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Le Juif du Koweït

Le Juif du Koweït

 

 

Mes origines musulmanes ne m’avaient guère préparé à une découverte aussi bouleversante.

par Mark Halawa

 

 

J’ai grandi au Koweït et j’y ai reçu tout ce que la vie a de meilleur à offrir. Mon père possédait une entreprise de construction florissante et pourvoyait au moindre de nos besoins. Cours de piano, natation, calligraphie, voyages aux quatre coins du globe ; rien n’était trop beau pour nous, ses cinq enfants. Bien que Musulmans comme tous nos concitoyens, nous étions totalement laïques et mon père faisait de son mieux pour nous protéger des gens religieux qu'il qualifiait de cinglés.

Tout au long de mon enfance, on m’a toujours dit que les Israéliens et les Juifs étaient les créatures les plus viles de la terre, dont la seule raison d’être était de nous exterminer, nous autres Arabes. En cours de maths, le prof nous interrogeait : « Si une roquette tue un nombre X de Juifs, combien 6 roquettes peuvent-elles en tuer ? »

Mon père était farouchement anti-israélien. C’était un produit typique de l'école de pensée de Nasser : laïc aux yeux de l’Islam, et pourtant profondément attaché à l'idée d’une grande confrérie arabe unie. Il percevait Israël comme un satellite américain placé dans un Moyen-Orient postcolonial.

Mon père était partisan de l'OLP depuis les années 1960 à l’époque où Yasser Arafat (qui fonda l'OLP durant son séjour au Koweït) ramassait des fonds auprès des Palestiniens aisés travaillant dans les États du Golfe. Mon père, alors ingénieur, participa d’ailleurs à un programme qui permettait à l'Association des Ingénieurs du Koweït de prélever à la source une somme de son salaire mensuel pour l’envoyer ensuite directement à l'OLP. Il insistait sur le fait que la guerre et la résistance étaient les seules manières de traiter avec Israël.

Durant l'été 1990, j'avais alors 12 ans, nos vies changèrent du tout au tout. Nous étions en vacances lorsque Saddam Hussein envahit et annexa le Koweït. L’entreprise de mon père - ainsi que la plupart du pays – fut littéralement ravagée. La valeur de nos économies fut réduite, du jour au lendemain, à celle de vulgaires bouts de papier. Ne pouvant retourner au Koweït, nous avons donc immigré au Canada. Mon père réussit à retourner clandestinement au Koweït, le temps de récupérer des documents d'affaires importants. Ceux-ci allaient plus tard se révéler utiles pour bénéficier de certaines compensations financières de la part d’un fond monétaire des Nations Unies.

Prières dans l’obscurité

De ma famille, je suis le seul à être resté au Canada. Mon père ne s’est jamais véritablement adapté à la vie du Nouveau Monde. Comme il avait conservé de bons contacts commerciaux en Jordanie, mes parents ont décidé de s’y installer. Tous mes frères et sœurs se sont également établis au Moyen-Orient.

Un soir, en 2003, j'étais en train d’étudier à la bibliothèque de l’Université de London Ontario, lorsque j’ai remarqué un homme d’un certain âge. Son accoutrement hassidique lui conférait l’apparence d’un Juif religieux. Ma curiosité s’est aussitôt éveillée et j’ai décidé de l’aborder : « Êtes-vous juif ? »

Il m’a répondu avec un sourire affable : « Non, mais j'aime bien m'habiller ainsi. » Je ne savais pas s'il plaisantait ou non. Tous les religieux que j'avais rencontrés dans le passé étaient plutôt du genre effrayant. Qui a dit que les Juifs avaient le sens de l’humour ?

Dr Yitzhak Block, c’était son nom, était un professeur de philosophie à la retraite. Nous avons échangé quelques mots, puis il m’a posé des questions sur ma famille. Mon histoire familiale est assez compliquée et la simple tentative de l’expliquer suffit à m’occasionner un mal de tête. Alors je lui ai simplement dit que j’étais un Arabe du Koweït, en précisant tout de même que ma grand-mère maternelle était juive.

Mes grands-parents maternels s’étaient en effet rencontrés à Jérusalem. Mon grand-père, un Arabe de Cisjordanie, servait alors dans l'armée jordanienne dans sa lutte contre les Sionistes. Il avait 18 ans et ma grand-mère 16 ans. Son père dirigeait une école à Jérusalem – cette même école dont elle escaladait le mur pour courir retrouver mon grand-père bien séduisant dans son uniforme. Ils étaient donc tombés amoureux, s’étaient mariés et avaient vécu pendant plusieurs années à Shechem (Naplouse).

Lorsque mon grand-père avait été dégagé de ses obligations militaires envers l'armée jordanienne, la famille avait déménagé au Koweït. Les profits de l’industrie pétrolière généraient d’énormes projets financiers, attirant de nombreuses sociétés de construction. C'est là que ma mère avait rencontré mon père et l’avait épousé.

Savoir que ma grand-mère était juive avait toujours suscité une certaine curiosité de ma part à l’égard des juifs. Ainsi, chaque fois que nous étions en vacances à Amman, en Jordanie, je ne manquais jamais de  regarder la chaîne israélienne – du moins en l’absence de mes parents. L'hymne national israélien était de loin ce que je préférais et je restais réveillé jusque tard dans la nuit  pour l’entendre à la fin de la diffusion des programmes télévisés.

Debout dans cette bibliothèque universitaire, ce Juif religieux m’a lancé un regard pénétrant avant de déclarer : « Selon l’Islam, tu es Musulman, puisque la religion se transmet passe par le père. Mais selon la loi juive, tu es Juif, puisque l'identité juive est transmise par la mère. »

J’ai été pris de vertige tandis que les souvenirs de mon enfance au Koweït affluaient peu à peu. Je me suis rappelé du nom étrange de ma grand-mère sur ses papiers, un nom que je n’avais jamais entendu  auparavant. Elle avait également un petit livre de prières avec des lettres hébraïques ; elle priait dans le noir en pleurant. (J’ai longtemps pensé que le nom « Mur des Lamentations » venait de là, puisque que les pleurs semblaient faire partie intégrante de la prière.)

Mis à part une vague légende familiale, ma grand-mère n'avait jamais fait allusion à quoi que soit qui fut juif – mais maintenant, les pièces se mettaient en place et le puzzle prenait forme. J’ai remercié le Dr Block pour notre conversation, et j’ai couru chez moi raconter toute cette histoire à mon colocataire. Il a répondu en souriant: « Tu es donc un Musul-Juif ! » Je n'ai pas trouvé sa plaisanterie drôle pour un sou.

Je suis allé dans ma chambre et j’ai appelé ma mère. Elle a nié en bloc toute cette histoire : « N'écoute pas ces gens-là. Nous sommes Musulmans, un point c'est tout. »

J’ai alors pris la décision d'appeler ma grand-mère pour en avoir le cœur net.

Pendant un certain moment, j’ai tourné autour du pot – après tout, cela faisait 50 ans qu’elle niait ce fait - et puis finalement, je me suis décidé à prendre le taureau par les cornes : « Grand-mère, dis-moi la vérité, es-tu Juive ? »

Elle ne m’a pas répondu directement mais s’est mise à pleurer en évoquant les années du conflit israélo-arabe. Elle m’a raconté comment son frère Zaki avait été tué à Jérusalem avant l’indépendance du pays. Pour moi, son témoignage constituait une confirmation suffisante de sa judéité et j’ai décidé d'en rester là.

Au cours des mois qui ont suivi, j’ai évité d’aborder tout ce qui touchait de près ou de loin au Judaïsme, en grande partie pour ne pas contrarier ma mère. Par ailleurs, je venais de finir mes études universitaires et ma carrière devenait ma principale priorité. L’idée de mon appartenance à une famille « mixte » suffisait à me tranquilliser.

Un torrent de larmes

Environ un an plus tard, alors que je faisais du roller dans mon quartier, j’ai fait une mauvaise chute et me suis tordu le poignet. La route était lisse et rien n’expliquait la raison de ma chute. Pris d’une étrange sensation, je me suis surpris à penser que l’on avait dû me pousser de Là-haut. Ces pensées étaient plutôt surprenantes car je ne verse pas généralement dans la spiritualité et je n'ai jamais eu de lien avec la religion. J'étais un adepte du culturisme, j’avais des tas d'amis, et j’étais à l’aube d’une carrière prometteuse d’agent de change international. Pourquoi une telle chose m’arrivait-elle ?

En raison de mon poignet immobilisé, j’ai été forcé de prendre quelques jours de congé. Le Dr Block avait mentionné le nom de sa synagogue lors de notre conversation. Aussi, le samedi matin, j’ai pris la décision d’aller inspecter les lieux en personne. J’étais quelque peu hésitant à l’idée d’être le seul originaire du Moyen-Orient dans une foule d’Occidentaux mais j’ai décidé néanmoins d’y aller

Je me suis fait déposer par un taxi devant la synagogue. La première personne que j’ai aperçue en entrant avait un air  vaguement hindou. L’homme m’a serré la main, m’a souhaité un « Chabbat Chalom » tout en me tendant une kippa. Ensuite j’ai vu un Noir, ce qui n’a pas manqué de me surprendre. Et puis Dr Block était là, parmi les autres fidèles.

On m’a tendu un livre de prières en m'indiquant la bonne page, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, toute l'assemblée a entonné Véchamérou : 

« Et les enfants d'Israël garderont le Chabbat, en signe d’alliance perpétuelle pour leurs générations futures. C’est un signe entre Moi et les enfants d'Israël, pour dire qu’en six jours, Dieu fit le ciel et la terre, et qu’Il se reposa le septième jour. »

Ce chant a remué une corde sensible en moi, comme si je l'avais déjà entendu quelque part. Je suis resté immobile au milieu de la salle, me remplissant des sons, des odeurs et du spectacle qui s’offrait à moi. Tout me paraissait entier, complet et parfait. C'était tout le contraire de ce j’avais pu entendre auparavant sur les Juifs ou le Judaïsme. Et c’est à ce moment que mes larmes se sont mises à couler sans aucune retenue.

C'était tout le contraire de ce que j'avais pu entendre sur les Juifs.

Une fois l’office terminé, je suis allé retrouver tout le monde pour le Kiddouch. Un couple égyptien était également là et nous avons partagé nos expériences personnelles. Des Juifs de toutes sortes étaient réunis et j'étais, moi aussi, une des pièces de cette mosaïque.

Après le Kiddouch, j’ai accepté l’invitation du Dr Block pour le déjeuner. Je lui ai confié : « Je ne peux pas croire que je suis ici, en train de chanter et prier en hébreu. Je n’aurais jamais pu m’imaginer une chose pareille ! »

Il m’a répondu en souriant : « Ce n'est pas si difficile à croire. Tout Juif nait avec une petite Torah et une petite Ménorah en lui. » Puis il a ajouté, après avoir fait peser son épaule sur la mienne « Il suffit qu’un autre Juif se heurte à lui pour l’éclairer, il n’en faut pas davantage. »

Rêves de paix

Mon intérêt pour le Judaïsme s'est accru de jour en jour. J’ai pris la décision d’étudier la Torah et de respecter le Chabbat. Je suis venu passer un mois en Israël. J’ai découvert le pays et j’ai également passé du temps à étudier à Aish HaTorah. Ce fut un véritable « retour aux sources ».

Je suis resté en contact étroit avec ma famille et mes amis. Ce sont des gens merveilleux que j’aime profondément. Pourtant, il m’est difficile de m'identifier à eux et ce, pour de nombreuses raisons. Dans le monde arabe circulent de nombreuses idées fausses et une grande désinformation au sujet d’Israël. J’ai décidé pour y remédier de développer un programme destiné à éduquer les Arabes sur les Juifs et le Judaïsme, et faire ainsi disparaitre les stéréotypes propagés par les médias et les écoles musulmanes. J'espère que mon profil, si particulier m’aidera à combler ce fossé, ne serait-ce qu’en partie.

Une autre manière pour moi d’y parvenir serait d’encourager l’établissement de relations économiques entre Israël et les pays arabes. Cela instaurerait des rapports de confiance et d’expériences partagées, qui pourraient contribuer à l'établissement d'une paix véritable et durable.

Un autre problème qui me préoccupe est le négationnisme dont fait preuve le monde arabe en ce qui concerne l’Holocauste. Je me suis rendu à Auschwitz l’été dernier et je travaille depuis sur la production du tout premier documentaire arabe sur la Shoah. Je veux expliquer aux Musulmans dans leur langage ce qui s'est passé avec exactitude.

Le conflit israélo-arabe donne souvent l’impression d’être insoluble. Pourtant, je crois fortement qu’il existe, dans le monde d'aujourd'hui, une réelle chance d’en voir la fin. Les Arabes ont de nos jours une éducation plus universelle, ce qui les rend plus ouverts et et éveille davantage leur curiosité. Par ailleurs, ils rencontrent des Israéliens et des Juifs dans leurs voyages autour du monde, détruisant ainsi leurs clichés et idées reçues. Et comme nous avons pu le constater lors des récentes manifestations en Iran, de nombreux jeunes dans le monde musulman aspirent au changement et à la mise en place de réformes. Et pour couronner le tout, ils ont désormais accès à l’Internet à haute vitesse qui ouvre toutes sortes de nouvelles voies de communication, et la possibilité de former de nouvelles amitiés sans restriction de frontières ou d’agendas politiques. Peut-être, du fait de ces raisons, un mouvement populaire pourrait-il se former, qui tendrait à améliorer les relations et qui sait, peut-être un jour à atteindre la paix.

Mes cousins juifs vivent tous au Moyen-Orient comme des Musulmans.

L'autre question qui nécessite une attention urgente est le nombre de mariages mixtes en Israël. L’histoire de ma grand-mère est malheureusement loin d’être unique. Beaucoup de jeunes filles juives se font séduire par des Arabes qui les emmènent vivre dans leurs villages. Leurs enfants et petits-enfants ne savent jamais la vérité, surtout avec les tensions politiques et les troubles émotionnels que cela pourrait causer à la famille. De nombreux Juifs sont donc à jamais perdus pour notre peuple. Ma mère a cinq sœurs, j'ai ainsi des dizaines de cousins, tous Juifs, vivant tous au Moyen-Orient comme des Musulmans. J'ai rencontré récemment un Israélien de septième génération, dont la cousine a épousé un Palestinien et qui vit maintenant en Arabie Saoudite. Ses descendants sont des Juifs qui vivent en Arabie Saoudite.

Toute ma famille sait que je suis devenu un Juif pratiquant et la plupart l’accepte sans problèmes. Je peux leur parler du Judaïsme et ils s’y intéressent poliment. Nous nous aimons et nous nous respectons. Pour sa part, mon père se montre réticent, la laïcité et la guerre contre Israël étant les deux piliers idéologiques de sa vie. Lorsque j'ai commencé à m'intéresser au Judaïsme, je ne le lui ai pas dit ouvertement. Nous étions en pleine discussion politique et j'ai mentionné que je soutenais l’existence de l'Etat d'Israël. Cela a donné lieu à un affrontement terrible et j'ai donc appris à ne discuter avec lui de ces questions que de manière indirecte. Je sais toujours quand je dépasse les bornes : il se met alors en colère et me traite de « sioniste ».

L'autre exception de taille – et ce n’est pas une surprise - est ma grand-mère. Je lui ai demandé à plusieurs reprises des précisions sur notre famille et ses origines mais elle refuse d'en parler. Le jour viendra peut-être où je découvrirai la clé qu'elle s'ouvre à moi.

Tout au long de ma jeunesse, on m’a dit que les Juifs étaient la source de tous les maux, qu’ils descendaient du singe et du porc. Mais j’avais d’un autre coté l'image de ma grand-mère priant avec une tendre dévotion et tenant dans ses mains son petit livre de prières en hébreu. Elle est la personne la plus douce que je connaisse et je me refuse à croire qu’elle soit issue d'un groupe d’assassins sanguinaires. Elle m'a donné une âme juive, et c’est elle qui, à sa manière, a maintenu en vie mon étincelle juive.

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