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Chroniques tunisiennes, par Gérard Hadad

Chroniques tunisiennes, par Gérard Hadad 

Je reviens au pays après trois mois d’absence. Le ciel bleu immaculé de l’été, miroir d’une immense espérance, a cédé la place à de gros nuages gris entre lesquels des coins de ciel bleu tentent de se faire une place. L’air est froid et humide entre deux averses qui semblent ne jamais devoir finir. Au moins, me dis-je avec ces réflexes d’agronome qui ne m’ont jamais quittés, la prochaine récolte sera bonne. Le sommet du Bou Kornine lui-même, disparait dans une légère brume. Ce flou général me donne d’emblée la tonalité de la situation. Il m’accompagnera tout au long de mon séjour, tout au long de la rédaction de ce reportage : comment trouver la parole juste qui éviterait le pessimisme paralysant et l’optimisme d’un amoureux qui pare de toutes les vertus l’objet de son amour?

De mes récents séjours, j’étais parvenu à l’analyse suivante : la révolution tunisienne s’inscrit dans un mouvement tectonique qui concerne l’ensemble du monde arabe et dont l’épicentre se trouve probablement au Moyen Orient. Depuis tant d’années l’ensemble de ces peuples croupissaient dans un « logiciel » à la tête duquel on trouvait un tyran plus ou moins éclairé soutenu par un appareil répressif musclé et cruel, d’un appareil judiciaire corrompu et d’une caste affairiste s’enrichissant par une exploitation éhontée et sans limite des richesses naturelles du pays, abrutis par une absence de liberté d’expression, voire de pensée, maintenant la population dans un sommeil de cauchemar peuplé de méchants étrangers, U.S.A., Israël, etc. Pour adoucir ce breuvage amer il suffisait apparemment d’y ajouter un zeste de nationalisme impuissant, une pincée de religion sous sa forme la plus rétrograde, enfin quelques jeux du cirque ou de football. En un mot, un mélange de totalitarisme et d’entreprise mafieuses.

Ce « logiciel » a fait du monde arabe un nain politique, militaire et scientifique sur la scène mondiale : quelles sont les grandes Universités arabes, les prix Nobel, les inventions, les brevets décrochés par ces pays ? Que l’on compare ce statut à celui de petits pays comme … la Corée du Sud.

Cet état d’infériorité, frustrant à l’extrême, s’est illustré aussi bien dans l’interminable conflit israélo-palestinien que dans la destruction sans coup férir d’un pays chargé d’une grande valeur symbolique , à savoir l’Irak dont le sol vit naître l’écriture et l’astronomie.

C’est ce logiciel paralysant que la révolution tunisienne a balayé. Pour le meilleur ou pour le pire ? Telle est la question posée à laquelle il faut tenter d’apporter un début de réponse.

Quand le homard perd sa carapace pour muer, il est légitimement saisi d’angoisse. Et pour pallier à cette angoisse le logiciel islamique, supposé amélioré du côté d’Ankara, a le charme des sirènes d’Homère.

Raouf, l’ami fidèle, est venu m’accueillir à l’aéroport. D’emblée, je lui pose l’impossible question : Comment va le pays ? - Le pays a « la gueule de bois », me répond-il.

Raouf, après avoir été industriel, a été saisi, la cinquantaine venue, par la passion de la photo. Depuis quelques mois il est habité par une nouvelle passion, celle de la politique. Je découvrirai très vite que tous les Tunisiens partagent aujourd’hui cette passion, autrefois réservée au seul football.

Quelques instants plus tard, autour d’une tasse de café, il me présente son analyse de la situation : « On s’est fait avoir, nous, les modernistes. On a fait joujou avec cette nouvelle liberté toute chaude, toute belle, que nous découvrions. Chacun y est allé de sa liste, de son micro-parti. De l’autre côté, Ennahda, des pros de la politique, une division blindée et disciplinée autour de ses chefs. Se sont présentées aux élections plusieurs milliers de listes ! Eh bien, ces listes faites de bric et de broc ont recueilli 1.300 .000 voix, des voies perdues, qui n’ont décroché aucun siège. Ennahda, avec seulement 1.400.000 voix a emporté près de 40% des sièges ! Ajoute à cela que la moitié du corps électoral n’est pas allée voter, que les partis « sérieux » ont recueilli plus d’un million des voix.

Personne ne conteste la victoire d’Ennahda, mais c’est une victoire fragile, nullement un raz-de-marée comme on l’a écrit, et ils le savent. Ils se sont donc alliés à deux partis dits modernistes, pour avoir la majorité. Mais ces deux partis, le CPR du nouveau et provisoire
Président Marzouki et l’Etakatol social-démocrate de Ben Jaafar, traversent tous deux une grave crise. Certains de leurs militants refusent le choix de leurs dirigeants qu’ils considèrent comme une alliance contre nature.

Et puis, il y a un peu partout des grèves, surtout dans la principale industrie du pays, les phosphates de Gafsa. Bref, l’économie est au plus mal. Ajoute à cela cette peste brune salafiste qui empuantit le pays, occupe la faculté de la Manouba, met la ville de Sejnane en coupe réglée et nous déshonore par ses slogans racistes. »

Déprimé par ce sombre tableau, je décide d’aller me coucher. La journée fut déjà bien longue. Un vrai marathon de rencontres m’attend.

J’ai un faible pour les chauffeurs de taxi tunisiens depuis cette nuit où l’un d’entre eux m’a ramené mon Iphone oublié sur le siège arrière de son véhicule chaotique, cet Iphone qui me sera volé quelques semaines plus tard à Paris, en plein jour, place de la République. Pour moi, les chauffeurs de taxis sont le thermomètre de l’humeur du peuple. La plupart ont voté Ennahda. Pourquoi ? Parce qu’ils sont des « craignants Dieu », une sorte de label de qualité. Il faut leur donner une chance , me dit l’un d’entre eux. On verra dans six mois. S’ils n’ont rien fait de bon, on descend dans la rue et on leur dit : « Dégage ! ».

Les Islamistes portent de surcroît l’auréole des martyrs. On découvre soudain les persécutions affreuses, les tortures innommables, dignes des nazis, qu’ils ont subies. J’entendrai souvent ce reproche justifié : vous, les défenseurs des droits de l’homme, qu’avez-vous dit et fait quand nous étions torturés, violés, enfermés dans de minuscules cellules, sans parler à qui que ce soit pendant des années ? C’est en effet la faute des démocrates de s’être tus devant ces faits, et cette faute se paye aujourd’hui. Ne pas partager des opinions, les combattre, doit aller de pair avec le respect de la personne que l’on combat, fut un des grands enseignements de mon maître Leibowitz. Sur ce plan-là, les islamistes méritent nos excuses et notre sympathie.

Mais six mois c’est long dans ce pays à bout de nerfs. Je constaterai, trois semaines plus tard que le capital d’expectative sympathique, le capital éthique supposé d’Ennahda a fondu comme neige au soleil. Il faut dire que le gouvernement ne cesse de multiplier les erreurs.

Voilà qu’un ministre de l’Enseignement supérieur,  excusez du peu, déclare que Bourguiba, le Père de la Nation qui a rendu au peuple sa dignité, si profondément aimé malgré son despotisme, n’était ni Tunisien, ni musulman, mais… un juif libyen ayant vendu le pays à Mendès France.

Voilà que Ghanouchi, le supposé intègre maitre spirituel d’Ennahda promeut son gendre, sans compétences particulières, comme Ministre des Affaires étrangères, et un autre parent Secrétaire d’Etat. Le népotisme chassé par la porte est déjà revenu par la fenêtre.

Entre temps, je déjeune avec un autre ami, le professeur en sociologie Mohammed Kerrou dont les analyses décalées, à contre-courant du discours dominant, jettent une lumière particulière sur la situation. Je lui fais part du pessimisme qui m’a d’emblée saisi.

« Et pourquoi ? Regarde autour de toi : tout fonctionne, les trains roulent, les avions volent, le téléphone marche… Moi, je suis optimiste. » Le grand mot est lâché : optimiste. Je découvrirai très vite qu’un grand clivage partage le peuple tunisien entre optimistes et
pessimistes. Optimiste, l’artiste Sadika Keskes, pourtant battue aux dernières élections, parce que « désormais tout est clair ». Optimiste, la journaliste Frida Dahmani, « parce qu’à présent nous jouons cartes sur table. »

L’optimisme de Kerrou est plus complexe.

« Méfie-toi de nos amis des banlieues huppées. Ils n’ont pas digéré leur défaite. Ils sont aigris et donc ils en rajoutent.
Nous vivons une expérience d’une portée considérable, une transformation en profondeur du monde arabe, et dans ce monde l’Islam est incontournable.
Comment permettre à cet Islam d’accéder à la modernité, à s’ouvrir aux autres ? Il faut donc aider nos islamistes modérés. C’est pourquoi, contrairement à beaucoup, j’approuve la décision de Marzouki et de Ben Jaafar de s’allier à eux. Il faut empêcher le parti dominant de réaliser son projet en leur montrant que celui-ci est impossible.

- Lequel ?

- Une déconstruction du bourguibisme. Bourguiba est la bête noire des islamistes, d’où les propos que tu connais. D’un autre côté, le bourguibisme est l’âme de ce pays, l’air qu’il respire. Le bourguibisme, c’est essentiellement trois choses : l’égalité des droits accordés aux femmes, le modernisme et l’ouverture. Crois-tu que les femmes tunisiennes, y compris islamistes, vont renoncer à leurs droits ? C’est mal les connaître. Que nous allons renoncer à l’ouverture au monde ? Il faut être fou. En conclusion, si tu considères isolément telle ou telle péripétie fâcheuse, tu ne comprendras rien à la situation. Il faut saisir le mouvement général, et ce mouvement est très rapide.

On reproche aux nouveaux ministres leur incompétence. C’est vrai en partie. Mais nous avons la chance d’avoir une administration solide qui fait tourner le pays en toute circonstance, des plans déjà esquissés, des cadres de qualité. C’est eux qui feront redémarrer l’économie, en piteux état, il faut le reconnaître. »

Ce raisonnable optimisme, Kerrou ne semblera plus l’afficher quelques semaines plus tard quand des journalistes, des universitaires seront molestés en pleine rue sans que la police
n’intervienne.

Economie en berne, voilà en tout cas un point sur lequel tout le monde est d’accord. J’en débattrai le jour même avec un éminent spécialiste de la chose, Radhi Meddeb.

Radhi Meddeb a fait les meilleures études en France et aux U.S.A. Polytechnique, Ecole des Mines, parmi celles qui me sont familières. De retour au pays, il fonde une Société d’Etudes, Comète.
Fortune faite, il décide, depuis la Révolution, de consacrer son intelligence et son énergie au service du pays. Il fonde pour cela une Association pour le Développement Solidaire (A.D.S.). Il faut dire qu’il y a dans ce pays, hors des partis et de l’Administration, de nombreuses initiatives jaillies de la société civile, des sortes d’ONG. Ainsi les réseaux des femmes organisés par Sadika Keskes à Ghar el Melh’ ou dans la région de Kasserine pour le développement de l’artisanat textile, réseaux qui regroupent déjà plusieurs centaines de femmes.

L’ADS de R. Meddeb est aussi une sorte d’ONG qui deviendra peut être un parti politique. Avec le concours de spécialistes triés sur le volet à partir d’un impressionnant carnet d’adresses, R. Meddeb a élaboré un plan complet et minutieux pour le redémarrage du pays. Ce plan est désormais consigné dans un volumineux et bel ouvrage largement distribué. L’homme est sympathique, ouvert, et inspire d’emblée la confiance par sa simplicité naturelle.

« Dans mon plan, je distingue les mesures urgentes, et elles sont chaque jour plus urgentes, pour donner du travail à la masse de nos chômeurs, et les mesures à moyen terme s’appuyant sur de profondes réformes. La notion de solidarité est essentielle dans le moment que nous traversons. Mon programme je l’offre à qui veut s’en saisir. A une
condition, qu’il soit pris dans la globalité de ses principes de modernité et de solidarité. »

Nous parlons du gouvernement pléthorique récemment nommé. Cette pléthore est due, selon lui, au fait que chaque membre de la troïka qui dirige le pays surveille les deux autres. Il a donc fallu tripler ou presque le nombre de ministres.

Que vise Radhi Meddeb avec ce projet à la coloration libérale et sociale démocrate à la fois ? A-t-il des ambitions présidentielles, comme certains le disent ?

Au petit matin, je décide de me rendre sur quelques uns des points chauds. Depuis des semaines, des grévistes campent devant le Parlement, au Bardo. Le mouvement s’est bien effrité, me disent des amis. Je m’y rends quand même.

Sur le trottoir, derrière une barrière métallique, des gens campent dans des tentes de fortune, malgré le froid hivernal, depuis des semaines. L’ensemble est hétéroclite : une mère entourée des siens est là pour protester contre l’emprisonnement qu’elle juge injustifié de son fils, une vingtaine de grévistes des mines de Gafsa, silencieux derrière leur banderole fixée aux arbres. Mais je suis attiré par une altercation qui oppose une jeune femme à un homme manifestement en grande colère. Il appartient à un groupe de chômeurs, anciens serveurs dans les hôtels de Sousse désormais fermés faute de touristes. La jeune femme porte l’accoutrement wahhabite, double foulard serré. Elle avait dit au chômeur :
Au lieu de manifester, vous devriez aller prier à la Mosquée. Oui, si j’étais sûr de trouver une fiche de paye en sortant de la Mosquée !
Blasphémateur ! a rétorqué la jeune femme au foulard wahhabite. Accusation grave qui sous des cieux saoudiens pourrait entrainer les plus graves châtiments et qui déclenche la fureur du chômeur. Blasphémateur, moi ? C’est vous, avec votre ridicule accoutrement, qui allez transformer tout le peuple en blasphémateurs ! Moi, Allah est dans mon cœur et dans ma tête, pas dans un déguisement vestimentaire. Je ne le mêle pas à nos petites histoires économiques. » Le chômeur ne se rend pas compte de la laïcité de son argument.

La journaliste Frida Dahmani m’a promis la visite d’un autre point chaud proche de Tunis, le quartier Enthadamen, lieu de graves événements pendant la Révolution. Ce serait devenu un fief salafiste.
« On ne sortira pas de la voiture, me prévient-elle, juste un petit tour. »
Enthadamen est le quartier qui posséderait la densité de population la plus élevée de Tunisie. Un Japon tunisien, m’a-t-on dit.

Que peut-on voir en un frustrant tour de voiture, quand on aimerait descendre et parler à la population ? D’abord l’absence totale de policiers et de soldats. La cité vit dans une sorte d’autogestion administrative. Tous les bâtiments brulés ont été repeints, les carcasses
brûlées, déplacées.

Mais où sont les salafistes ? Pas un voile intégral à l’horizon, pas de sinistre drapeau noir et même de nombreuses femmes qui nettoient leur devanture, leurs longs cheveux au vent. La cité n’est pas beaucoup plus sale que la plupart des villes tunisiennes. Il règne, dans ce qui est loin d’être un bidonville, un air de dignité incontestable. La dignité, karama, est un des attributs essentiels de tout Tunisien, quelle que soit sa classe sociale. Ce fut un des principaux slogans de la Révolution. Ce n’est qu’au moment de quitter le quartier que j’aperçois enfin un individu vêtu du kamis salafiste et une femme portant le voile intégral. Cela fait-il de cette agglomération un bastion de salafistes au couteau entre les dents ?

Un des charmes de la vie tunisienne, ce sont les longs moments passés entra amis autour d’un verre de thé, à refaire le monde. Je retrouve chez moi, un autre ami journaliste, Hassan Arfaoui. De quoi peut-on parler sinon de la situation du pays. Hassan lui aussi, situe la situation tunisienne dans son contexte arabe.

« Nous assistons à une revanche des bédouins sur les citadins. Les Saoudiens, les Qataris, sont des bédouins possédant des milliards et des chaînes de télévision comme Al Jazzera. La mentalité citadine telle que Bourguiba l’a incarnée, les agace et c’est un euphémisme.
Nous assistons à un déplacement du pouvoir des villes vers les campagnes à coups de pétrodollars et de chaînes satellitaires. Nos gens d’Ennahda ne sont que des bédouins, du moins leur chef, cet étrange Ghanouchi. Ils en portent l’idéologie.

Ajoute à cela de nombreux conflits internes qui ont été refoulés et que l’on croyait dépassés, comme celui qui opposa Bourguiba à Ben Youssef. Ils sont en train de faire retour. » Décidément, la pensée freudienne avec son concept de refoulement, est bien présente.

Nous nous attardons sur le mystérieux personnage de Ghanouchi, chef incontesté d’Ennahda. Il n’occupe aucune fonction officielle, et il prévoit même de renoncer au poste de président de son parti. Par humilité ? Surement pas puisqu’il est-il omniprésent dans toutes les manifestations officielles, comme s’il était le vrai chef de l’Etat ?
Veut-il jouer le rôle de l’ayatollah Khomeiny en Iran, celui de guide suprême de la révolution ? Ou celui de Ghaddafi, dans ses beaux jours, en Lybie ?

Quelques jours plus tard, j’entendrai le philosophe Hammadi Redissi, avoir cette cruelle formule à propos de Ghanouchi : C’est Khomeiny, mais sans l’appui du clergé chiite, ou Ghaddafi, mais sans les comités populaires !

Hammadi Redissi appartient, lui, au clan des pessimistes. C’est une des bêtes noires des islamistes. Il fut molesté par eux en pleine rue il y a quelques jours.

« La révolution tunisienne, me dit-il, a été faite par des jeunes, généreux, tolérants, sans aucun slogan religieux ou nationaliste, et nous avons hérité d’un gouvernement de vieux islamistes.
Tout vieux qu’ils soient, ces vieux sont particulièrement gourmands en postes ministériels. Ils prétendent s’inspirer de l’AKP turc. Mais l’AKP comptait de nombreux experts économiques. Les ministres d’Ennahda ne sont des avocats et des militants nommés non selon leur mérite, mais selon leurs années de prison.

Quel est leur programme économique ? Ils n’en ont pas. Ce serait un hyper libéralisme économique associé à un total conservatisme sociétal. Ils vont nous laisser quelques îlots de liberté autour de Sidi Bou Saïd, La Marsa. Ailleurs ce sera le conservatisme à outrance. En tout cas, ils ont six à huit mois pour relancer l’économie.
Sinon, il y aura de sérieux troubles sociaux. D’ailleurs, leur capital moral est déjà bien écorné après la nomination de ministres appartenant à la famille Ghanouchi. Et puis en défaveur de la démocratie et de la modernité, il y a le déclin de l’Occident, de son prestige auprès des masses qui croient que l’avenir est désormais vers l’est, et non vers le nord.

- Face au bloc islamiste, n’y a-t-il pas de contrepouvoirs ?

- Certes, ce sont les étudiants, les médias, la société civile et le syndicat UGTT. Il y a désormais une liberté d’expression et des médias comme nous n’en avons jamais connus, et Ennahda en est conscient. D’où leur agressivité envers la presse nouvelle, comme le quotidien Maghreb. N’oublions pas qu’ils n’ont recueilli recueilli que 22% du corps électoral, ou 37% de votants. Ces forces démocratiques ont déjà marqué des points à l’Université, en forçant le gouvernement à intervenir pour en déloger les salafistes, en protégeant le Code du Statut personnel, en obtenant l’indépendance de la Banque Centrale. »

Samy Ghorbal est lui aussi pessimiste. Ancien journaliste, il s’est jeté à corps perdu dans la campagne du Parti démocratique de Chebbi, pour lequel il éprouve une grande admiration.

« Chebbi est un homme remarquable. On l’a sali injustement pendant la campagne. »

Ghorbal est amer : « On a Ennahda pour trente ans.
Ils vont chausser les pantoufles chaudes du RCD de Ben Ali. »

Quant aux partis qui se sont alliés à eux, il n’hésite pas à les qualifier de « pétainistes » pour avoir signé un chèque en blanc aux islamistes.

« Tout cela est la faute de Ben Ali, lequel, tout en combattant l’islamisme politique, a ré-islamisé la société tunisienne. »

Lui aussi, ne voit d’espoir qu’en la société civile, laquelle, après avoir goûté à la liberté, ne s’en laissera pas facilement dépouiller.

Un des critères qui permet de juger de l’état d’une société, est celui du traitement accordé à ses minorités. La seule minorité en Tunisie, est celle de la petite communauté juive, reliquat d’une millénaire présence. D’une centaine de milliers d’âmes il y a cinquante ans,
il en reste, selon les estimations les plus optimistes, deux mille, la plus grande partie se trouvant à Djerba. A Tunis, elle est regroupée autour des deux derniers temples en fonctionnement. D’abord celui de l’imposante grande Synagogue de Tunis, qui a essuyé, il y a quelques mois, une manifestation salafiste dont les images ont fait le tour du monde. Ensuite la modeste synagogue de la Goulette, avec son vaillant rabbin Daniel Cohen. C’est ici que prie Roger Bismuth, président de la communauté juive, un vaillant octogénaire, industriel et vice président de l’UTICA, Union des Industriels Tunisiens. Bismuth est le vieux sage de cette communauté, dans ce pays qu’il n’a jamais quitté. Il est à présent secondé par ses enfants.

« La communauté juive n’a jamais été en danger. Elle n’a subi aucune exaction. La manifestation salafiste devant la grande synagogue dont on a tant parlé, n’a duré, montre en main, que cinq minutes.
J’étais sur les lieux et j’ai chronométré.

J’ai reçu puis j’ai été reçu par les dirigeants d’Ennahda. Ils m’ont donné des assurances. Jebali, le premier ministre, m’a fait très bonne impression, mais je suis beaucoup moins convaincu par son entourage. J’ai l’habitude de toujours dire ce que je pense. Il me semble donc nécessaire de dire que toutes les premières mesures économiques qui ont été prises par le nouveau gouvernement sont très mauvaises. »

La Goulette, outre sa synagogue et son foyer de vieux, c’est aussi le restaurant cacher Mamie Lily, qui occupe une vieille villa au charme désuet, noyée dans la verdure et animé par Jacob Lellouche.
Mamie Lily, c’est plus qu’un restaurant, c’est un lieu de rencontre et un lieu de mémoire. Jacob Lellouche, qui se présenta sans succès aux dernières élections, a crée une institution, Dar el Dekhra, La Maison du souvenir, celui du judaïsme tunisien. J’y donnerai quelques jours plus tard une conférence sur … les rites alimentaires.

Derrière ce militantisme, cette volonté farouche des derniers juifs de s’accrocher au pays natal tant aimé, il y a, perceptible, un fond d’angoisse. Mais cette angoisse n’est-elle pas aussi celle de tous les Tunisiens devant un avenir si incertain ?

A l’autre bout de la Tunisie, il y a Djerba, cette île qui a la propriété de distiller une mystérieuse détente dès que l’on foule son sol. l’aéroport. Mais notre avion a plus plus de deux heures de retard. J’en aurai l’explication à l’arrivée. Une grève et un sit-in organisé par des hôtesses et des stewards de Novelair, compagnie qui assure les liaisons aériennes intérieures. Celle-ci a fusionné avec Karthago qui appartenait à « la famille ». Une partie du personnel de cette dernière, a été licencié sans préavis, sans indemnité. Le comité de chomeurs m’invite à la buvette de l’aéroport pour m’expliquer leur situation. Ce sont des hommes et des femmes, soutiens de famille. Imen, hôtesse de l’air et jeune mariée, a reçu son licenciement comme cadeau de noces. Elle est au bord des larmes.
C’est la Tunisie des grèves, des sit-in, des chômeurs, la Tunisie de la misère. Le tourisme djerbien a pourtant moins souffert que celui du Cap Bon ou du Sahel, totalement sinistré, lui.

Je déambule dans le souk pour bavarder avec l’ami Yehouda, puis dans le quartier juif de Hara Kbira, chez Isaak, célèbre pour ses briks.

« Est-il vrai que les juifs de Djerba ont voté Ennahda ?

- Pas du tout. Chacun a voté comme il l’entendait. Mais pour la plupart, nous avons voté pour Ben Jaafar, que nous connaissons bien et apprécions. »

Djerba est sans doute la région la plus calme du pays. Les Djerbiens y veillent et contrôlent les deux seuls accès à l’île : le bac et la route romaine. Pas question d’y laisser entrer les troublions.
« Sans tourisme que deviendrions-nous ? » Mais ici aussi, malgré le calme absolu, dans la bijouterie comme dans les synagogues, une certaine angoisse est perceptible. On n’efface pas d’un trait une histoire millénaire.

Avant de quitter le pays, je prends rendez-vous avec Yadh Ben Achour, l’ancien Président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution. J’avais lu avec beaucoup d’intérêt son livre La deuxième fatiha, dans lequel l’éminent juriste s’efforce d’inscrire les droits de l’homme dans la problématique de l’Islam.
Optimiste ? Pessimiste ? Yadh Ben Achour est en tout cas très inquiet. « Le pays est à bout de souffle économiquement » fut sa première phrase. «
Comment répondre aux revendications, comment adoucir la misère de plus en plus apparente et longtemps camouflée ? La tension dans le pays est énorme, et les risques de remise en cause de la stabilité politique sont très sérieux. »

Est-ce spontanément ou par sympathie pour ma profession de psychiatre et pour mon dernier ouvrage, Yadh Ben Achour aborde les troubles psychiques que la dictature, puis la Révolution ont entraînés.

« On constate, me dit-il, l’apparition de nouvelles pathologies. Les admissions à l’hôpital psychiatrique Razi ont fortement augmenté. Il y a une sorte de dérégulation psychique, avec disparition de la pudeur qui caractérisait jusque là les Tunisiens. Je suis souvent abordé par des sortes d’illuminés qui me remettent des chemises renfermant des projets faramineux. Par exemple des projets de Constitution loufoques ou des projets architecturaux pharaoniques. J’ai de nombreux exemples de ce curieux phénomène.

- La révolution a-t-elle au moins nettoyé les tribunaux de la corruption qui caractérisait l’ancien régime ?

- Hélas ! il n’en est rien. »

Il est évident que la question de la santé mentale des acteurs de la scène politique tunisienne, question qui reste dans l’ombre, est d’une grande importance. Quelle peut être la structure mentale d’un homme qui a subi d’affreuses tortures, puis qui s’est trouvé isolé dans une cellule pendant des années ? C’est bien le cas de plusieurs ministres
actuels.

Au cours d’un Séminaire que je tiens dans le département de psychologie de l’Université, je demande à la dizaine de participants de parler de leur vécu d’une année de Révolution. La question ne me paraît pas d’une gravité particulière. Quelle ne fut ma surprise devant l’émotion déclenchée ! Une participante éclate en larmes, une autre déclare ne pas pouvoir exprimer ses émotions et son vécu trop vifs. Je prends alors la mesure de la souffrance psychique actuelle des Tunisiens derrière leur aménité et leur courtoisie.

La veille de mon départ, réception en grande pompe de Hanyeh, le dirigeant Hamas de Gaza. Sombre journée pour le peuple tunisien, pour le peuple palestinien, pour tous les hommes de bonne volonté ! Non à cause de cette réception elle-même mais pour la manifestation salafiste qui l’accompagna. On entendit ce cri qui rappelle fâcheusement celui des hordes brunes nazies : « Tuer les juifs est un devoir ! », scande-t-on. Quels juifs ? La poignée de Tunisiens juifs, désespérément accrochés à leur pays natal et sans autre défense que celle de la police de leur pays, étrangement passive ? Demain, dans la presse écrite et sur internet des intellectuels musulmans crieront leur dégout devant cette infamie.

Je repars comme je suis venu, oppressé par une multitude de questions sans réponse. Economie, fanatisme religieux meurtrier, comment la Tunisie se dégagera-t-elle du bourbier ?

J’ai au moins cette conviction que la Tunisie est une vraie démocratie, que sa révolution est une vraie révolution écartelée entre vents contraires, que les vrais démocrates ne se laisseront pas faire.

Ma conclusion je l’emprunterai à un mail pétillant d’ironie que m’a adressé le journaliste Guy Sitbon, mordu comme moi par une étrange passion pour ce curieux pays :

« Je me trouve à Tunis depuis deux semaines. Tout va très mal, tout va très bien. Révolution de plus en plus révolutionnaire. La perdra-t-on comme toutes les précédentes ? En entendant que « tuer les juifs était un devoir » [pour les Tunisiens], j’ai couru ici pour tester leur sens du devoir. Ils m’ont bien déçu. C’est tout juste s’ils ne deviennent pas
sionistes. » A n’y rien comprendre !

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Tous mes remerciements Monsieur Haddad pour ce reportage détaillé. Je vous écrit ces mots avant d'avoir terminé ma lecture. Je partage avec mes amis d'abord et je lirais la suite. Merci aussi à Harissa. Amitiés,

Camus

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