L'Alliance Israélite universelle
Créée au printemps de 1860, la Société de l'Alliance israélite universelle avait pour objet, dans la pensée de ses fondateurs :
1° De travailler partout à l'émancipation et aux progrès moraux des Israélites ;
2° De prêter un appui efficace à ceux qui souffrent pour leur qualité d'Israélite ;
3° D'encourager toute publication propre à amener ce résultat.
La profonde ignorance dans laquelle vivait à cette époque la plus grande partie des Israélites de l'Orient et de l'Afrique avait fait sentir la nécessité urgente de les relever par l'instruction ; mais rien ne pouvait laisser prévoir que l'Alliance israélite deviendrait, moins de quarante ans après sa fondation, une des plus grandes oeuvres d'éducation populaire dues à l'initiative privée, et fournirait une instruction méthodique et rationnelle à plus de 40 000 enfants répandus en Europe, en Asie et en Afrique.
On se bornera ici à tracer un tableau sommaire de l'activité de l'Alliance dans le domaine de l'éducation, laissant de côté tout ce que la Société a fait pour favoriser l'émancipation politique et morale des Israélites dans les divers pays où ils étaient l'objet d'inégalités sociales ou légales.
Chez les Israélites, l'instruction des enfants a été de tous temps considérée comme une sévère obligation, tant pour les parents que pour les chefs de la collectivité, et l'expérience avait montré aux Israélites de l'Occident que l'école était le principal agent d'émancipation politique et sociale et un puissant moyen de relèvement intellectuel. Aussi entrait-il dans le plan des fondateurs de l'Alliance de doter peu à peu d'institutions scolaires les populations israélites de l'Orient et de l'Afrique. Ils choisirent de préférence pour champ de leur action immédiate les pays musulmans ; c'étaient les plus arriérés, ceux où les gouvernements se souciaient le moins d'instruire le peuple ou de l'éclairer, et où, par suite, les Israélites avaient le moins de chances de se relever par leurs propres moyens.
Malgré la médiocrité de ses ressources, qui, dans les premières années, se composaient uniquement du produit des cotisations annuelles, l'Alliance entreprit en 1862 la création d'une école de garçons à Tétuan, au Maroc.
C'est alors qu'on se rendit compte de la difficulté et de la complexité de la tâche assumée. Où trouver des maîtres possédant la préparation pédagogique et présentant les garanties morales nécessaires pour réussir dans cette mission si nouvelle? Tout conspirait pour décourager les promoteurs de l'oeuvre. Les parents, ignorants et timorés, hésitaient à confier leurs enfants au maîtreétranger, qui, ne connaissant ni la langue, ni les moeurs, ni les usages locaux, inspirait une méfiance naturelle. Les esprits rétrogrades le représentaient comme chargé de détruire la religion et les pratiques de la foi. Enfin, la crainte des communautés juives d'avoir à s'imposer peut-être des sacrifices pour l'instruction fortifiait les résistances et les mauvaises volontés. Tous ces obstacles retardèrent quelque peu le développement de l'oeuvre naissante, mais ne purent en arrêter la croissance.
La faiblesse des ressources financières et la quasi-impossibilité de recruter des maîtres préparés à leur tâche furent les obstacles principaux ; c'est sur ces deux points que portèrent les premiers efforts de l'Alliance. Ils furent heureux. Des philanthropes généreux, frappés de la grandeur de l'entreprise et du bienfait énorme qu'on en pouvait attendre, mirent à la disposition de l'Alliance des ressources sérieuses.
D'autre part, la Société décida de former elle-même le personnel enseignant dont elle avait besoin, et créa à cet effet une Ecole normale à Paris. Cette institution "fut fondée en 1868 ; en 1880, elle fut reconnue d'utilité publique sous le titre d'Ecole normale israélite orientale. Cette école reçoit les meilleurs élèves des deux sexes des écoles primaires d'Orient et d'Afrique et les prépare à la carrière de l'enseignement. Une préparation d'un an suffit généralement aux élèves pour se présenter aux examens du brevet de capacité ; au bout de la troisième année, ils affrontent le brevet supérieur, et une quatrième année est consacrée à fortifier la culture générale et à préparer les futurs maîtres à leur mission spéciale. Le programme de l'Ecole normale comprend naturellement l'enseignement des diverses langues nécessaires dans les pays d'Orient et d'Afrique, l'hébreu, le turc, l'arabe, l'anglais, l'espagnol et l'allemand.
Les élèves de l'Ecole normale israélite orientale sont, en 1908, au nombre de 154, dont 79 garçons et 75 filles. Ils sont originaires des pays suivants : 62 de la. Turquie d'Europe, 46 de la Turquie d'Asie, 14 de la Perse, 6 de la Tripolitaine, 8 du Maroc, 15 de la Roumanie, 3 de la Bulgarie.
Bien que légalement et financièrement indépendante de l'Alliance, grâce à des libéralités spéciales de riches donateurs, l'Ecole normale forme en quelque sorte la clef de voûte de toute l'organisation scolaire de l'Alliance. C'est grâce à l'Ecole normale que le recrutement du personnel est assuré, et qu'on a pu résoudre ce problème particulièrement délicat de faire diriger les écoles par des maîtres qui en connaissent d'avance les besoins et les lacunes, et qui ne sont pas des étrangers pour les populations sur lesquelles ils doivent exercer leur action.
Après l'école de Tétuan, fondée en 1862, vint celle de Tanger en 1864, celle de Bagdad en 1865, celle d'Andrinople en 1867.
Pendant plusieurs années, les efforts de l'Alliance durent se borner à maintenir ces institutions. L'oeuvre reçut une impulsion nouvelle et définitive en 1875. A partir de ce moment, la progression est constante et rapide. Voici le tableau complet des écoles par pays à la date du 1er janvier 1908 :
Maroc. — Casablanca : 458 garçons, 241 filles, Fez : 220 garçons, 75 filles ; Larache : 169 garçons, 96 filles ; Marrakech : 255 garçons, 135 filles ; Mazagan : 152 garçons, 100 filles ; Mogador : 750 garçons, 200 filles ; Babat : 80 garçons ; Saffi : 144 garçons, 70 filles ; Tanger : 326 garçons, 362 filles ; Tétuan : 240 garçons, 345 filles.
Bulgarie. — Choumla : 172 garçons, 103 filles ; Roustchouk : 288 garçons, 250 filles ; Samacof : 247 garçons et filles ; Sofia : 974 garçons, 411 filles ; Tatar-Bazardjik : 418 garçons, 204 filles ; Varna : 201 garçons et filles.
Turquie d'Europe. — Andrinople : 1187 garçons, 548 filles ; Cavalla : 109 garçons, 142 filles ; Constantinople-Balata : 273 garçons, 364 filles ; Constantinople-Couscoundjouk : 218 garçons, 224 filles ; Constantinople-Galata : 460 garçons, 577 filles ; Constantinople-Haskeuy : 398 garçons, 366 filles ; Constantinople-Ortakeuy : 294 garçons, 266 filles ; Demotica : 172garçons et filles ; Gallipoli : 220 garçons, 113 filles ; Janina : 427 garçons, 163 filles ; Monastir : 356 garçons, 232 filles ; Preveza : 135 garçons ; Rhodes : 116 garçons, 189 filles ; Rodosto : 161 garçons ; Salonique : 1258 garçons, 825 filles ; Serrès : 138 garçons et filles ; Uskub : 187 garçons, 85 filles.
Turquie d'Asie. — 1° Asie Mineure. — Aïdin : 221 garçons, 90 filles ; Brousse : 329 garçons, 150 filles ; Cassaba : 96 garçons ; Dardanelles : 199 garçons, 164 filles ; Magnésie : 192 garçons, 116 filles ; Nazli : 80 garçons ; Smyrne : 900 garçons, 683 filles ; Tireh : 149 garçons.
2° Syrie. — Alep : 298 garçons, 195 filles ; Beyrouth : 297 garçons, 221 filles ; Caïffa : 195 garçons, 139 filles ; Damas : 1028 garçons, 232 filles ; Jaffa : 148 garçons ; Jérusalem : 720 garçons, 320 filles ; Safed : 96 garçons, 165 filles ; Saïda : 100 garçons et filles ; Tibériade : 128 garçons, 328 filles.
3° Mésopotamie. — Bagdad : 762 garçons, 417 filles ; Bassorah : 167 garçons ; Hillé : 132 garçons ; Mossoul : 300 garçons.
Tripolitaine. — Tripoli : 122 garçons, 179 filles.
Egypte. — Alexandrie : 132 garçons, 142 filles ; le Caire : 387 garçons, 294 filles ; Tantah : 105 garçons, 121 filles.
Tunisie. — Sfax : 174 garçons, 69 filles ; Sousse : 220 garçons ; Tunis : 1650 garçons, 792 filles.
Perse. — Bidjar : 85 garçons ; Chiraz : 305 garçons, 73 filles ; Hamadan : 476 garçons, 177 filles ; Ispahan : 314 garçons, 134 filles ; Kirmanchah : 125 garçons ; Nehavende : 70 garçons ; Senneh : 153 garçons, 63 filles ; Téhéran : 429 garçons, 145 filles ; Tussurcane : 75 garçons.
Algérie. — Alger : 438 garçons. 146 filles ; Constantine : 785 garçons et filles ; Oran : 130 garçons, 85 filles.
Organisation. — Les écoles n'ont pas une organisation uniforme, et il va sans dire que le niveau des études varie suivant les régions et même suivant les villes d'une même région. La langue française est la langue d'enseignement, sauf en Bulgarie où c'est la langue bulgare, et dans l'école Goldschmidt de Constantinople où c'est la langue allemande. Mais partout l'enseignement de la langue du pays, turc, arabe ou persan, tient une grande place ; au Maroc, l'espagnol et l'anglais sont enseignés comme langues secondaires ; en Egypte et en Mésopotamie, l'anglais ; l'allemand et l'italien dans de nombreuses écoles de la Turquie d'Europe.
Le programme en usage est celui des écoles primaires, mais avec des différences assez importantes inspirées par les nécessités locales ; c'est ainsi, par exemple, que dans certaines écoles du Maroc, dont les élèves sortants émigrent volontiers dans l'Amérique latine, la géographie et les conditions économiques et sociales de cette région sont l'objet d'une étude particulière.
Aux yeux de l'Alliance, l'école est destinée à ouvrir l'esprit des enfants plutôt qu'à le meubler. Les matières qui font spécialement appel à la mémoire sont donc reléguées au second plan, et c'est la formation des caractères qui est recommandée d'une manière toute particulière au zèle des professeurs.
Cette orientation donnée aux études n'empêche pas le niveau des connaissances dans les classes supérieures d'être sensiblement égal à celui des écoles primaires supérieures de France ou des Realschulen en Allemagne. Dans certaines régions et particulièrement là où les écoles ont déjà une existence assez longue, les élèves de première classe écrivent correctement en français, connaissent les grands faits de l'histoire générale et la géographie du monde, ont achevé l'arithmétique, possèdent des notions de géométrie, de physique et de chimie, savent lever un dessin ou un plan, écrire une lettre commerciale et comprendre une comptabilité.
Evidemment ce savoir peut paraître trop étendu ou trop ambitieux pour des enfants pauvres, mais il faut noter que les élèves des premières classes ont généralement de quatorze à quinze ans, et appartiennent le plus souvent à la catégorie des élèves aisés, puisque les pauvres n'ont guère les moyens de fréquenter l'école au delà de quatorze ans.
Le caractère nettement démocratique de l'oeuvre a toujours retenu l'Alliance de créer des écoles distinctes pour les riches et les pauvres. Mais ses écoles ne sont pas absolument gratuites, l'expérience lui ayant montré que les parents attachent d'autant plus de prix à l'instruction qu'elle n'est pas fournie gratuitement ; les indigents, les orphelins de père sans fortune, sont admis toutefois sens aucune rémunération, et, parmi les payants, nombreux sont ceux qui ne versent qu'un ecolage très minime.
Les écoles sont ouvertes aux enfants de tous les cultes ; aussi sont-elles fréquentées par plusieurs centaines d'enfants musulmans et chrétiens. Les enfants non israélites n'assistent pas aux cours d'hébreu et d'instruction religieuse, afin d'éviter même l'ombre d'un soupçon de prosélytisme.
En Turquie, le gouvernement, et, en Perse, les prêtres voient de mauvais oeil les enfants musulmans fréquenter les écoles juives ; mais les gouverneurs et autres personnages officiels sont les premiers à envoyer leurs enfants dans les écoles de 1 Alliance, tant à cause du caractère strictement neutre de l'enseignement qu'à cause de la valeur du personnel enseignant.
Le nombre des professeurs actuellement employés dans les écoles, et qui sont sortis de l'Ecole normale israélite orientale, est de 280 ; ils forment en quelque sorte l'ossature de toute la construction scolaire. A côté d'eux fonctionnent, en plus grand nombre, des professeurs d'hébreu, d'arabe, de turc, des maîtresses de couture et des moniteurs pour les petites classes ; tout ce personnel est généralement recruté sur place. Enfin, il y a les professeurs de langues occidentales, anglais, allemand, espagnol, italien, etc., qui viennent presque tous du dehors et, sauf exception, n'appartiennent pas au cadre permanent.
Nourriture et habillement. — Un don d'une rare générosité a permis à l'Alliance de fournir une fois par jour une nourriture substantielle à tous les enfants pauvres de ses écoles. Cette oeuvre d'une si grande utilité favorise particulièrement l'assiduité des enfants indigents. Le repas, pain compris, revient à près de 10 centimes, et la dépense totale s'élève à la somme de 100 000 francs par an.
Une somme de 30 000 à 40 000 francs est également affectée à l'habillement des élèves indigents. Les vêtements sont souvent confectionnés dans les classes supérieures des écoles de filles ou dans les ateliers annexés à ces écoles.
OEuvre professionnelle. — Comme l'école ne peut pas fournir un gagne-pain aux enfants pauvres, l'Alliance a organisé "apprentissage des métiers dans la plupart des localités où elle a créé des écoles ; environ 300 apprentis garçons sont placés tous les ans par ses soins.
Des ateliers pour travaux de femmes ont été fondés dans presque toutes les écoles de filles pour former des ouvrières dans les divers travaux de femme.
A Jérusalem, la Société a fondé une école professionnelle qui comprend 60 élèves internes et 50 externes avec 6 ateliers.
OEuvre agricole. — En vue de ramener les Israélites vers le travail de la terre, l'Alliance a fondé en 1870 à Jaffa (Palestine) une école agricole qui compte aujourd'hui 80 élèves internes. Les principales cultures enseignées sont les céréales, la vigne, les orangers. Devant les résultats favorables de cette oeuvre, l'Alliance décida d'en créer une analogue pour les Israélites de l'Afrique du Nord et, en 1895, elle réalisa ce projet à Djédéïda, près de Tunis, où la nouvelle école occupe une étendue de 4000 hectares ; elle compte 70 élèves, presque tous originaires de la Tunisie et de l'Algérie.
Budget. — Sur l'ensemble du budget de l'Alliance, les écoles primaires absorbent près de 900 000 francs Par an, les écoles normales préparatoires 150 000, apprentissage 200 000, et les écoles agricoles 170 000.
Jacques Bigart
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