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Rabbin au féminin

Rabbin au féminin

 

 

Par Marie Lemonnier

 

Ses mains aux ongles cerise tracent dans l’air des volutes hypnotiques. Une danse du corps qui accompagne sa pensée agile. Une manière d’être au monde, en mouvement. Cette jeune femme rabbin – l’une des deux seules en France – n’envisage d’ailleurs la tradition religieuse qu’ainsi : à l’image de la vie, ce « subtil équilibre entre stabilité et changement ». En cette nuit de Chavouot, qui commémore le don de la Torah sur le mont Sinaï, une centaine de fidèles sont réunis pour son « café biblique », au centre du Mouvement juif libéral de France, dans le 15e arrondissement de Paris. Delphine Horvilleur a choisi pour sujet de discussion « la beauté du rabbin ». Un thème a priori audacieux, pour celle qui fut mannequin au temps de ses études de médecine en Israël et fit plusieurs fois la couverture des magazines. En fait, il s’agit de se demander, à partir d’un texte du Talmud, pourquoi l’étude ne garantit pas la beauté de celui qui étudie. « Comment peut-on lire ce texte aujourd’hui ? » demande-t-elle à un public captivé. Avant de préciser : « Même si la lecture sera différente demain matin… » Rabbi Horvilleur aime rire, comme Dieu d’après le proverbe. Mais c’est bien l’épaisseur polysémique du texte, sa capacité à offrir « un sens renouvelé à chaque lecture », qu’elle défend farouchement contre les « textolâtres » qui « calcifient » la pensée.

Dans un essai lumineux, « En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme » (qui vient de paraître chez Grasset), elle met à mal les interprétations fondamentalistes des textes religieux qui voudraient réduire la femme à son corps, entièrement « génitalisé », pour mieux la voiler et la « domestiquer ». Une exégèse au féminin, comme un passage obligé pour une femme rabbin à qui il arrive encore qu’on demande si elle peut officier durant ses règles !« La question n’est pas de savoir si les textes sont misogynes, il est d’ailleurs anachronique de le demander, mais si leurs interprètes le sont », assure-t-elle. Faites par des hommes entre hommes, les lectures religieuses souffrent assurément d’un « excès de testostérone ».

 

 

Des femmes que l’on incite à changer de trottoir dans certains quartiers ultraorthodoxes de Jérusalem ou à s’asseoir au fond d’un bus pour ne pas déranger les hommes, des visages féminins arrachés des affiches publicitaires, des femmes que l’on fait taire au prétexte que leur voix serait déjà une forme de nudité… « La multiplication de ces événements m’a convaincue qu’il était urgent que des voix s’élèvent au sein du monde religieux et explorent à nouveau ces notions de pudeur, de nudité et de genre, pour ne pas les laisser être kidnappées par des interprétations extrémistes, elles-mêmes obscènes. »

 

Pour Jacques Attali, qui l’a découverte à la synagogue de Beaugrenelle où elle officie depuis son ordination en mai 2008, Delphine Horvilleur « ouvre des perspectives révolutionnaires pour le texte. Elle a même instauré un office de shabbat en musique, qui est très apprécié ». Formée à New York, là où s’écrit la pensée juive contemporaine, là où le rabbinat se féminise depuis quarante ans et où le mouvement libéral est largement majoritaire, tandis qu’il semble toujours hérétique au Consistoire de France, elle est « un souffle pour le judaïsme français », estime son amie la romancière Clémence Boulouque, qui réside à Manhattan : « Elle a cette capacité à donner le petit coup de pied dans la fourmilière qui fait que les choses s’élèvent et ne stagnent pas. » Pascal Bruckner, qui l’a éditée, l’a toujours « encouragée à poser sa différence ». « Il faut dire que c’est bien la seule fois de ma vie qu’une jeune femme m’a dit vouloir devenir rabbin !» plaisante l’écrivain, qui l’a rencontrée alors qu’elle était encore journaliste à France 2.

 

À 38 ans, Delphine Horvilleur a déjà eu plusieurs vies. Un parcours « à virages » pour cette fille de Champagne, élevée à Epernay, dans une famille juive traditionaliste. Juifs d’Alsace-Lorraine du côté de son père, de ceux qu’on appelait les « Israélites », « amoureux de la République et de la laïcité ». Juifs des Carpates du côté maternel, arrivés dans l’est de la France à la sortie des camps. Elle se décrit en enfant « mystique », habitée par la question de la transcendance et de l’identité juive. Les fantômes de la Shoah pèsent sur la famille sous la forme d’un inquiétant silence. « Rien de tel pour transmettre que de taire, ça a renforcé toutes mes interrogations sur l’être juif. »

 

Bac scientifique en poche, elle arrive à Jérusalem en 1992, pendant les négociations des accords d’Oslo, qui suscitent l’espoir des jeunes militants de gauche, dont elle est. La « parenthèse enchantée » se referme brutalement en 1995 avec l’assassinat d’Yitzhak Rabin. « Un traumatisme. » Elle revient en France, sollicitée pour un stage de neurobiologie à l’Institut Pasteur, au côté de Jean-Pierre Changeux. « J’ai alors compris que je n’avais pas la patience du chercheur : mon esprit est plus papillonnant. » Au grand dam de son père, lui-même médecin, et de sa mère, professeur d’économie.

 

« Diplômée de l’école de journalisme du Celsa, elle est arrivée en stage au bureau de France 2, à Jérusalem, le jour où débutait la seconde intifada », se souvient Charles Enderlin. Trois mois plus tard, elle est intégrée à Paris. « Tous les hommes de la rédaction en étaient fous !raconte sa chef d’alors, la journaliste Frédérique Lantieri. Ils ont été très décontenancés face à sa vocation. » En 2003, en effet, Delphine décline un CDI pour aller dans une yeshiva américaine assouvir sa passion des textes sacrés : « À Paris, dit-elle, toutes les portes se fermaient devant une femme. Le judaïsme américain a été une révélation. »

 

Larry Hoffman, célèbre liturgiste du Hebrew Union College, le séminaire libéral où elle va étudier cinq années, vante « sa profondeur, sa sagacité, son intelligence du discours ». Au terme de sa scolarité, elle refuse le poste en or qu’on lui proposait à New York et choisit de retourner à Paris. Elle pressent qu’elle a un rôle à jouer en France. Le directeur de la Central Synagogue de Manhattan, le rabbin Peter Rubinstein se désole encore de son départ. Tout comme Ariel Weil, l’époux de Delphine Horvilleur – « le mari du rabbin », en somme (on ne dit pas rabbine !) –, qui fera le sacrifice de sa carrière américaine. « Mais le combat était inégal : qu’est-ce qu’une carrière face à une mission ? » soupire la victime consentante aux faux airs de Woody Allen.

 

Dans leur appartement du Marais, un monstre vert abandonné sur un guéridon du salon et des gazouillis échappés de la cuisine rappellent que le rabbin Horvilleur est aussi une maman de trois enfants. La petite dernière a 7 mois. L’aîné, Samuel, 7 ans. Il rêve de devenir pompier. « Et pourquoi pas rabbin ? » lui a demandé sa mère. « Parce que c’est un métier de fille !»

 

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