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Tunisie : faudra-t-il rendre leurs biens à Ben Ali et aux Trabelsi ?

Tunisie : faudra-t-il rendre leurs biens à Ben Ali et aux Trabelsi ?

 

Thierry Brésillon
Journaliste

 

Le 8 juin, une décision du Tribunal administratif a résonné comme un coup de tonnerre : le décret-loi du 14 mars 2011 confisquant le biens de cent quatorze personnes, dont le président déchu Ben Ali et les membres de la famille de Leila Trabelsi, a été annulé.

La justice administrative avait été saisie par neuf des cent quatorze personnes concernées, dont Belhassen Trabelsi, le frère de Leïla Trabelsi (l’épouse du Président déchu).

Les conséquences potentielles se sont avérées rapidement vertigineuses : non seulement, il faudrait leur restituer leurs biens, mais l’indemnisation des victimes de cette confiscation jugée illégale coûterait des milliards à l’Etat. Plus catastrophique encore, les quelque cent vingt décrets-loi pris par le gouvernement entre février et décembre 2011 pourraient être frappés de nullité, dont celui qui prévoit l’élection d’une Assemblée constituante.

Tout l’édifice juridique dont procède la nouvelle réalité politique issue de la transition, sapé par cette décision judiciaire, pourrait s’effondrer.

C’est encore loin d’être effectif, mais cette décision de Justice illustre à quel point la question de la confiscation des biens mal acquis sous l’ancien régime pèse encore sur les débats.

Ahmed Souab, président de Chambre de Cassation, membre de la Commission de confiscation (créée en mars 2011 pour récupérer au profit de l’Etat, les biens indument acquis), et jusqu’à la mi-avril, adjoint du premier Président du Tribunal administratif, a clarifié pour Rue89 les tenants et les aboutissants de ce jugement et le projet de révision de la procédure de confiscation.

Rue89 : Quels arguments juridiques ont permis d’annuler la décision de confiscation ?

Ahmed Souab : Les considérants du jugement ne sont pas encore publiés, mais on en connaît plus ou moins la teneur. Il y a trois niveaux d’analyse de ce jugement.

Pour mémoire, il faut préciser que le gouvernement avait reçu une délégation, en février 2011, du Parlement pour légiférer par décrets. C’est en vertu de cette délégation que les biens des clans proches de Ben Ali ont été confisqués.

• La compétence du juge administratif

Tout d’abord le juge administratif s’est reconnu compétent pour examiner un décret-loi, dans la mesure où c’est une autorité administrative qui l’a émis. Même si son contenu relève du domaine de la Loi, qui ne peut pas être attaquée en Justice.

Paradoxalement, c’est un progrès pour l’Etat de Droit. Jusqu’à présent, dans un contexte dictatorial, le juge administratif refusait de se prononcer sur un décret-loi.

• L’absence de validation par le Parlement

D’autre part, et c’est le point-clé de la décision, le Décret-Loi aurait dû être ratifié a posteriori par le Parlement. On ne connaît pas exactement le détail de la démonstration juridique, mais il existe en effet un principe général du Droit constitutionnel qui établit que toute décision de caractère législatif, prise le pouvoir exécutif, doit être validée par le Parlement. Là aussi, c’est un progrès pour l’Etat de Droit.

• Pas de jugement sur le fond

Cet argument de procédure étant suffisant, le juge n’a pas eu besoin de se prononcer sur la légalité interne du Décret-Loi, notamment sur l’atteinte au principe de présomption d’innocence ou la violation du droit de propriété.

Ce formalisme juridique revient-il sur le principe de la « légitimité révolutionnaire », retenu en 2011 ?

Le Tribunal administratif, effectivement, a une tradition technocratique de juridisme dur, indifférent aux conséquences humaines et sociales de ses décisions.

Il aurait pu faire prévaloir une autre approche et considérer que la période transitoire exceptionnelle était un élément supérieur de légalité, permettant de déroger à l’exigence d’une validation par le parlement.

Dans une décision de mars 2011, concernant le gel des émoluments et des avantages des membres du Parlement, il avait retenu le principe de la « légitimité révolutionnaire ». Mais le contexte a changé.

Quels sont les recours face à cette décision ?

Le gouvernement a annoncé son intention de faire appel, et cet appel suspend l’exécution de la décision. L’affaire ira probablement jusqu’en à la Cour de Cassation, qui sera amenée à rendre une décision de principe sur cette question.

Le bon sens juridique inciterait à considérer qu’en période de transition, la rigueur juridique s’efface derrière les nécessités politiques, et donc à infirmer le jugement. Mais s’il est confirmé, le Parlement devra alors être saisi pour valider tous les décrets-lois de cette période.

Dans l’immédiat, il ne serait pas opportun de procéder à cette validation. Ce serait reconnaitre l’illégalité de la confiscation et ouvrir la voie à des poursuites pour indemnisation. Ce serait aussi se priver de la possibilité d’obtenir une décision de principe qui casse le jugement.

Belhassen Trabelsi a fait publier dans la presse un avis annonçant que la propriété de ses biens lui revenait. Suite au jugement, l’Etat a-t-il perdu la propriété des biens confisqués en 2011 au profit de leurs anciens propriétaires ? 


Pas du tout. C’est une manœuvre d’intimidation, inspirée par des conseillers juridiques, destinée à faire pression sur les décideurs politiques et sur les magistrats. Le jugement en premier instance n’est susceptible d’exécution, et cette décision ne concerne que la légalité de l’acte administratif.

Pour qu’il puisse revendiquer la propriété des biens qui lui ont été confisqués, il faudrait déjà que le Décret-Loi soit invalidé par un jugement définitif. Ensuite, il devrait engager deux nouvelles batailles judiciaires : faire reconnaître que la confiscation des biens est en soi illégale et soumettre à la Justice son cas particulier.

Les gouvernements successifs étaient-ils informés de la nécessité de faire ratifer les décrets-lois de 2011 par l’Assemblée ?

Une chose est établie : le Tribunal administratif a interpelé cinq fois le Premier ministre, durant les quatre dernières années, pour l’alerter sur la nécessité de faire procéder à cette ratification.

D’autre part, il est avéré qu’un des Ministres du Domaine de l’Etat avait lui aussi interpelé le Premier ministre sur ce point. Il faut ajouter que l’Etat, qui était défendeur, n’était pas représenté au Tribunal administratif au moment de la plaidoirie.

Je ne sais pas s’il s’agit de dysfonctionnement ou d’une volonté de bloquer le processus de confiscation.

Quelle conséquence cette décision a-t-elle sur le processus de confiscation ?

La commission de confiscation a pour mandat de rechercher des prêtes-nom des cent quatorze personnes concernées, ainsi que les gens qui ont bénéficié d’avantages indus du fait de leur proximité avec les clans liés au pouvoir.

Depuis l’annonce du jugement, nous avons décidé de suspendre les confiscations et de nous en tenir à instruire les dossiers en cours.

Le Président de la République a évoqué la nécessité d’une réconciliation, notamment pour rassurer les milieux d’affaires qui s’estiment menacés par la Justice transitionnelle. Comment cette idée va-t-elle se traduire pour le processus de confiscation ?

Un projet de loi se sera élaboré pour réviser la procédure de confiscation afin de trouver un équilibre entre les nécessités de la Justice transitionnelle et de la reprise de la vie économique. Il faut un envoyer un message juridique et politique de conciliation.

La commission contre la corruption d’Abdelfatah Ben Amor, créée en 2011, n’est pas parvenue à clore le dossier. Le pôle financier est coincé. L’instance Vérité dignité est composée de gens revanchards ou qui ne sont pas neutres.

Il faut parvenir à faire la part des choses entre ceux qui sont concernés par la Justice transitionnelle et doivent rendre des comptes et ceux qui n’ont rien à craindre.

Il faudra peut-être retirer des noms de la liste des 114 personnes concernées par les confiscations et établir des critères objectifs les autres, le degré de parenté, la fonction…

Le ministre du Domaine de l’Etat a annoncé la formation d’unecommission pour élaborer ce projet de Loi. La décision du Tribunal administratif aura au moins eu le mérite de faire avancer ce dossier.

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