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La tentative d’union entre la Tunisie et la Libye en 1970

 

 La tentative d’union entre la Tunisie et la Libye en 1970

Le 1er septembre 1969, un colonel jusque là inconnu, Mouammar Kadhafi, renversant par un coup d’Etat le roi Idriss Senoussi, prend le pouvoir à Tripoli.
A Dakar, où je représente mon pays, je m’emploie aussitôt à dissiper les inquiétudes, car on craignait de voir la Tunisie entrer dans une période de turbulences.
On redoutait la poussée de l’idéologie nassérienne, à laquelle une Tunisie, déjà affaiblie par la crise “bensalhiste”, aurait du mal à résister.
Je soutiens que le renversement d’une monarchie vieillissante est trop récent pour avoir quelque effet immédiat, d’autant plus que les pays du Maghreb, et notamment la Tunisie, se sont forgé dans leur lutte d’indépendance un patriotisme exemplaire, capable de résister à toutes les pressions idéologiques.
Kadhafi, cependant, n’attend pas longtemps pour dévoiler son plan, et sa frénésie unitaire perturbera le Maghreb et le Moyen-Orient pendant toute la décennie 70.
Dès décembre 1969, moins de trois mois après sa prise du pouvoir, le nouveau leader libyen déclare :
-“C’est vers l’Orient arabe que me portent ma raison et mon cœur. En voulant créer une union maghrébine séparée, l’Algérie, la Tunisie et le Maroc risquent de retarder l’unité arabe et de rester longtemps tributaires de l’Europe”.
Il y a donc là une critique frontale de la politique officielle de nos trois pays ; une critique que le colonel concrétise, dès le 10 mars 1970 ; en décidant de quitter le comité permanent de coordination maghrébine (CPCM), créé en novembre 1964, à Tanger, pour harmoniser les politiques économiques des quatre pays nord-africains.
Le terrain, il faut le reconnaître, est habilement choisi.
Le CPCM n’avait jamais réellement fonctionné : économiquement, chaque pays persistait à se concentrer sur ses propres potentialités, la volonté politique faisait défaut, dans le temps même où l’on se concentrait encore sur la construction de l’Etat-nation et où tel ou tel chef d’Etat rêve d’assumer le leadership de la région, voire de la “nation arabe” ou du Tiers monde.
Le 18 avril 1970, Kadhafi persiste et déclare dans une conférence de presse à Alger :
-“Il n’existe ni Maghreb, ni Machrek, mais une nation arabe qui œuvre pour son unité de l’Atlantique au Golfe persique.”
Pour le confirmer, il se rend au Caire, le 10 juin, mais son impatience révolutionnaire et sa propension unitaire sont paradoxalement freinées par Nasser, traumatisé par l’échec de la fusion Egypte-Syrie en une “République arabe unie”, créée en 1958 et dissoute quatre ans plus tard.
De notre côté, curieusement, sans vraie concertation politique interne, c’est l’offensive de charme vis à vis de la Libye.
Du 19 au 24 juin, Ladgham et Masmoudi assistent, à Tripoli, aux fêtes d’évacuation, de l’ancienne base américaine de Wheelus. _ Ladgham rentre à Tunis le 23 ; Masmoudi reste encore une journée à Tripoli : il s’y entretient avec Kadhafi en présence de Nasser qui dira au leader libyen :
-“Maamer, ne commets pas la bêtise de te frotter aux Tunisiens. Je les connais bien. Ce sont des battants. Si tu veux un jour faire l’union avec un pays arabe, arrange-toi pour la faire avec les Tunisiens. Prends alors l’avis de Masmoudi, il te sera utile”.
Notre ministre des Affaires étrangères retourne encore en Libye en visite officielle du 11 au 16 août 1970.
Le 28 septembre, Nasser meurt brutalement. Kadhafi va se présenter, désormais, comme son héritier spirituel pour l’unification rapide du monde arabe.
Le 11 février 1971, en l’absence de Bourguiba, le colonel libyen arrive à Tunis, quelque peu “auto-invité”.
C’est son premier contact avec notre pays, et il ne faut pas le dissimuler, il émerveille nombre de nos compatriotes par le charme de sa jeunesse, sa prestance physique et l’éclat de sa tenue.
En lui, beaucoup retrouvent le nouveau héros arabe : celui qui effacerait les humiliations dues à Israël, qui relèverait le défi de l’Occident et rendrait sa fierté au monde arabe.
Dans sa visite en Tunisie, on voit le signe qu’il ne néglige plus le Maghreb.
Il se veut le messager, sans exclusive, de l’unité arabe ; il le confiera d’ailleurs plus tard, en 1973, à la journaliste Mireille Bianco
-“Il est normal que nous agissions en vue de l’unité arabe tous azimuts, que nous frappions à toutes les portes susceptibles à notre avis de s’ouvrir. La vocation de la Libye est d’être le Piémont-Sardaigne du monde arabe”.
Ministre de la Jeunesse et des sports à cette époque, je suis chargé par le parti, de lui organiser une réunion avec les jeunes et les cadres où il projette, sans nous le dire, de prêcher ses vues unitaires.
Dans son discours, le leader libyen présente, en effet, son pays comme un trait d’union entre le Maghreb et le Machrek, ajoutant que “la Tunisie jouirait toujours de sa confiance et de son appui, tant qu’elle resterait fidèle à la cause du monde arabe et de l’islam...”.
Nous sommes alors quelques-uns, parmi les proches de Bourguiba, à regretter qu’une telle intrusion ait pu avoir lieu en l’absence du chef de l’Etat et sans que soit définie, de façon claire, ni au gouvernement, ni à la commission supérieure du parti, la ligne politique de la Tunisie à l’égard des problèmes de la région.
Le confusionnisme est aussi patent chez notre voisin. Kadhafi qui a paru amorcer son retour dans le “bercail maghrébin”, va basculer à nouveau vers l’est, le 17 avril, avec un nouveau projet d’une union des républiques arabes regroupant la Syrie, l’Egypte et la Libye.
Mieux : au printemps 1972, le chef d’Etat libyen et le président égyptien, Sadate, se rendent ensemble à Alger où ils s’évertuent à exalter auprès de Boumediene la nécessité d’un axe arabe Le Caire Tripoli Alger pour “reprendre la Palestine et lutter contre l’impérialisme américain...”.
Il n’en faut pas plus à Bourguiba pour s’inquiéter de ce ballet et en pressentir les conséquences à plus ou moins long terme.
Aussi provoque-t-il une visite à Alger qu’il effectue en juin 1972, et reçoit-il triomphalement Boumediene à Tunis, un mois après, en juillet. Bourguiba est alors rassuré “momentanément” : Alger ne semble pas répondre aux sirènes unitaires de l’Orient.
Mais celles-ci, pourtant, ne fléchissent guère ; et le 2 août 1972, l’Egypte et la Libye annoncent entre elles, une fusion totale qui prendrait effet un an plus tard, le 1er septembre 1973.
Le scénario va encore s’enrichir : le colonel Kadhafi, dans la foulée de ce projet de fusion Egypto-libyenne, et dans l’espoir d’enrôler la Tunisie, revient en visite à Tunis, le 15 décembre.
Ce sera alors l’incident, devenu fameux, dit du “Palmarium” entre lui et Bourguiba.
Un incident dû à des circonstances tout à fait imprévues.
Notre hôte dont on redoutait les foucades, doit seulement s’adresser aux députés tunisiens, réunis en séance solennelle.
Mais, comme en 1971, il demande expressément à s’adresser à la jeunesse et aux cadres du pays.
On n’ose pas le lui refuser, et une réunion est organisée en hâte dans la grande salle du cinéma Le Palmarium, qui pouvait contenir plus de deux mille personnes, en l’occurrence des jeunes cadres du parti et de l’administration.
S’y ajoutent manifestement un certain nombre de Libyens venus spécialement par la route et qui s’attachent à créer l’ambiance.
Mouammer Kadhafi se lance, aussitôt, dans un grand appel aux jeunes générations.
Il commence, bien sûr, par un hommage à la Tunisie qu’il présente, un peu artificiellement, comme ayant été, depuis des siècles, un bastion de l’arabisme.
Mais, enchaîne-t-il : _ -“Les luttes de libération nationale doivent maintenant déboucher sur un combat pour l’édification d’une nation arabe unifiée, du Golfe à l’Atlantique.
-Les dirigeants doivent répondre aux aspirations des masses, et les monarchies sont moins capables de le faire que les régimes républicains qui doivent savoir briser avec le passé.
-En Tunisie, la frontière avec la Libye est artificielle, elle a été inventée par le colonialisme (...) Le monde arabe doit répondre au défi de certaines puissances étrangères, au premier chef les Etats-Unis”.
Bourguiba qui, depuis une heure, au palais de Carthage, écoute ce discours à la radio, n’y tient plus et décide d’aller porter la réplique.
Il noue mal ses chaussures, monte dans une voiture de police et entre en trombe au Palmarium, à la stupéfaction générale. _ Coupant presque la parole à son hôte abusif, il improvise une de ces harangues politique et historiques dans lesquelles il excelle, associant son destin personnel à celui de son pays, tout en insérant l’un et l’autre dans le mouvement des siècles.
En quelques phrases, il commence par apostropher un Kadhafi interloqué :
-“Bourguiba ne doit pas sa charge à une révolution ou à un coup d’Etat, mais à une lutte héroïque d’un demi-siècle, qui a été tout ensemble celle de la Tunisie.
-Et cela, pour une patrie tunisienne et non pour devenir un fragment d’on ne sait quelle nation arabe (...) Car depuis deux millénaires, depuis Carthage, le pays s’est forgé une personnalité propre (...) Ses frontières étaient déjà les mêmes au temps des Romains et l’Islam ne les a pas modifiées (...)”.
Après ces rappels historiques, où l’ironie se mêle à la condescendance, Bourguiba cite l’éphémère union de l’Egypte avec la Syrie, puis le projet d’union tripartite avec la Libye puis déclare :
-“L’unité arabe ? D’accord sur l’objectif final, mais la réalisation exige des délais (...) En 1967, quatre pays arabes ont été écrasés par Israël. La raison ? Les différences de niveau entre les civilisations, surtout dans le domaine technologique (...) Et nous lançons des défis ! Et nous voulons défier l’Amérique !(...) Le Président Kadhafi est venu ici préconiser l’unité arabe et va jusqu’à me proposer la présidence d’une République commune. Son dévouement et sa sincérité ne sont pas mises en doute, mais il manque d’expérience.
On peut, certes, concevoir une unité entre nos deux pays, mais toute action improvisée se solderait par un échec (...)”.
Dans l’immédiat, tout est dit.
Kadhafi, avant son départ, se borner, dans une conférence de presse, à rendre hommage à l’expérience de Bourguiba, en adressant ses “salutations au peuple tunisien qui a manifesté toute sa foi dans l’inéluctabilité de l’unité”.
Malgré l’incident, le communiqué final, élaboré en hâte par les deux diplomaties, a un côté spectaculaire :
-“Les deux parties considèrent le plateau continental comme une unité économique (...) tandis que les ressortissants des deux pays obtiennent le droit de circuler, de résider et d’acquérir des biens indifféremment dans l’un ou l’autre”.
Ce sont deux décisions fondamentales qui ne peuvent que contenter amplement Kadhafi et représenter pour lui l’amorce de la marche unitaire.
Les Tunisiens éclairés ont, dans leur ensemble, déploré la joute mais approuvé la réplique de Bourguiba.
Brusquement, les citoyens retrouvent leur héros, tout en s’attachant surtout aux aspects sensationnels de l’épisode.
Pour ma part, ambassadeur à Genève, je m’emploie à atténuer le côté “sacrilège”, qu’ont tendance à mettre en relief, mes interlocuteurs, en saluant le courage de Bourguiba.
Il ne sert à rien d’envenimer les choses et de provoquer les susceptibilités libyennes.
Il s’agit de dépasser la controverse personnelle entre Bourguiba et Kadhafi.
Cependant, nous nous posons bien des questions : quid du projet de fusion Egypte-Libye pour le 1er septembre 1973 ? La Libye pouvait-elle s’engager seule, sans la Tunisie ? Le plateau continental deviendra-t-il automatiquement tuniso-égypto-libyen, du fait de ces unions à l’est et à l’ouest ? Entre des décisions qui ne sont pas nécessairement compatibles, le calendrier est trop serré pour être crédible.
A l’étranger, les observateurs sont déroutés ; en Tunisie, la population est déconcertée.
D’autant plus que personne ne s’est risqué publiquement à lui expliquer le sens et la portée de tous ces projets.
Moi-même, à Genève, ne recevant aucun courrier à ce sujet, comme d’ailleurs toutes nos missions diplomatiques, je sais, par mes amis politiques restés à Tunis, qu’aucune vraie discussion ni aucune analyse approfondie n’ont eu lieu au bureau politique ou au gouvernement.
J’avance, officieusement, une seule explication : on veut jouer le jeu, pour calmer les ardeurs du leader libyen, afin de gagner du temps dans l’attente des évolutions inévitables.
Avec l’Algérie, Kadhafi, jusque là, s’est toujours montré plutôt circonspect.
Dans son discours du 7 octobre 1971, il avait déjà bien traduit l’ambiguïté de ses sentiments en déclarant :
-“J’adresse un appel fraternel, plein d’espoir et de respect à l’Algérie sœur et au frère de combat, Houari Boumediene, pour que l’Algérie combattante adopte une attitude positive à l’égard du problème de l’unité arabe et de la bataille historique que nous sommes en train de livrer”.
Son enthousiasme unificateur va l’emporter très vite, après ses “coups politiques” en Egypte et en Tunisie.
Le chef d’Etat libyen rencontre, en février 1973, à Constantine, le colonel Boumediene.
Un mois plus tard, le 29 mars, un deuxième sommet entre les deux hommes se tient à Tripoli, suivi dix jours après, le 7 avril, par un troisième à Hassi Messaoud, au Sahara algérien : lequel fait entrevoir finalement un nouveau projet d’union entre l’Algérie et la Libye.
Quant à nous, Tunisiens, ces trois sommets consécutifs et surtout la déclaration unitaire qui s’en est suivie nous plongent dans une perplexité non dénuée d’irritation.
Boumediene et Kadhafi, non seulement n’associent pas Bourguiba à leurs démarches, mais ne l’informent même pas.
Certains, néanmoins, admirent la prouesse de “l’artiste” libyen de tenter, sans désemparer, des projets unitaires tous azimuts et d’avoir réussi l’exploit en un temps si bref, de “décider” en principe d’unir son pays à la Tunisie, puis à l’Algérie, enfin, d’un autre côté avec l’Egypte.
D’autres, en revanche, ne voient là que des mots voués, rapidement, à être emportés par le vent de l’histoire.
En vérité, l’occasion est belle, dans nos quatre pays, de dénoncer ces slogans unitaires aussi creux que flamboyants ; puis de saisir l’opinion publique, de lui expliquer les enjeux, de susciter sa ferveur pour une politique audacieuse, ouvrant des perspectives sur des bases solides en vue d’une intégration, à travers des étapes raisonnables, de nos actions politiques et économiques.
Au lieu de cela, on se rend compte assez vite en Egypte comme en Tunisie et en Algérie, malgré les proclamations de circonstance, que les dirigeants sont partagés entre deux soucis : d’une part, contenir l’ardeur de Kadhafi sans le heurter de front et donc s’associer, en apparence, à son exaltation ; d’autre part, tenir compte de l’opinion publique qui, dans les trois pays, est encline à rêver d’un leader arabe charismatique susceptible de remplacer Nasser.
Le problème n’était pas pour autant résolu.
Dès le 1er septembre 1973, Bourguiba se rend à Tripoli pour les fêtes anniversaires de la révolution libyenne.
Il voulait en savoir plus, personnellement, sur les conciliabules entre Kadhafi et Saadate, relatives à leurs visées politiques sur le monde arabe.
A Tripoli, à la dernière minute, on annonce que le colonel Kadhafi, souffrant, ne pouvait se déplacer et que le défilé militaire se déroulerait sans lui.
En fait, le leader libyen est trop affecté par la renonciation de Saadate à venir à Tripoli, confirmant par là l’enterrement du projet unitaire entre la Libye et l’Egypte, qui aurait dû être proclamé, ce jour même, à Tripoli.
Ce n’en est pas moins un beau défilé qui impressionne Bourguiba par l’importance des forces exhibées à cette occasion.
Notre Président tient à se rendre au chevet de son hôte qu’il savait déçu et à qui il déclare :
-“Au Moyen-Orient, ce sont tous des Levantins (...) Votre union avec les Egyptiens, je n’y crois pas (...) Venez en Tunisie, ce sera plus sérieux”.
La formule reste, cependant, bien étrange, vu la réserve systématique de Bourguiba face au bouillant Kadhafi.

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