement d'un empire étranger; puis nous avons entendu M. Copé se réjouir de ce que l'Europe fût désormais un continent pacifié - les nations que la composent ne vont plus s'étriper les unes les autres et aucun danger ne les menace de l'extérieur. Mais alors, contre quel ennemi entretenons-nous deux cents gigantesques garnisons américaines en Allemagne et pourquoi le peuple italien a-t-il tenté d'arrêter les mains nues les armées du Nouveau Monde qui se ruaient à travers son territoire pour envahir l'Irak aux côtés de tant de nations vassales? Puis, nous avons vu, grâce au Nouvel Obs, la main posée sur l'épaule de M. Sarkozy; lui demander de refuser un Etat aux Palestiniens et nous avons entendu notre Président lui répondre: "Puisque cela te dérange, je m'abstiendrai". Voilà à quelle cuisine se concocte la planète des marmitons de la politique internationale!

Les peuples démocratiques n'ignorent pas moins l'histoire secrète du monde que sous la monarchie.

De plus, il nous faut, désormais initier de surcroît nos nations respectives aux fondements d'une véritable science de la servitude et des grandeurs des religions, et à la connaissance que nous pouvons acquérir de leur véritable esprit, alors que nous ne sommes pas très avancés dans une discipline dont nous avons posé les premiers fondements dans le sillage d'Epicure et de Lucrèce. Quel spectacle affligeant nos philosophes ne vous donneraient-ils pas de leur savoir partiel et de leur demi raison si, demeurés eux-mêmes fort peu informés de leur ignorance des clés d'une espèce onirique de naissance, ils transmettaient seulement à de plus ignorants encore qu'eux-mêmes les rudiments d'une radiographie des idoles que l'encéphale balbutiant des fuyards de la zoologie sécrète depuis l'homme de Cro-Magnon! Mais comment seulement en parler si toutes les religions du monde reposent nécessairement sur le principe selon lequel un potentat informé des derniers secrets de la matière et de la vie demeurerait tapi dans le cosmos et que la difficulté serait seulement de dénicher sa cachette afin de recueillir de sa bouche ou à la lecture de ses écrits les renseignements dont notre espèce demeure si tragiquement dépourvue?

2 - Les décrypteurs du genre humain

Quelle chance, pour la jeune démocratie tunisienne, que, dès ses premiers pas, elle ait pris rendez-vous avec la politique, quelle chance également que, dès ses premières foulées, la philosophie soit devenue votre compagne! Car il appartient à Socrate de se demander si nous sommes des êtres devenus pensants à l'école de nos propres forces ou si nous demeurons seulement des porte-parole dociles et passifs d'un acteur invisible et tout puissant, lequel se chargerait de penser à notre place dans le vide de l'immensité et de nous instruire partiellement de ses volontés charitables ou punitives. Mais à peine cette question s'est-elle imposée à nos encéphales du XIXe siècle qu'une autre, non moins décisive dans l'ordre politique, a pris le pas sur toutes les précédentes, celle de savoir si le genre humain de notre temps se trouve d'ores et déjà en mesure d'apprendre à se passer - et dans quelles proportions - d'une autorité réputée omnisciente, omniprésente et omnipotente depuis les temps les plus reculés ou si Adam se prononcera toujours et partout en faveur d'un pouvoir extérieur à son autorité, parce qu'il le jugera le plus majestueux et le plus protecteur possibles.

Lors des préparatifs de Vatican II, en 1962, ce n'est pas un paysan inculte, mais un membre éminent de notre Académie des sciences morales et politiques qui s'est écrié dans le Figaro: "Qu'on nous dise enfin ce que nous devons croire." Nos sociétés de diplômés fonctionnent encore sur la croyance qu'il existerait quelque part une autorité dont les certificats lui auraient été accordés ès qualité; et, depuis Platon, la philosophie européenne étudie les mécanismes psychiques qui permettent à notre humanité de faire passer les arguments d'une ignorance bien affûtée pour des démonstrations irréfutables.

Si le peuple tunisien a donné spontanément la majorité à l'Ennahda, est-ce pour le motif qu'Allah est encore tenu, dans tout le monde arabe, pour le chef le plus puissant et le plus savant de la politique et de l'histoire du monde et qu'à ce titre il est censé savoir mieux que personne de quels dirigeants la Tunisie a besoin en ce moment?

Détrompez-vous: primo, cent soixante trois ans se sont écoulés depuis 1848, secundo, votre religion date du VIIe siècle, de sorte que, dès sa naissance, elle s'est trouvée beaucoup plus avancée dans l'ordre philosophique et scientifique que le christianisme, tertio, vous n'avez jamais rejeté les verdicts de la science, quarto, nous vous devons largement nos propres retrouvailles avec Aristote et Euclide, quinto, nous sommes devenus si ignorants du contenu de nos propres théologies que nous n'avons de balance à peser ni Jahvé, ni Allah, ni notre dieu mi-homme, mi-dieu, sexto, notre humanisme est devenu tellement bi-dimensionnel que nos anthropologues frappent à la porte de votre Allah afin de tenter de décrypter notre espèce à son écoute, septimo, votre corps électoral a permis l'élection de plus de femmes à votre Assemblée Constituante que notre parlement n'en compte dans ses rangs et la porte-parole du parti d'Allah est une femme qui nous regarde droit dans les yeux. Du coup, voyons ce que l'islam tunisien pourrait apprendre à nos démocraties.

3 - Les embarras philosophiques de la réflexion sur les démocraties

En Europe, non seulement la confiance religieuse et la confiance politique sont allées la main dans la main depuis la nuit des temps, mais, hier encore, elles étaient réputées se confondre. J'ai déjà dit que le peuple français ne s'est pas trouvé dans la même situation que le peuple tunisien quand il a élu le prince Napoléon III à la présidence de la République. Souvenez-vous: Napoléon 1er s'était présenté en plaideur de la Révolution, donc en avocat des droits propres à la raison des hommes, mais à seule fin de rétablir bientôt la théocratie catholique dans tous ses droits et prérogatives d'autrefois - ce qui lui a permis de fonder, de surcroît, la légitimité théologique de l'empire sur un césarisme religieux renforcé par le concile de Trente en 1545. De même, le prince Louis-Napoléon s'est présenté en fils de 1789 et en garant de la souveraineté d'un peuple réputé devenu rationnel à l'école du XVIIIe siècle.

Mais songez que le second empire s'était rapidement transformé en une démocratie parlementaire au sein de laquelle l'équilibre des pouvoirs était devenu comparable à celui de la République que nous avons fondée en 1958 - la cinquième à laquelle nous nous soyons essayés depuis 1789. Qu'en est-il de la double casquette de la souveraineté - la laïque et la théologique - dont se réclament les peuples actuellement intronisés dans la politique conjointe de leur ciel et de leur propre volonté? Certes, ces deux légitimités s'opposent encore dans leur fondement même; et pourtant, elles donnent l'illusion de se soutenir l'une l'autre dans l'arène d'une Histoire censée les harmoniser sans trop de difficultés. L'Angleterre, par exemple, se réclame d'une monarchie bicéphale par définition, mais pour la forme seulement, puisque, dans la pratique de l'action publique, le gouvernement de sa gracieuse majesté ignore le sacré et se réclame exclusivement du pouvoir temporel dont le suffrage universel est réputé lui dicter les décisions. Mais l'Eglise d'Angleterre téléguiderait-elle la voix du peuple en sous-main? Dans ce cas, qu'en serait-il du régime politique des Iles britanniques?

4 - A qui s'adresser ?

Vous savez que la plupart des démocraties modernes sont demeurés des aigles à deux têtes et qu'elles prétendent fort bien se porter - et cela en raison même de l'incohérence mentale qu'elles affichent dans leur gestion des affaires courantes: car il demeure évidemment contradictoire d'élever le roi d'Angleterre au rang d'un chef censé inspiré par la voix du ciel, donc chargé de servir de porte-voix au Dieu des protestants et de réduire, dans le même temps, son autorité, à celle d'un exécutant docile des volontés autarciques du "peuple souverain". Mais si le pouvoir populaire repose, en réalité, sur les mystères du ciel des démocraties, lequel inspirerait des décisions infaillibles aux majorités - alors que celles-ci ont toujours et nécessairement tort, puisque la vérité est minoritaire par nature et par définition - il faut qu'un facteur étranger intervienne afin de porter les minorités pensantes dans le camp de l'erreur et les majorités ignorantes dans le camp de la vérité.

Ce facteur, tout le monde le voit de ses yeux: les phalanges de la raison sont composées de notables jaloux les uns des autres et qui interdisent au génie de l'un des leurs de jamais imposer ses vues à leur médiocrité, tandis que les majorités de l'ignorance sont de bonne foi et se laissent d'autant plus aisément convaincre à l'école du bon sens et des évidences les plus criantes qu'on n'y rencontre pas l'obstacle rédhibitoire de l'aveuglement volontaire qui sert de guide aux ambitions de chacun. Comment allons-nous débrouiller cet écheveau? Car il ne nous appartient pas de donner dans le piège des arrangements faciles dont une raison superficielle s'accommode; il nous appartient de consulter les phalanges de l'intelligence qui éclairent les démocraties socratiques.

5 - La pesée de notre encéphale

J'ai dit que la politique se moque davantage des droits de la pensée logique au sein des minorités médiocrement instruites des notables dont se composent les classes dirigeantes qu'au sein des peuples ignorants, mais de bonne volonté, de sorte que les candeurs collectives sont plus aisément guérissables que les prétentions des élites que leurs ambitions portent au cynisme récompensé. Mais alors, jamais vous ne convaincrez les foules tunisiennes de se rallier à la cohérence cérébrale dont se réclament les philosophes de la démocratie, puisque ce régime vous enferme d'avance dans une enceinte d'oligarques qui vous interdit de haranguer directement les foules ou vous condamne à l'échec si vous le tentez.

Du coup, en serez-vous réduits à feindre, comme tous les tyrans, d'obéir à Allah et au peuple tunisien censés étroitement confondus dans votre bouche, afin de conquérir l'apparat de la double légitimité évoquée plus haut? Voyez où vous vous trouvez conduits par les rubans et les chamarrures du pouvoir qualifié de démocratique: si vous vous refusez à faire tonner la voix de Jupiter et à tromper la foule des ignorants, il vous faudra non seulement vous armer d'une philosophie lourde de sacrilèges, et vous ne parviendrez pas à introduire sur la place publique le cerveau moyen des peuples et des nations. Et puis, comment vous armer de surcroît d'une réflexion abyssale sur le fonctionnement magique de la boîte osseuse d'un genre humain domestiqué depuis le paléolithique?

Du coup, vous serez renvoyés à vous colleter seuls et loin de l'arène de la politique avec une science des idoles demeurée embryonnaire et en bas âge à son tour. Cette discipline se développera-t-elle entre vos mains au point de faire débarquer le scannage des mythes sacrés dans la géopolitique?

6 - La Tunisie et la France

On enseigne encore en tous lieux qu'un gardien suprême des cadastres se trouverait installé dans l'immensité et qu'il aurait lancé de là-haut quelques arpents au peuple juif, on enseigne encore qu'un nouveau-né aurait vogué dans un panier percé parmi des crocodiles du Nil, on enseigne encore qu'un descendant du chimpanzé aurait asséché la Mer Rouge d'un geste impérieux de la main, afin d'assurer le passage au pas de charge d'une armée. Si des sottises dignes d'un ver de terre demeurent nécessaires à votre politique du sacré et à la nôtre, c'est bel et bien parce que le besoin du pithécanthrope de se réfugier dans les bras d'un régisseur général du cosmos est demeuré invincible. On ne saurait donc, direz-vous, concevoir une science politique ambitieuse de passer outre à la dictature de l'ignorance et de la sottise auxquelles la nature a asservi le genre humain.

Mais, quand les chefs d'Etat du pithécanthrope se proclament devenus de sens rassis, alors qu'ils brandissent unanimement et en aveugles la menace d'une apocalypse sottement auto-pulvérisatrice et quand tous les peuples et toutes les nations de bonne foi jugent crédible une mythologie militaire aussi ridicule, vous vous dites que la question de la pesée de la boîte osseuse du simianthrope fait partie intégrante de la science politique véritable de demain, tellement, depuis Platon, nous construisons de siècle en siècle la balance à peser nos neurones.

Mais alors, direz-vous, il nous faut apprendre à peser la qualité de notre raison et à déceler les vices de fabrication de notre boîte osseuse à l'école des derniers arrivés, les Darwin et les Freud, afin de nous mettre à l'écoute de leurs progrès dans la science de nous-mêmes; et si le calcul du cubage de notre cervelle devait faire partie d'une haute science de la politique des démocraties pensantes de demain, il nous faudra rendre cette discipline commune à la Tunisie et à la France. Raison de plus également, me direz-vous, de nous placer sur le gril du doute cartésien des modernes; parce que nous ne parviendrons à enseigner la politique aux peuples et aux nations d'aujourd'hui que si nous connaissons un peu mieux qu'hier les relations psychiques et cérébrales que notre histoire et notre politique entretiennent avec nous-mêmes.

7 - La démocratie et le statut de Zeus

L'histoire est un metteur en scène de génie. Vous savez qu'elle ne se contente pas de planter les décors de la fatalité : elle dicte ses répliques aux personnages qu'elle a placés sous son joug, elle suit pas à pas le déroulement du drame dont vous vous imaginez avoir tissé les péripéties de vos mains, elle règne en catimini sur les planches que les anciens appelaient la nécessité, les marxiste le devenir, les démocraties le destin du mythe de la Liberté et de la Justice. La carte mentale du théâtre du monde sur laquelle évoluent les serviteurs de nouvelles épopées du salut et de la délivrance témoigne des embarras de la France, dont les troupes errent depuis 1789 dans un désert dont ses philosophes sont responsables à titre collectif.

Je vous entends: certes, notre laïcité, dites-vous, est la plus décérébrée de la planète, certes, nos penseurs des XIXe et XXe siècle ont négligé de poser à la planète la question la plus décisive de toutes, celle sans laquelle la laïcité demeure plus sotte et plus muette qu'une théologie du Moyen Age - la question de la nature et du statut de "Dieu" dans nos têtes. Mais vous ajoutez que nos derniers hellénistes n'ont pas interrompu leurs travaux sur Zeus. Pourquoi avons-nous bondi sur le faux prétexte que notre Olympe est un trépassé pour cesser de retourner notre Zeus sur toutes ses faces ? Suffisait-il de le chasser des plateaux de l'Histoire officielle de la France pour qu'il disparût de nos écrits et de nos cervelles?

Comment, j'y reviens, fonderez-vous jamais un Etat rationnel si vous n'avez pas étudié et pesé la méthode dont dépendra votre avenir intellectuel et spirituel aux côtés d'Allah? Vous trouverez-vous seuls et sans interlocuteurs dans l'univers? Et dans le cas où un Jupiter vous écouterait dans le vide de l'immensité, recevrez-vous les préceptes de sa bouche ou les lui dicterez-vous en retour? Ne commettez pas la même erreur que nous, décidez clairement des apanages et des privilèges que vous partagerez avec Allah. Si vous deviez débattre de vos affaires avec le maître du cosmos, vous comporterez-vous en diplomates habiles ou en raisonneurs bien décidés à ne pas céder d'un pouce au chapitre du remplissage de la tête de vos enfants?

En vérité, votre siècle ne pourra pas davantage se passer de poser la question de la nature des personnages imaginaires dont notre espèce peuple le vide de l'immensité que le XVIe siècle ne pouvait éviter de s'interroger sur les relations que la littérature et la poésie entretiennent avec les écrits censés couchés sur le papier par des sténographes du ciel. Mais l'Occident est trop fatigué pour prendre la relève de ses philosophes du XVIIIe siècle, tandis que l'islam vous place à la charnière du destin de l'encéphale du genre humain; et Tunis, se trouve au carrefour de la mutation cérébrale que le troisième millénaire attend de nous.

Vous êtes les ressuscités dont les phalanges défieront les prérogatives des anciens orchestrateurs du néant, vous êtes l'avant-garde de la pensée du monde. Déjà le ciel bat en retraite sous le feu de vos arguments. Voyez comme Zeus est un piètre dialecticien : sitôt que le plénipotentiaire que nos ancêtres avaient placés en veilleur dans le cosmos se trouve embarrassé par les contradictions dans lesquelles vous le faites choir, il s'entoure de brumes et de nuages. Avec quelle mauvaise foi il se dérobe sous prétexte que sa logique terrasserait la nôtre au point que nous n'aurions pas voix au chapitre!

8 - Une raison laïque au berceau

Mais, ici encore, évitez les erreurs dans lesquelles notre laïcité est tombée et apprenez votre destin à l'école de nos échecs. Car il se trouve que notre déraison a surpassé celle de nos idoles. Il me faut donc vous raconter comment nous avons été piégés par Napoléon 1er, qui a formulé en ces termes le principe, intangible à ses yeux, sur lequel nous bâtirions la laïcité à la française au sein de toutes les nations de la terre : "Le peuple français proclame l'existence de Dieu".

Vous voyez que, dès ses premiers pas, notre raison s'est montrée un enfant en bas âge, vous voyez que, de nos jours encore, vous vous trouvez pris dans le même piège que nous; car le péché originel que nous ne cessons de commettre à l'égard du dieu inconnu qui tente vainement de venir habiter notre conque cérébrale n'est autre que de dormir à poings fermés dans notre berceau. Raisonnez seulement une seconde, les enfants: ou bien Zeus existe et, dans ce cas, il est aussi vain et stupide de supposer que notre proclamation de le saluer en grande pompe ajouterait ou retrancherait quelque hochet à son Olympe, qu'il serait ridicule de faire exister le peuple palestinien en vertu de nos invocations. Et si aucune divinité ne flotte dans le temps et dans l'espace, quel cyclope, n'est-il pas vrai, qu'une nation française qui s'imaginerait que Zeus, Osiris, Wotan ou le peuple palestinien devraient leur essence et quintessence à un petit Gaulois perché sur ses ergots.

Or la chute du grand Corse dans le péché d'incohérence cérébrale dont le monde entier souffre depuis deux siècles s'est si bien gravée dans nos gènes et dans les vôtres que nos neurones s'en trouvent traqués de génération en génération. J'espère seulement que votre longue fraternité avec la France de la raison nous aidera à nous éclairer ensemble sur notre démence d'hier et sur notre sagesse de demain.

9 - Les phalanges macédoniennes de la pensée rationnelle

Ayez le courage qui nous a manqué, acceptez le principe selon lequel une laïcité qui n'oserait se poser la question de l'existence spécifique des dieux dans l'encéphale de l'humanité, une laïcité qui reculerait d'effroi devant son devoir intellectuel d'examiner la nature propre aux idoles d'hier et d'aujourd'hui dans les esprits, une laïcité qui s'interdirait de peser les mythes sacrés tels qu'ils existent sous nos crânes, ne saurait nous conduire ensemble à décrypter l'ambivalence politique des démocraties actuelles, qui mettent en scène un type nouveau de salut du monde - une annonciation, une intercession, une Liberté et une Justice portées sur les épaules du suffrage populaire et qui prendraient le relais des médiations précédentes. Si nous devions capituler avant la bataille sur la définition d'Allah qui nous attend, jamais nous ne deviendrions les phalanges macédoniennes de la pensée rationnelle et eschatologique de demain.

Certes vous serez les premiers apôtres laïcs de la liberté et de la justice logés dans le vide et pourtant à l'écoute d'Allah. Car votre révolution vous a d'ores et déjà engagés aux côtés du peuple palestinien, votre gouvernement s'est d'ores et déjà prononcé pour un Allah qui tiendra à ses opprimés un langage plus convaincant que celui de nos démocraties - il vous appartiendra de changer de tête afin d'entrer dans le vrai ciel d'Allah qui vous attend. Et maintenant, je dois vous rendre compte des sommes fabuleuses que la sotte proclamation inaugurale de Napoléon 1er nous a escroquée. Car, depuis plus de deux siècles, et faute de nous être posé plus sérieusement que Napoléon la question de savoir en quel sens nous devons comprendre que l'existence "réelle" de Dieu, de la Liberté ou de la Justice dépendent de notre décision de faire exister ces valeurs, notre science historique et notre connaissance des Etats errent dans le vide où notre seul interlocuteur véritable n'est autre que la vassalité intellectuelle et politique dans laquelle nos errements nous ont fait tomber. 

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